64.

« Ils entrèrent dans la courée comme des loque--, se souviendra Paul Lambert. Son pagne de ton relevé entre des jambes maigres comme des allumettes, le père marchait en portant sur la tête le panier qui contenait les biens de la famille : un chula, quelques ustensiles, un seau, un peu de linge et les habits de fête enveloppés dans du papier journal attaché avec de la ficelle. C'était un petit homme frêle avec une épaisse moustache tombante, des cheveux poivre et sel et un visage mal rasé creusé de rides. Quelque chose de souple dans la démarche révélait qu'il devait être plus jeune qu'il ne paraissait. Derrière lui, les yeux baissés, son voile rabattu sur le front, trottinait une femme au teint clair vêtue d'un sari orange. Elle tenait contre sa hanche le dernier-né de la famille, un petit garçon décharné aux cheveux ras. Une jeune fille tête nue avec deux longues nattes ainsi que deux garçons de quatorze et dix ans suivaient, la tête baissée, l'air craintif. On aurait dit un troupeau de chèvres que l'on conduisait chez le boucher. »

Fils du miracle attendait Hasari et sa famille à l'entrée de leur nouveau logement conquis de haute lutte. Il avait fait décorer le sol d'un parterre de rangoli. Les habitants de la courée firent aussitôt cercle autour des nouveaux arrivants un peu éberlués et le chauffeur de taxi se chargea des présentations. Il avait acheté plusieurs bouteilles de bangla au débit clandestin du Parrain. Les verres circulèrent de main en main. Le doyen de la courée dit quelques mots de bienvenue et choqua son verre contre celui d'Hasari qui n'en revenait pas de cet accueil. «Après toutes ces années de souffrance, c'était comme si Bhâgavan1 m'avait subitement ouvert les portes du paradis. » Paul Lambert ne fut pas le dernier à participer à la petite fête. Avec les eunuques, les Pal étaient maintenant ses plus proches voisins. Et ses entrailles avaient survécu à tant d'agressions qu'elles pouvaient encore supporter quelques gorgées d'alcool-poison, même en pleine chaleur. Mais tous n'avaient pas la même endurance. Lambert vit les prunelles d'Hasari se dilater et prendre une curieuse couleur blanchâtre. Avant que personne n'ait eu le temps de faire un geste, le tireur de rickshaw chancela et tomba sur le sol telle une toupie privée d'élan. Son corps fut secoué d'une série de convulsions. Son cou et ses joues se gonflèrent comme s'il voulait vomir. Lambert, à genoux, lui souleva la tête.

— Crache, crache cette saloperie, l'exhorta-t-il. — II vit les lèvres s'entrouvrir au-dessous de l'épaisse moustache. — Crache, vieux frère, crache ! répéta-t-il.

Il entendit un gargouillement et vit de l'écume rougeâtre apparaître entre les commissures.

Les habitants de la courée comprirent alors que ce n'était pas le bangla de leur fête de bienvenue que vomissait leur nouveau voisin. Lui aussi avait la fièvre rouge.

Ce soir-là, alors que le disque du soleil s'évanouissait au-dessus du tapis de fumée qui emprisonnait le slum, un bruit de trompe arracha Lambert à sa méditation devant l'image du Saint Suaire. Ce bruit lui était aussi familier que les croassements des corneilles mantelées. Dès qu'il avait repris connaissance, Hasari avait décidé d'honorer d'une puja son nouveau logement. Il avait placé des bâtonnets d'encens dans les gonds de la porte et aux quatre coins de la pièce. Puis, comme les milliards d'indiens l'avaient fait chaque soir depuis l'aube de l'humanité, il avait soufflé dans une conque pour attirer sur lui et les siens

« les esprits bienveillants de nuit». Lambert pria avec ferveur pour que cet prière soit entendu. « Mais, depuis quelque temps, dieux du slum semblaient souffrir d'une cruelle _ .lité. »

Bien qu'il y eût moins de risques à dormir au milieu d'eunuques qu'auprès d'un tuberculeux bacillaire, le Grand Frère Paul n'eut aucune hésita-_ : il offrit à Hasari et à son fils aîné de partager le arceau de véranda devant sa chambre. Les Pal étaient en effet trop nombreux pour s'allonger tous devant leur logement, et l'étouffante chaleur de ces semaines d'avant-mousson rendait tout sommeil impossible à l'intérieur des taudis.

