32.
Tout avait commencé par une simple affaire de redistribution des terres. Dès la prise du pouvoir par le gouvernement de coalition de gauche au Bengale, le parti communiste avait invité les paysans sans terres à s'emparer de celles des gros propriétaires et à se regrouper pour les cultiver collectivement. Hormis quelques assassinats de zamindar qui avaient tenté de résister, l'opération s'était déroulée sans trop de violence. C'est alors qu'éclatèrent les incidents de Naxalbari et, du coup, la question cessa d'être un classique affrontement entre propriétaires et paysans pour devenir l'une des crises politiques les plus graves qui aient menacé l'Inde depuis l'Indépendance.
Naxalbari était un district au cœur de l'étroite bande de terre que forme le nord du Bengale entre la frontière du Népal et celle du Pakistan oriental. Le Tibet et la Chine se trouvaient à cent cinquante kilomètres à peine. C'était une région accidentée de plantations de thé et de jungles propices à l'infiltration et à la guérilla. Il n'y avait aucune ville, seulement quelques hameaux et campements habités par des aborigènes qui subsistaient misérablement sur des lopins si pauvres que les planteurs n'en avaient pas voulu. Une longue tradition d'activisme rouge enfiévrait de façon endémique cette population qui s'était déjà soulevée plusieurs fois contre le pouvoir. Nulle part ailleurs la nouvelle politique de redistribution des terres n'avait été menée avec autant de vigueur. Ni avec autant d'excès. Encouragés par des étudiants maoïstes originaires de Calcutta et peut-être formés en Chine, auxquels on allait donner le nom de Naxalites, les paysans tuèrent, tendirent des embuscades, attaquèrent les forces de l'ordre. Dans le vocabulaire du communisme indien, le mot de Naxalite trouva bientôt sa place à côté de ceux de Bolchevique et de Garde rouge.
S'inspirant de l'enseignement révolutionnaire de Mao Tsé-toung, les guérilleros mêlaient terrorisme et guerre populaire. Ils allumèrent sur les places des villages des autodafés pour brûler les titres d'hypothèques et les reconnaissances de dettes, avant de décapiter quelques usuriers et propriétaires à la manière chinoise devant des foules surexcitées.
La contagion gagna Calcutta. Attentats à la bombe, meurtres, manifestations violentes, séquestrations de responsables politiques et de directeurs d'usines se multiplièrent. Même les slums n'étaient pas épargnés. Des cocktails Molotov avaient été lancés dans les ruelles de la Cité de la joie, faisant plusieurs victimes. Les Naxalites avaient été jusqu'à profaner la statue de Gandhi à l'entrée de Park Street en la badigeonnant de goudron. Débordé, le gouvernement s'était trouvé divisé sur les mesures à prendre. Les communistes au pouvoir accusaient à la fois Pékin de chercher à déstabiliser le gouvernement de gauche au Bengale, et la C.I.A. d'infiltrer ses agents dans les commandos des Naxalites pour préparer le retour des forces conservatrices.
Les accusations contre la C.I.A. faisaient partie des arguments traditionnels. Depuis le départ des Anglais, l'organisation américaine était le bouc émissaire habituel dès qu'il était question d'impliquer l'étranger dans une affaire intérieure indienne. Ces attaques n'auraient pas tiré à conséquence si elles n'avaient fini par créer une psychose d'espionite qui eut pour résultat de soumettre un certain nombre de résidents étrangers à de multiples tracasseries policières. Paul Lambert devait être l'une de ces victimes.
Sa qualité de prêtre catholique était déjà suspecte. Il se trouvait de surcroît en situation irrégulière. Son visa de tourisme était périmé depuis des lustres et toutes ses démarches pour obtenir un permis de séjour permanent étaient restées sans réponse. En Inde comme ailleurs, l'administration n'était guère pressée. Et tant qu'elle n'avait pas rejeté officiellement sa demande, Lambert était en droit de considérer qu'il était tacitement autorisé à séjourner. En fait, ce qui risquait de jouer le plus contre lui, c'était la nature de son lieu de résidence. Aucun fonctionnaire ne pouvait admettre qu'un Européen originaire d'un des pays les plus riches du monde partageât, volontairement et pour son seul plaisir, la misère et la déchéance des habitants d'un slum. Sa présence à Anand Nagar devait avoir d'autres mobiles.
