22.

Avec sa chemisette de coton gris, son pantalon de toile beige et ses sandales de vrai cuir, Musafir Prasad se différenciait nettement du peuple des hommes-chevaux. Après vingt années à peiner entre les brancards d'un rickshaw, il était passé du coté du capital. A quarante-huit ans, cet ancien paysan immigré du Bihar était un « caïd ». Il était l'homme de confiance du vieux Bipin Narendra, celui qu'on appelait « le Bihari ». Sous ses cheveux noirs ondulés brillant d'huile de moutarde, son cerveau fonctionnait comme un véritable ordinateur. Cet homme aux oreilles décollées et au menton en galoche gérait l'empire des trois cent quarante-six carrioles, et des quelque sept cents hommes-chevaux qui les tiraient. Et cela sans crayon ni papier pour la bonne raison qu'il ne savait ni lire ni écrire.

Rien n'échappait à la surveillance diabolique de ce phénomène doué du don d'ubiquité.

Qu'il fasse 45° à l'ombre ou que sévisse la mousson, il parcourait chaque jour plusieurs dizaines de kilomètres sur sa bécane grinçante. A cause de ses jambes un peu arquées et de la façon dont il se dandinait en pédalant, les tireurs l'avaient surnommé « l'Échassier ». Et tout le monde aimait bien « l'Échassier » dans les rues de l'inhumaine cité.

« Quand le Vieux m'a fait venir pour me passer la main, raconte-t-il, j'ai cru que Dieu me faisait tomber le ciel sur la tête. Depuis vingt ans que je travaillais pour lui, il m'avait toujours cantonné aux tâches subalternes, comme les réparations des carrioles, les palabres avec les flics, les accidents, les bricoles quoi. Mais la sacro-sainte collecte des redevances de chaque guimbarde, c'était lui et lui seul qui la faisait. Il n'avait jamais manqué un seul jour. Même quand l'eau vous monte jusqu'aux cuisses. Lui seul savait toutes les combines. Car si la majorité des tireurs réglaient la location de leur véhicule à la journée, il y en avait qui s'en acquittaient à la semaine ou au mois. Certains payaient moins cher que d'autres parce que les réparations étaient à leur charge. D'autres parce que leur rickshaw roulait sans autorisation légale. Comme deux hommes faisaient tourner chaque carriole, cela faisait bien sept cents bonshommes à contrôler. Il fallait donc une tête grosse comme ça. C'est-à-dire comme celle du Vieux.

« Mais un jour, le Vieux commença à sentir le poids des ans. "Écoute, Musafir, m'a-t-il dit, toi et moi, on se connaît depuis des lunes. Nous sommes tous deux biharis et j'ai confiance en toi. Tu seras mon représentant. Désormais, c'est toi qui ramasseras l'argent et tu me l'apporteras tous les soirs ici. Je te donnerai cinq paisa sur chaque roupie." Le Vieux n'était pas quelqu'un avec qui l'on discutait. Je me suis prosterné pour toucher ses pieds et j'ai porté mes mains à ma tête. "Vous êtes le fils du dieu Shiva, vous êtes mon maître, ai-je dit, et je vous serai éternellement reconnaissant."

« Le lendemain, je me suis levé aux aurores car je voulais aller aux latrines et à la fontaine avant les autres habitants du quartier. Les quatre compagnons avec lesquels je logeais dans un hangar près de la grande maison du Vieux dormaient encore. Eux aussi travaillaient pour lui, comme chauffeur d'autobus, ouvrier mécanicien, tireur de rickshaw et menuisier.

Eux aussi étaient des Biharis. Et eux aussi avaient laissé leur famille au village pour venir chercher un gagne-pain à Calcutta.

« A quatre heures trente, j'ai enfourché ma bicyclette et j'ai pédalé directement jusqu'au temple de Lakshmi, notre déesse qui donne la prospérité, derrière le Jagu Bazar. Il faisait une nuit d'encre et le brahmane dormait encore derrière la grille. J'ai agité la cloche et il a fini par venir. Je lui ai donné dix roupies et lui ai demandé de célébrer une puja pour moi tout seul afin que cette journée commence sous les meilleurs auspices. J'avais apporté un cornet de riz, quelques fleurs et deux bananes. Le prêtre a disposé mes offrandes sur un plateau, et nous avons pénétré à l'intérieur du sanctuaire. H a allumé plusieurs lampes à huile puis il a récité des mantrâ devant la divinité. J'ai répété des prières. Cela m'a donné une joie intense et la certitude qu'à partir de ce jour j'allais gagner beaucoup de roupies.

J'ai promis à Lakshmi que plus j'aurais d'argent, plus je lui apporterais d'offrandes.