Lambert ne savait pas oublier cette première nuit à côté de son nouveau voisin. Non seulement à cause de l'impressionnant bruit de forge que faisaient ses poumons à chaque respiration, mais surtout à cause des confidences qu'il allait recevoir. A peine étendu sur le J, Hasari se tourna vers le prêtre.

Ne t'endors pas tout de suite, Grand Frère, supplia-t-il, il faut que je te parle. Lambert avait maintes fois entendu ce genre de licitations émanant parfois d'inconnus.

Je t'écoute, mon frère, dit-il avec chaleur. Hasari parut hésiter.

—Je sais que mon châkrâ va bientôt s'arrêter de tourner dans cette vie, déclara-t-il.

Lambert connaissait bien le sens de ces mots qui exprimaient la prescience d'une fin prochaine. Il protesta pour la forme ; depuis la crise de l'après-midi, il savait qu'hélas ni Max ni personne ne pourraient sauver ce malheureux.

—La mort ne me fait pas peur, continua Hasari. J'en ai tellement bavé depuis que j'ai quitté mon village que je suis à peu près sûr... Il hésita encore : A peu près sûr que mon karma est aujourd'hui moins lourd, et qu'il me fera renaître dans une incarnation meilleure.

Lambert avait souvent décelé cette espérance dans les réflexions des mourants qu'il avait assistés ici dans le slum. Elle avait sur eux un effet apaisant. Mais cette nuit, c'était d'autre chose que voulait parler Hasari Pal.

—Grand Frère, reprit l'ancien paysan en se redressant sur ses coudes, je ne veux pas mourir avant d'avoir...

Il s'étouffa, secoué par une quinte de toux. Lambert lui frappa dans le dos. De tous côtés montaient les ronflements des dormeurs. Au loin, on entendait des cris, et les beuglements d'un haut-parleur : il y avait une fête quelque part. De longues minutes s'écoulèrent. Le Français se demanda quelle préoccupation subite pouvait bien agiter son voisin à cette heure tardive. Il n'allait pas tarder à le découvrir.

—Grand Frère Paul, je ne peux pas mourir avant d'avoir trouvé un mari pour ma fille.

Marier sa fille : il n'y a pas de plus grande obsession pour un père indien. Amrita, la fille du tireur de rickshaw, n'avait pourtant que seize ans. Si les cruelles années sur les trottoirs et dans le bidonville n'avaient pas altéré sa fraîcheur, le sérieux de son regard disait qu'elle n'était plus une enfant depuis longtemps. Le rôle de fille est ingrat dans la société indienne.

Aucune charge domestique, aucune corvée ne lui est épargnée. Debout avant les autres, couchée la dernière, elle mène une vie d'esclave. Maman avant d'être mère, Amrita avait élevé ses frères. Elle avait guidé leurs premiers pas, cherché leur nourriture dans les ordures des hôtels, cousu les guenilles qui leur servaient de vêtements, massé leurs membres décharnés, organisé leurs jeux, épouillé leur tête. Dès son plus jeune âge, sa mère l'avait inlassablement préparée au seul grand événement de son existence, celui qui, durant toute une journée, ferait de cet enfant de misère le point de mire et l'objet de toutes les conversations du petit monde des pauvres qui l'entourait : son mariage, toute son éducation tendait vers ce but. Les campements sur les trottoirs, la cahute de planches et de cartons de leur premier bidonville avaient été pour elle autant de centres d'apprentissage où lui avait été enseigné tout ce que doit savoir une mère de famille modèle et une bonne épouse. Comme tous es parents indiens, les Pal étaient conscients qu'ils seraient un jour jugés sur la façon dont leur fille se comporterait dans la maison de son mari. Et comme sa conduite ne devait être que soumission, Amrita avait été entraînée dès son plus jeune âge à renoncer ' ses goûts et à ses jeux pour servir ses parents et ses ères, ce qu'elle avait toujours fait avec le sourire, depuis sa toute petite enfance, elle avait accepté la conception indienne du mariage. Hasari dira un jour à Lambert : « Ma fille n'est pas à moi. Elle m'a seulement été prêtée par Dieu jusqu'à son mariage. Elle appartient au garçon qui sera son mari. »