Quatre inspecteurs en civil vêtus à l'européenne appartenant à la D.I.B., la District intelligence branch de la police de Calcutta, se présentèrent donc un beau matin vers huit heures à l'entrée de Fakir Bhagan Lane. Cette intrusion policière causa une vive émotion.
Tout le quartier fut immédiatement au courant. Des dizaines d'habitants accoururent.
Certains s'étaient munis de bâtons pour empêcher qu'on enlève leur « Grand Frère ». Le prêtre français aurait été fort surpris d'apprendre tout ce remue-ménage autour de sa personne. Cette heure matinale était celle de son dialogue quotidien avec son Seigneur.
Assis dans la position du lotus, les yeux clos, la respiration ralentie à l'extrême, il priait face à l'image du Saint Suaire fixée sur le mur de son taudis.
«Je n'ai pas entendu les policiers cogner à ma porte, racontera-t-il. Comment les aurais-je entendus ? Ce matin-là comme tous les autres, j'étais sourd à tous les bruits. Sourd, pour être seul avec mon Dieu, pour ne plus entendre que sa voix au fond de moi, la voix de Jésus d'Anand Nagar. »
Respectant la coutume, le policier qui paraissait être le chef enleva ses sandales avant d'entrer dans la pièce. Il était joufflu et ses dents étaient rougies par le bétel. De la poche de sa chemise dépassaient trois stylos à bille.
—C'est ici que vous habitez ? demanda-t-il d'un ton rogue en jetant un regard circulaire qui en disait long.
—Oui, c'est ici.
L'image du Saint Suaire attira son attention. Il s'approcha, l'air soupçonneux.
—Qui est-ce ?
—Mon Seigneur.
—Votre patron ?
—Si vous voulez, acquiesça Lambert, soucieux de ne pas compliquer les choses.
Le policier n'était visiblement pas d'humeur à plaisanter. Il examina l'image avec attention.
Sans doute avait-il trouvé une pièce à conviction. Il appela l'un de ses subordonnés et lui ordonna de la décrocher du mur.
—Où sont vos affaires personnelles ? demanda-t-il.
Paul Lambert montra la cantine métallique qu'une famille chrétienne lui avait prêtée pour abriter ses Évangiles, quelques médicaments et le peu de linge qu'il possédait. L'inspecteur en fouilla
méthodiquement le contenu, examinant chaque objet un à un. Une nuée de cancrelats s'échappèrent dans toutes les directions.
—C'est tout ? s'étonna-t-il.
—Je n'ai que ça.
Son air incrédule apitoya Lambert qui eut envie de s'excuser de posséder si peu de choses.
—Avez-vous un poste de radio ? questionna-t-il.
—Non.
Il leva la tête pour inspecter la charpente et constata qu'il n'y avait même pas d'ampoule électrique. Il sortit un carnet et dessina un croquis du logement. Cela prit un long moment parce qu'aucun de ses trois stylos à bille ne fonctionnait correctement.
C'est alors qu'il y eut une diversion inattendue. Alertée par des voisins, Bandona fit irruption dans la pièce. Ses yeux bridés lançaient des flammes. Elle saisit le bras de l'inspecteur et l'entraîna vers la porte.
—Sortez d'ici ! cria la jeune Assamaise. Cet homme-là est un pauvre envoyé par Dieu. Dieu vous châtiera si vous le tourmentez.
Le policier fut tellement médusé qu'il n'esquissa pas le moindre geste de résistance.
Dehors, l'attroupement avait grossi. La ruelle était pleine de gens.
—Elle a raison ! lança une voix. Laissez notre Grand Frère en paix.
Le chef des policiers parut perplexe. Se tournant vers le prêtre, il finit par joindre les mains à hauteur de son front et dit courtoisement : « Je vous serais très obligé de m'accompagner à mon quartier général. J'aimerais fournir à mes supérieurs l'occasion d'un court entretien avec vous. » S'adressant cette fois à Bandona et à la foule, il ajouta : « Ne vous inquiétez pas. Je m'engage à vous ramener votre "Grand Frère" avant la fin de la matinée. »
Lambert remercia en saluant à l'indienne tous ses amis venus à son secours et suivit les policiers jusqu'au panier à salade garé à l'entrée du bidonville. Dix minutes plus tard, il débarquait devant un immeuble décrépi non loin de l'hôpital de Howrah. Quatre étages d'un escalier obscur maculé du rouge des mâcheurs de bétel le menèrent à une grande salle tapissée d'armoires vermoulues pleines de dossiers. Derrière une vingtaine de tables encombrées d'antiques machines à écrire et de monceaux de paperasses protégées de la ronde des ventilateurs par des morceaux de ferraille, trônaient plusieurs inspecteurs.
