34.

Rude aventure ! Après l'hindi et l'ourdou péniblement déchiffrés grâce à l'étude comparée des traductions de l'Évangile, Paul Lambert avait entrepris de briser définitivement son isolement linguistique. Armé d'une grammaire, il s'attaqua matin et soir pendant une heure à la conquête de la langue bengalie. Par chance, il y avait au début de l'ouvrage un certain nombre de phrases bengalies traduites en anglais. En se référant aux noms de villes et autres noms propres, il put, comme précédemment pour l'hindi et l'ourdou, reconstituer l'alphabet bengali. Au chapitre de la prononciation, des dessins montraient pour chaque lettre la position de la langue par rapport au palais, aux dents et aux lèvres. Ainsi le O se prononçait avec le bout des lèvres légèrement entrouvert, mais la bouche fermée. Pour faire le son U, il fallait coincer la langue contre les dents du haut. C'était si compliqué qu'il dut aller au bazar de Howrah acheter un objet qui suscita la curiosité de ses voisins : un miroir. Ainsi équipé, il réussit progressivement à maîtriser la gymnastique des innombrables lettres aspirées qui font du bengali une langue que l'on parle en donnant l'impression d'être perpétuellement à bout de souffle. Ces efforts lui permirent de faire une constatation : « L'image que me renvoyait la glace n'avait rien de réjouissant. Mon crâne s'était largement dégarni et mes joues s'étaient creusées. Elles avaient pris la teinte grise du slum. »

Cette triste mine était le signe que d'indianisation du Français était en bonne voie. Un jour, ses voisins comprirent qu'elle était presque achevée. C'était à la fin d'une cérémonie de mariage. Des amis hindous venaient de marier leur dernière fille au fils d'un de ses voisins.

Lambert s'agenouilla devant le père et la mère pour faire ce qu'aucun étranger n'avait probablement jamais fait avant lui. Il se prosterna pour toucher leurs pieds et porta ses mains à sa tête. Par ce geste, il voulait leur dire : « Puisque ma petite sœur a épousé mon petit frère, vous êtes mes parents. Je suis entré dans votre famille. »

Ce soir-là, Lambert se rendit chez le bijoutier-usurier de sa ruelle. Il lui montra sa croix de métal avec les deux dates que sa mère y avait fait inscrire — celle de sa naissance et celle de son ordination —, et lui demanda de graver au-dessous le mot « Premanand » qu'il s'était choisi pour nom indien. En bengali, Premanand signifiait : « Bienheureux celui qui est aimé de Dieu. » Il pria le bijoutier de laisser de la place devant ce nom pour y graver, le moment venu, la troisième date la plus importante de sa vie. Car ce même jour, Lambert avait accompli une démarche officielle. Essentielle pour lui, cette démarche était incompréhensible pour des Indiens convaincus que rien ne peut changer la condition reçue à la naissance — sauf la mort et une autre incarnation. Il était allé remplir au ministère de l'Intérieur des formulaires afin de solliciter du gouvernement de l'Inde l'honneur de s'unir définitivement au peuple des pauvres de la Cité de la joie. Il avait demandé la nationalité indienne.

Ashish et Shanta Ghosh, le jeune couple hindou du Comité d'entraide, interrompirent un soir Lambert dans l'une de ses séances de mime linguistique devant son miroir.

Father, nous avons quelque chose à t'annoncer, dit le garçon en se frottant fiévreusement la barbe. Tu seras le premier à le savoir.

Lambert invita les jeunes gens à s'asseoir.

« Nous avons décidé de quitter le slum et de retourner au village. »

Sous son voile rouge imprimé, Shanta guettait la réaction du prêtre.

« Mon Dieu, pensa Lambert, c'est la plus grande nouvelle que j'apprends depuis mon arrivée dans ce pourrissoir. Si des gens commencent à reprendre le chemin des villages, nous sommes sauvés !» Il ne put cacher sa joie.

—Qu'est-ce qui vous a...

—Cela fait trois ans que nous économisons sou à sou, enchaîna Shanta. Et nous avons pu acheter un hectare de bonne terre proche du village à un hindou qui avait besoin d'argent pour marier sa fille.

—Nous allons faire creuser un bassin pour élever des poissons, expliqua son mari.

—Et l'eau nous permettra d'irriguer et d'obtenir une deuxième récolte de saison sèche, ajouta Shanta.

Lambert sentait qu'une sorte de miracle s'accomplissait devant lui. Le miracle auquel rêvaient les millions de crève-la-faim qui avaient dû fuir leur campagne et trouver refuge à Calcutta.

—Shanta partira d'abord avec les enfants, dit Ashish. Elle sèmera et repiquera le riz. Je resterai pour gagner encore un peu d'argent. Si la première moisson est satisfaisante, je m'en irai à mon tour.

Les beaux yeux noirs de la jeune femme brillaient dans l'ombre comme des braises.

—Nous voudrions surtout que notre retour apporte quelque chose aux habitants du village, quelque chose qui fasse souffler...

—... un vent nouveau, dit son mari. La terre du Bengale pourrait donner trois récoltes si elle était bien irriguée. J'essaierai de créer une coopérative.

—Et moi, un atelier d'artisanat pour les femmes. Les yeux mi-clos, son miroir sur les genoux, Lambert écoutait, émerveillé.

—Que Dieu vous bénisse, dit-il enfin, car pour une fois, ce sera d'un slum qu'arriveront la lumière et l'espoir.

La cité de la joie
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