La coutume indienne veut qu'une fille soit en général mariée bien avant la puberté, d'où ces « mariages » d'enfants qui paraissent si barbares aux Occidentaux insuffisamment informés. Car il ne s'agit que d'un rite. Le vrai mariage ne vient qu'après l'apparition des premières règles. Quand elles ont lieu, le père de la « mariée » se rend chez le père du «

marié » et lui annonce que sa fille peut désormais enfanter. Une cérémonie de mariage définitif est organisée et c'est alors seulement que la jeune fille quitte le domicile de ses parents pour aller vivre avec le garçon auquel elle était « mariée » depuis des années.

La fille d'un pauvre tireur de rickshaw n'étant pas un parti bien enviable, les premières règles d'Amrita étaient arrivées sans qu'elle fût « mariée », presque à la veille de son onzième anniversaire. Comme le voulait la tradition, la fillette avait abandonné sa jupe et sa chemisette d'enfant pour le sari des adultes. Mais il n'y avait pas eu de fête sur le bout de trottoir qu'occupaient les Pal. Sa mère avait simplement enveloppé dans une feuille de journal le morceau de chiffon qui avait épongé le premier sang. Quand Amrita se marierait, elle et toute sa famille porteraient ce linge au Gange et l'immergeraient dans les eaux sacrées pour que la fertilité bénisse la nouvelle épouse. Afin que ce jour béni puisse survenir sans retard, Hasari devait se hâter de résoudre un problème. Un problème clef.

Comme son père avant lui pour ses sœurs, comme des millions de pères indiens pour leurs filles, il devait réunir une dot. Indira Gandhi avait bien interdit cette coutume ancestrale. Il n'empêche qu'elle se perpétuait, plus tyrannique que jamais. « Je ne peux quand même pas donner ma fille à un paralytique, un aveugle ou un lépreux ! » dira Hasari à Lambert. Car seuls ces déshérités consentaient à prendre en mariage une fille sans dot. Le pauvre homme ne cessait de faire toutes sortes de calculs. Ils aboutissaient toujours au même chiffre fatidique : cinq mille roupies. Telle était la somme qu'il devait rassembler pour que le garçon le plus modeste acceptât sa fille. Cinq mille roupies ! Le produit de deux années entières de courses entre les brancards de son rickshaw, ou toute une vie de dettes chez les mohajan du slum. Mais quelle vie, quelles courses ? « Quand on crache rouge, on regarde le soleil se lever en se demandant si on le verra se coucher. »

Lambert confia son nouveau voisin à Max. Le jeune médecin lui administra un traitement énergique à base d'antibiotiques et de vitamines. L'effet sur cet organisme vierge de toute accoutumance aux médicaments fut spectaculaire. Les quintes de toux s'espacèrent et il retrouva assez de force pour recommencer à tirer sa carriole dans la fournaise humide des semaines de pré-mousson. Les rickshaws étant les seuls véhicules à pouvoir circuler dans les rues inondées de Calcutta, l'imminente arrivée du déluge annuel lui apportait la perspective de gains accrus. Mais ce serait insuffisant pour parvenir à réunir les cinq mille roupies indispensables.