C'était apparemment l'heure de la pause car tous semblaient plus occupés à déguster leur thé en bavardant qu'à étudier les documents concernant la sécurité de l'État. L'entrée de ce sahib en baskets mit fin à leurs conversations.
—Voici le prêtre français qui habite à Anand Nagar, annonça le policier avec autant de fierté que s'il ramenait l'assassin du mahatma Gandhi.
Celui qui paraissait être le chef, un bel homme aux tempes grisonnantes et vêtu d'un dhoti immaculé, invita Lambert à s'asseoir en face de lui. Après lui avoir fait apporter une tasse de thé, il lui proposa une cigarette, alluma la sienne et demanda :
—Vous vous plaisez dans notre pays ?
—Énormément !
Il prit un air songeur. Il avait une façon étrange de fumer. Il tenait sa cigarette entre l'index et le médius et aspirait la fumée à travers la cavité formée par le pouce et l'index repliés.
On aurait dit qu'il la « buvait ».
—Mais ne croyez-vous pas que notre pays a bien d'autres beautés à offrir à un hôte étranger que ses bidonvilles ?
—Certainement, approuva Lambert. L'Inde est un pays magnifique. Mais tout dépend de ce que l'on y cherche.
L'inspecteur-chef aspira une autre bouffée.
—Et que pouvez-vous donc rechercher dans un slum ? s'inquiéta-t-il.
Lambert essaya d'expliquer. En s'écoutant parler, il se trouva si peu convaincant qu'il eut la certitude d'accroître les soupçons des enquêteurs. Il avait tort. Il y a tant de respect en Inde pour la compassion aux autres que ses explications emportèrent la sympathie.
—Mais pourquoi n'êtes-vous pas marié ? intervint un inspecteur à moustaches.
—Je suis marié, rectifia le Français fermement. (Devant les regards sceptiques, il précisa :) Je suis marié avec Dieu.
Le policier qui avait perquisitionné dans sa chambre déplia alors l'image du Saint Suaire et la déposa sur le bureau du chef aux tempes grisonnantes.
—Chef, voici ce qu'on a trouvé chez lui. Il a prétendu que c'était la photographie de « son Seigneur ».
L'inspecteur examina minutieusement l'image.
—C'est Jésus-Christ, précisa Lambert. Juste après sa mort sur la Croix.
L'homme hocha plusieurs fois la tête avec respect.
—Et c'est avec lui que vous êtes marié ?
—Je suis son serviteur, répondit seulement le prêtre, toujours soucieux de ne pas compliquer la discussion.
En Inde, l'impact du sacré est si grand qu'il vit une nouvelle lueur de sympathie sur les visages qui l'entouraient. Il était sûr cette fois d'avoir dissipé tous les soupçons. C'est alors que le chef aux tempes grisonnantes se redressa dans son fauteuil. Son expression s'était durcie.
—J'aimerais tout de même bien savoir quels sont vos liens avec la C.I.A. ? demanda-t-il sèchement.
La question stupéfia Lambert au point qu'il en resta muet.
—Je n'en ai pas, finit-il par articuler.
Il y avait si peu de conviction dans sa voix que le chef insista.
—Et vous n'êtes en contact avec personne qui soit en liaison avec la CI.A. ?
Lambert fit signe que non.
—Pourtant, la plupart des étrangers qui se prétendent « travailleurs sociaux » sont des agents de la C.I.A., renchérit l'adjoint à la peau luisante. Seriez-vous une exception ?
Lambert fit un effort pour rester calme.
—J'ignore si la plupart des « travailleurs sociaux » sont des agents de la C.I.A., dit-il posément. Mais j'ai lu assez de romans d'espionnage dans ma jeunesse pour vous affirmer qu'il serait très difficile à un pauvre type vivant vingt-quatre heures sur vingt-quatre au fond d'un bidonville d'être un agent efficace. Et votre police est suffisamment bien faite pour savoir que je ne reçois dans ma chambre que des habitants du slum. Alors, de grâce, ne perdez pas votre temps et ne me faites pas perdre le mien avec de telles sornettes.