« Après la puja, j'ai repris ma bicyclette et pédalé en direction de Lowdon Street, près de l'école d'infirmières de la clinique Bellevue, là où le Vieux avait six carrioles. En raison de l'heure matinale, tous les tireurs étaient à la station. Ils dormaient sur le siège de moleskine, les jambes pendant dans le vide. La plupart des tireurs de rickshaw n'avaient pas de logement. Leur véhicule était leur maison. Comme ils étaient deux par guimbarde, il en résultait souvent des frictions que je devais arbitrer. Pas facile de dire à l'un qu'il pouvait dormir dans son engin, et pas à l'autre !

«J'ai ensuite filé vers Théâtre Road où le Vieux avait une douzaine de carrioles. Puis j'ai pris Harrington Street, une jolie rue résidentielle avec de belles demeures dans des jardins et des immeubles où habitaient des gens riches et des étrangers. Devant la grille d'une de ces maisons, il y avait des gardes en uniforme et le drapeau américain. Le Vieux avait au moins trente rickshaws dans ce secteur. Du fait qu'on était dans un quartier riche, c'était un coin à problèmes. 11 y avait toujours un ou deux types qui s'étaient fait embarquer leur carriole par les flics sous un prétexte quelconque. Et là-bas, les flics exigeaient des bakchichs très élevés parce qu'ils savaient que les gars gagnaient leur vie mieux qu'ailleurs.

Il n'y avait qu'à voir le trottoir du poste de police sur Park Street, en face du collège Saint-Xavier : il était perpétuellement encombré par une colonne de rickshaws confisqués, imbriqués et enchaînés les uns aux autres sur plus de cent mètres. Le premier matin, je dus faire des salamalecs à n'en plus finir et graisser la patte de ces brutes avec plus de soixante roupies pour libérer trois carrioles. Une formalité qui compliquait chaque fois ma comptabilité car il me fallait veiller à augmenter en conséquence les redevances des tireurs concernés pendant un nombre de jours déterminé.

« Après Harrington Street, je me dirigeai à toute allure vers les stations du Mallik Bazar, au coin du grand carrefour de Park Street et de Lower Circular Road où, sur les trente ou quarante rickshaws en stationnement, une bonne vingtaine étaient encore la propriété du Vieux. Mais avant ce nouvel arrêt, je freinai pile au coin de New Park Street pour avaler un verre de thé. Du thé bien chaud, bien fort et bien sucré comme seul Ashu, un Panjabi installé sur le trottoir, savait le préparer. Le meilleur thé des trottoirs de Calcutta. Ashu mélangeait dans sa bouilloire le lait, le sucre, et le thé avec un tel sérieux qu'on aurait dit un brahmane accomplissant Yarati1. Je l'enviais de passer ses journées assis sur son cul, trônant au milieu de ses ustensiles, apprécié et considéré avec respect par ses clients.

« Mes coups de pédales me conduisirent ensuite vers le marché aux poissons, viandes et légumes de Park Circus près duquel stationnaient toujours une bonne cinquantaine de carrioles. A mesure qu'avançait ma tournée, le pan de ma chemise dans lequel j'enserrais les billets se gonflait au point de me faire un bourrelet à la taille. Arborer un gros ventre à Calcutta provoquait déjà une sensation bizarre. Mais que ce gros ventre soit dû à un matelas de billets de banque relevait du domaine du fantastique. De nombreux tireurs étaient déjà en course ou maraudaient dans les rues en faisant tinter leur grelot contre le brancard pour appeler les clients. Cela m'obligea à sillonner la moitié de la ville. Mais à midi, je me rattrapai dans le secteur des écoles et collèges vers lesquels convergeaient deux fois par jour des centaines de rickshaws. Conduire les enfants à l'école, et les ramener à leur domicile était en effet une spécialité de la corporation, et la seule occasion d'un revenu régulier, chaque écolier ayant en général son rickshaw attitré. On appelait cela un « contrat

». Bénéficier d'un ou de plusieurs contrats quotidiens donnait à un tireur la possibilité de doubler ou même tripler le montant de ses mandats à sa famille. C'était aussi une belle garantie d'honorabilité auprès des usagers. Mais combien avaient cette chance ?