C'est alors que la chance frappa sous la forme d'une rencontre fortuite avec un de ces «

intermédiaires » qui rôdent tels des vautours à la recherche de quelque affaire. Hasari se trouvait devant l'agence de la compagnie aérienne S.A.S. au coin de Park Street, où, épuisé, il venait de décharger deux dames et de lourdes valises. Victime d'une brusque quinte de toux qui le secoua comme un roseau dans une tornade, il était si mal en point que deux autres tireurs se précipitèrent pour l'aider à s'allonger sur le siège de sa carriole. Un visage grêlé de petite vérole apparut soudain au-dessus du sien. Ses yeux étaient pleins de sympathie.

— Dis donc, l'ami, lança l'inconnu, ça n'a pas l'air d'aller très fort !

Cette interpellation amicale réconforta Hasari : il n'y a pas tellement de gens qui vous traitent d'« ami » dans cette ville inhumaine. Une nouvelle quinte de toux le secoua violemment et il cracha encore du sang.

—Ça ne doit pas être du gâteau de tirer une de ces carrioles quand on crache ses éponges !

s'apitoya l'homme.

Hasari hocha la tête.

—Ça, c'est bien vrai.

—Que dirais-tu si je t'offrais d'empocher sans rien faire autant d'argent que tu en gagnes en suant pendant deux mois entre tes brancards ? demanda alors l'inconnu.

—Autant d'argent que... bredouilla Hasari, médusé. Oh, je dirais que vous êtes le dieu Hanuman en personne. (Il se souvint du middleman qui l'avait un jour abordé dans le Barra Bazar :) « Si c'est mon sang qui vous intéresse, vous vous trompez de client, annonça-t-il tristement. Mon sang, même les vautours n'en voudraient plus. Il est pourri. »

—C'est pas ton sang que je veux. Ce sont tes os.

—Mes os ?

L'air horrifié du tireur fit sourire le rabatteur.

—Oui, tes os. Tu viens avec moi chez mon patron, expliqua-t-il. H t'achète tes os pour cinq cents roupies. Quand tu clamses, il récupère ton corps et prend ton squelette.

Cet homme était l'un des rouages d'un singulier commerce qui faisait de l'Inde le premier exportateur mondial d'os humains. Chaque année, quelque vingt mille squelettes entiers et des dizaines de milliers d'os divers, soigneusement emballés, partaient en effet des aéroports ou des ports indiens à destination des facultés de médecine des États-Unis, d'Europe, du Japon et d'Australie. Ce négoce extrêmement lucratif rapportait environ un million et de dollars par an. Son centre était Calcutta. Les principaux exportateurs — au nombre de huit y avaient pignon sur rue et leurs noms figuraient s les registres de la direction locale des Douanes. Os s'appelaient Fashiono & Co. ; Hilton & Co. ; Krishnaraj stores ; R.B & Co. ; M.B. & Co. ; Vista ic Co. ; Sourab and Reknas Ltd. et enfin Mitra & Co.

Des règlements administratifs précis codifiaient Texercice de ce commerce. Un manuel spécialisé, TExport Policy Book, spécifiait notamment que « L'exportation des squelettes et os humains est autorisée sur fourniture d'un certificat d'origine des cadavres signé par un officier de police d'un rang au moins égal à celui de commissaire. » Le même document stipulait que « les os ne pouvaient être exportés qu'à des fins d'études ou de recherche médicales ». Il prévoyait cependant que des exportations pouvaient être effectuées « pour d'autres motifs, après examen cas par cas ».

Le fait que Calcutta soit le centre de cette étrange activité n'avait rien à voir avec le taux de mortalité dans ses bidonvilles. Ce négoce devait sa prospérité à la présence dans la ville d'une communauté de quelques centaines d'immigrants du Bihar appartenant à une caste extrêmement basse, les dôm. Les dôm sont, de par leur naissance, destinés à s'occuper des morts. Ils sont souvent considérés aussi comme des détrousseurs, des pilleurs de cadavres.