Le chef aux tempes grisonnantes avait écouté sans broncher. Tous ses collègues faisaient à présent cercle autour de son bureau.
— Shri Lambert, pardonnez-moi de vous causer tout ce désagrément, s'excusa le chef, mais je dois accomplir ma tâche. Alors parlez-moi un peu de vos rapports avec les Naxalites.
-Les Naxalites ? répéta Lambert interloqué.
—La question n'est pas aussi saugrenue que vous semblez le croire, enchaîna sèchement l'inspecteur. (Se faisant doucereux, il ajouta :) Après tout, votre Jésus-Christ et les Naxalites n'ont-ils pas beaucoup d'idéaux en commun ? Ne prétendent-ils pas se révolter contre la même chose ? Par exemple, contre les injustices qui écrasent les petites gens ?
—Certes, approuva Lambert. Avec cette différence toutefois que Jésus-Christ conduit sa révolte par l'amour alors que les Naxalites appellent au meurtre.
—Vous êtes donc contre l'action des Naxalites ? intervint l'adjoint à la peau luisante.
—Résolument. Même si, au départ, leur cause est juste.
—Est-ce que cela veut dire que vous êtes également contre les Maoïstes ? interrogea le chef.
—Je suis contre tous ceux qui veulent couper les têtes aux uns pour donner le bonheur aux autres, dit Lambert avec fermeté.
A ce point de l'interrogatoire, il y eut comme une courte détente. L'inspecteur aux tempes grisonnantes alluma une nouvelle cigarette et le garçon de bureau remplit les tasses avec du thé au lait bouillant. Plusieurs policiers se confectionnèrent une chique de bétel qui donna à leurs gencives et à leurs dents une couleur sanguinolente peu attrayante. Puis l'interrogatoire reprit.
—Si vous n'êtes membre ni de la C.I.A., ni des commandos naxalites, ni des groupes d'action maoïstes, récapitula le chef, c'est donc que vous êtes un Jésuite ?
Lambert resta quelques secondes silencieux, partagé entre l'envie d'éclater de rire et la colère.
—Si vous cherchez à me faire dire à présent que je suis missionnaire, finit-il par répondre, vous perdez à nouveau votre temps. Je ne suis pas plus un Jésuite missionnaire qu'un agent de la C.I.A.
—Vous savez pourtant comment les missionnaires ont agi au Nagaland, insista le chef.
—Non.
—Voyons, Shri Lambert, vous ignorez vraiment
que là-bas les missionnaires se sont abouchés avec les mouvements séparatistes pour encourager la population à se révolter et à réclamer l'autonomie ?
—J'affirme que, dans leur grande majorité et qu'ils soient jésuites ou pas, l'action des missionnaires dans ce pays a été une action de progrès, répliqua vertement Lambert, agacé par la tournure que prenait l'interrogatoire. Vous savez pertinemment, d'ailleurs, que lorsque l'on parle ici du « missionary spirit », c'est le plus souvent pour souligner l'action de quelqu'un qui s'est dévoué aux autres, qui a aimé ses frères indiens.
Il y eut un silence pesant. Puis, sans un mot, le chef aux tempes grisonnantes se leva et tendit ses deux mains à son interlocuteur dans un geste empreint de respect ému. Son adjoint à la peau luisante l'imita, ainsi que tous les autres à tour de rôle. C'était à la fois émouvant, cocasse et d'une sincérité naïve. Ils s'étaient enfin compris. Leurs effusions durèrent un bon moment. Avant de raccompagner le visiteur, l'inspecteur-chef montra l'image du Saint Suaire sur sa table.
—Je suis hindou, mais j'aimerais vous demander la permission de garder ce portrait en souvenir de notre rencontre.
Paul Lambert n'en croyait pas ses oreilles. « C'est quand même fantastique. Le chef de la police qui désire le portrait du Christ. »
—C'est un cadeau auquel je tiens énormément mais je pourrai en faire tirer une copie par un photographe et vous l'offrir.
L'idée parut enchanter l'inspecteur-chef. Le policier aux doigts bagués déposa alors devant Paul Lambert une feuille de papier revêtue de plusieurs sceaux administratifs.
—Voici en échange un document qui vous fera certainement plaisir. Votre permis de séjour permanent. Mon pays est fier d'accueillir d'authentiques saints hommes tels que vous.