« Pour faire mon boulot correctement, il fallait avoir un cœur de pierre, comme mon patron. Sinon, comment réclamer à un pauvre bougre les cinq ou six roupies de sa location alors que sa carriole n'a pas encore fait un seul tour de roue ? Je savais que, pour pouvoir payer, beaucoup devaient se priver de manger certains jours. Pauvres types ! Comment tirer deux bonshommes et leurs paquets, ou deux grosses dames pleines de graisse des quartiers de riches, si vous n'avez rien dans le ventre ? On voyait tous les jours des tireurs s'écrouler en pleine rue. Chaque fois qu'un type ne se relevait pas, je devais chercher un remplaçant. Oh, ce n'étaient pas les candidats qui manquaient ! Mais le Vieux avait toujours fait très attention à bien choisir ses hommes, à se renseigner sur eux. Il n'avait jamais engagé personne sans de sérieuses recommandations. Il avait de bonnes raisons pour cela. La politique, il n'en voulait pas chez lui. Les revendications pour un oui ou pour un non, le chantage, les menaces, les grèves, c'était sa hantise. "Musafir, je ne veux pas de vers dans mes goyaves", répétait-il. Car les tireurs de rickshaw avaient maintenant leurs syndicats, et le gouvernement essayait d'infiltrer dans leurs rangs des provocateurs pour monter des actions contre les propriétaires. On disait que les tireurs devaient obtenir la propriété de leur instrument de travail. Jusqu'ici, cela n'était jamais arrivé. J'en connaissais bien un ou deux qui étaient devenus, comme moi, les représentants des loueurs. J'en connaissais aussi quelques-uns qui avaient réussi à troquer leurs brancards contre le volant d'un taxi. Mais je n'en connaissais aucun qui soit parvenu à se payer une carriole. Même une guimbarde sans permis de circuler.

« La bonne déesse Lakshmi ne resta sourde ni à mes prières ni à mes offrandes. A la fin de ma première semaine, c'est un joli paquet de cent cinquante roupies que j'ai apporté au munshi installé devant le bureau de poste de Park Street. Tous les membres de ma famille allaient être bigrement surpris au village. Leur dernière carte postale me réclamant des sous n'était arrivée que deux jours plus tôt. Leurs cartes disaient d'ailleurs toujours la même chose. Ou ils me demandaient de l'argent, ou ils m'informaient que le dernier envoi leur était bien parvenu et qu'ils avaient pu acheter le paddy ou je ne sais quoi d'autre pour le champ familial. Chez moi au village, j'avais laissé mon père, ma mère, ma femme, trois fils, deux filles et trois belles-filles, plus leurs enfants. En tout une bonne vingtaine de bouches à nourrir sur deux pauvres arpents. Sans mes mandats, c'était la famine dans la hutte de boue séchée où ma mère m'avait mis au monde, il y avait quarante-huit hivers.

«A la poste de Park Street, j'avais mon munshi attitré. Il se nommait De Souza. C'était un chrétien. Il venait de l'autre bout de l'Inde, au-dessous de Bombay, un endroit qui s'appelait Goa. Ce munshi m'accueillait toujours avec le sourire et des amabilités de bienvenue car nous étions très amis. Je lui avais apporté la clientèle de mes tireurs travaillant dans le coin, et il me versait une commission sur les opérations qu'il effectuait pour eux. C'était normal. Il n'y a rien comme les questions d'argent pour tisser des liens vraiment solides entre les travailleurs.

« C'était à cela que je pensais en voyant ce matin-là Ram Chander, l'un de mes tireurs, se précipiter vers moi avec deux billets de dix roupies à la main. Ram était un des rares Bengalis qui travaillaient pour le Vieux. La veille, il s'était fait embarquer sa carriole par les flics pour défaut de lanterne. Simple prétexte à bakchich dans cette ville où la plupart des camions et voitures roulaient sans lumières. Mais si Ram Chander m'offrait vingt roupies, ce n'était pas pour me demander d'aller lui sortir son rickshaw de la fourrière. C'était pour que j'engage le copain qui l'accompagnait. "Sardarji, vous êtes le noble fils de Mâ-kâlî, m'a-t-il lancé. Je vous présente un compatriote de mon district. Moi et les miens, nous connaissons son clan et sa lignée depuis des générations. C'est un travailleur courageux et honnête. Pour l'amour de Notre Mère Kâlî, donnez-lui un de vos rickshaws à tirer." J'ai pris les billets qu'il me tendait et examiné l'homme qui était resté un peu en retrait. Bien que très maigre, ses épaules et ses bras paraissaient solides. Je l'ai prié de relever son longhi pour vérifier également l'état de ses jambes et de ses cuisses. Le Vieux faisait toujours ça avant d'engager un tireur. Il disait qu'on ne confie pas un rickshaw à une biquette. J'ai longuement soupesé le pour et le contre avant de répondre à l'attente des deux Bengalis : "Vous avez de la chance. Il y a un gars qui est mort cette nuit près du marché de Bhowanipur." »

La cité de la joie
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