Ils vivent en général auprès des bûchers funéraires, des cimetières ou des morgues des hôpitaux et ne se mêlent pas aux autres habitants. C'étaient eux qui fournissaient aux exportateurs la plupart des ossements nécessaires à leur activité. Ils se procuraient leur macabre marchandise de multiples façons. D'abord en ramassant sur les rives de l'Hooghly les os ou les cadavres rejetés par le fleuve. Car une tradition voulait que de nombreux corps, comme ceux de certains sadhous, de lépreux, d'enfants de moins d'un an, soient immergés dans la rivière sacrée plutôt qu'incinérés. Ensuite, en interceptant à l'entrée des lieux de crémation les familles trop pauvres pour acheter le bois d'un bûcher et payer les services d'un prêtre. Les dôm proposaient de s'occuper eux-mêmes des rites funéraires pour un prix plus avantageux. Les pauvres gens ignoraient que la dépouille de leur parent allait être dépecée dans une cabane voisine, que ses os seraient vendus à un exportateur et qu'un jour son crâne, sa colonne vertébrale, peut-être son squelette tout entier seraient exposés à des carabins américains, japonais ou australiens. Une autre source d'approvisionnement était les morgues des hôpitaux. Dans la seule morgue de Momimpur, plus de deux mille cinq cents cadavres non réclamés tombaient chaque année entre les mains des dôm. Enfin, quand la demande était forte, ils allaient la nuit disputer aux chacals les ossements des morts ensevelis dans les cimetières chrétiens et musulmans.

Bref, la marchandise ne risquait pas de manquer. Et pourtant, les cerveaux du négoce venaient d'inventer un nouveau mode d'approvisionnement. L'idée d'acheter un être humain « sur pied », comme on achète un animal de boucherie afin de s'assurer à sa mort de la disposition de ses os, était aussi diabolique qu'ingénieuse. Elle permettait de constituer des stocks illimités. Calcutta ne manquait ni de pauvres ni de moribonds.

« Cinq cents roupies ! » La somme virevoltait dans la tête d'Hasari comme les boules d'un tirage de loto. Le rabatteur ne s'était pas trompé. Il savait d'un coup d’œil repérer ses proies. Les rues étaient pleines de pauvres hères qui crachaient leurs poumons, mais tous n'offraient pas les garanties nécessaires. Pour que l'achat d'un squelette vivant se révélât une opération rentable, il fallait qu'il ait une famille, un patron, des camarades, bref une identité et une adresse. Sinon, comment récupérer ses os à sa mort ?

—Alors, l'ami, c'est d'accord ?

Hasari leva les yeux vers la face grêlée qui guettait sa réponse. Il resta silencieux. L'homme ne s'impatientait pas. Il avait l'habitude : « Même un type aux abois ne vend pas son corps comme un morceau de khadi. »

—Cinq cents roupies, pas une de moins ! Qu'en dis-tu ?

Devant Ramatullah, le deuxième tireur de son rickshaw, Hasari s'émerveillait de l'offre mirobolante qu'on venait de lui faire. Il avait demandé au middleman un délai de réflexion jusqu'au lendemain. Ramatullah était musulman. Persuadé qu'Allah viendrait à sa mort le tirer par les cheveux pour le conduire directement jusqu'au paradis, il répugnait à toute idée de mutilation du corps après le décès. Les mollahs de sa religion interdisaient d'ailleurs les dons d'organes au profit de la science et les rares banques des yeux indiennes, par exemple, ne comptaient aucun musulman parmi leurs donateurs. Pourtant, la somme offerte était si considérable qu'il ne pouvait manquer d'être ébloui.

—Hasari, il faut accepter, finit-il par conseiller. Ton Grand Dieu te pardonnera. Il sait que tu dois marier ta fille.

Le souci de ne pas offenser les divinités tourmentait également l'ancien paysan. La religion hindoue exigeait, pour que l'âme puisse « transmigrer » après la mort dans une autre enveloppe, que le corps soit d'abord détruit et réduit à l'état de cendres par le feu qui purifie tout. « Qu'adviendra-t-il de mon âme si mes os et ma chair sont dépecés par ces bouchers au lieu d'être brûlés dans les flammes d'un bûcher ? » s'inquiétait Hasari. Il résolut de se confier à Lambert. A priori, l'opinion du prêtre rejoignait celle du musulman Ramatullah. L'idée chrétienne de résurrection implique l'existence d'un corps intact revenant à la vie dans toute sa force et sa beauté pour prendre place dans son intégrité originelle aux côtés du Créateur. Mais toutes ses années au cœur de la misère d'un slum avaient amené Lambert à faire la part des choses devant certains impératifs de survie de ses frères indiens.

—Je pense que tu dois saisir cette occasion de contribuer à l'accomplissement de ta mission ici-bas, déclara-t-il, la mort dans l'âme, en montrant au tireur de rickshaw sa fille occupée à épouiller son petit frère à l'autre bout de la courée.

Un bâtiment de deux étages rongé d'humidité à côté d'un entrepôt, rien ne distinguait les installations de la société Mitra & Co. des centaines de petites entreprises artisanales disséminées à travers la ville, sauf qu'aucune enseigne n'indiquait la nature de son activité.

Le rabatteur à la peau grêlée frappa plusieurs coups à la porte de l'entrepôt. Un visage chafouin apparut bientôt dans l'entrebâillement. Le rabatteur désigna Hasari.

—J'amène un client, déclara-t-il.

La porte s'ouvrit complètement et le portier fit signe aux deux hommes d'entrer. L'odeur !

Une odeur suffocante qui vous prenait d'assaut, vous submergeait, vous terrassait. Hasari n'en avait jamais respiré de pareille. Il chancela. Mais son compagnon le poussa en avant.

Alors il vit. Il venait de pénétrer dans un lieu que seuls Dante ou Durer auraient pu imaginer, une incroyable catacombe de l'au-delà où des dizaines de squelettes de toutes tailles étaient alignés, debout le long des murs, comme une haie de fantômes, et où des rangées de tables et d'étagères étaient couvertes d'un inimaginable ossuaire. Il y avait là des milliers d'os de toutes les parties du corps, des crânes par centaines, colonnes vertébrales, des thorax, des mains et pieds, des sacrums, des coccyx, des bassins tiers et même des os hyoïdes, ces petits cartilages cou en forme de U. Le plus étonnant était peut-

être l'aspect « supermarché » de ce macabre bazar. Chaque squelette, chaque os portait en effet e étiquette avec un prix marqué en dollars. Un squelette adulte de démonstration, avec os amovibles et articulations métalliques, valait entre deux cent trente et trois cent cinquante dollars selon la taille et le raffinement du travail. Pour cent ou cent vingt dollars, on pouvait acquérir un squelette d'enfant non articulé ; un crâne pour six dollars, un thorax complet pour quarante. Mais les mêmes articles » pouvaient coûter dix fois plus cher s'ils aient fait l'objet d'une préparation particulière. La société Mitra & Co. entretenait toute une équipe de désosseurs spécialisés, de peintres et de sculpteurs, es artistes travaillaient dans un atelier chichement 'airé au bout de la galerie. Accroupis au milieu de leurs montagnes d'ossements, ils ressemblaient aux survivants de quelque cataclysme préhistorique. Ils grattaient, décortiquaient, assemblaient et décoraient les funèbres objets avec des gestes méticuleux. Parfois, de véritables œuvres d'art sortaient leurs mains, comme cette collection de crânes 'culés avec mâchoires démontables et dentures amovibles commandée par l'école dentaire d'une de université américaine du Middle West. De toutes les marchandises précieuses exportées par de, aucune n'était sans doute emballée avec tant de précautions. Chaque article était d'abord protégé par un fourreau de coton, puis enveloppé s une toile soigneusement cousue avant d'être placé dans un carton puis dans une caisse dont toutes les faces portaient de grandes étiquettes « attention très fragile ». «

Mon Dieu, songea Hasari, éberlué, jamais les os de ces pauvres types n'ont été à pareille fête de leur vivant. »

Toute la marchandise livrée par les dôm n'était pas forcément destinée à une aussi noble utilisation. Des masses de crânes, tibias, clavicules, fémurs et autres vestiges dénudés par les vautours et les chacals, ou ayant séjourné trop longtemps dans le fleuve, finissaient plus prosaïquement entre les dents d'un concasseur puis dans une marmite pour être transformés en colle. L'infecte puanteur provenait précisément de cette activité annexe.

Dans une cabine au fond de la galerie se trouvait celui qui négociait l'achat des squelettes «

vivants ». Il officiait en blouse blanche derrière une table poussiéreuse encombrée de paperasses, dossiers, registres et carnets à souche que menaçait, toutes les quinze secondes, le va-et-vient d'un ventilateur tournant. Mais, noblesse oblige, pas une feuille ne s'envolait grâce à la collection de crânes de nouveau-nés décorés de symboles tantriques rouge et noir qui lui servaient de presse-papiers. La Mitra & Co. exportait aussi plusieurs milliers de ces crânes vers le Népal, le Tibet et même la Chine à des fins cultuelles. D'autres pays les importaient pour en faire des coupes votives ou des cendriers.

L'employé édenté examina avec attention le tireur de rickshaw. Ses clavicules saillantes, son thorax efflanqué, ses vertèbres aussi proéminentes que l'échiné d'un poisson-chat le rassurèrent. Aucun doute : cette marchandise était bona fide. Les abattis de ce pauvre bougre ne tarderaient pas à venir enrichir les stocks de la Mitra & Co. Il adressa un clin d'œil satisfait au rabatteur. Il ne lui restait plus qu'à rédiger un contrat d'achat en bonne et due forme et à prévenir les dôm les plus proches du domicile d'Hasari pour qu'ils sachent où récupérer son cadavre le moment venu. Ces différentes formalités prirent trois jours au terme desquels Hasari eut droit à un acompte de cent cinquante roupies. Comme les autres sociétés spécialisées dans ce genre de commerce, la Mitra & Co. répugnait à investir son argent à trop long terme. Hasari fut donc informé que le solde lui serait versé dès que son état de santé laisserait augurer une fin rapide.

La cité de la joie
titlepage.xhtml
jacket.xhtml
index_split_000.html
index_split_001.html
index_split_002.html
index_split_003.html
index_split_004.html
index_split_005.html
index_split_006.html
index_split_007.html
index_split_008.html
index_split_009.html
index_split_010.html
index_split_011.html
index_split_012.html
index_split_013.html
index_split_014.html
index_split_015.html
index_split_016.html
index_split_017.html
index_split_018.html
index_split_019.html
index_split_020.html
index_split_021.html
index_split_022.html
index_split_023.html
index_split_024.html
index_split_025.html
index_split_026.html
index_split_027.html
index_split_028.html
index_split_029.html
index_split_030.html
index_split_031.html
index_split_032.html
index_split_033.html
index_split_034.html
index_split_035.html
index_split_036.html
index_split_037.html
index_split_038.html
index_split_039.html
index_split_040.html
index_split_041.html
index_split_042.html
index_split_043.html
index_split_044.html
index_split_045.html
index_split_046.html
index_split_047.html
index_split_048.html
index_split_049.html
index_split_050.html
index_split_051.html
index_split_052.html
index_split_053.html
index_split_054.html
index_split_055.html
index_split_056.html
index_split_057.html
index_split_058.html
index_split_059.html
index_split_060.html
index_split_061.html
index_split_062.html
index_split_063.html
index_split_064.html
index_split_065.html
index_split_066.html
index_split_067.html
index_split_068.html
index_split_069.html
index_split_070.html
index_split_071.html
index_split_072.html
index_split_073.html
index_split_074.html
index_split_075.html
index_split_076.html