14.
A cette époque, la Cité de la joie ne comptait qu'une dizaine de puits et de fontaines pour soixante-dix mille habitants. La fontaine la plus proche de la chambre de Paul Lambert se trouvait au bout de sa ruelle, à la hauteur d'une étable à buffles. Le quartier s'éveillait quand il s'y rendit. C'était, à chaque aube, la même explosion de vie. Des gens qui avaient passé la nuit à dix ou douze dans un réduit infesté de rats et de vermine renaissaient à la lumière comme au premier matin du monde. Cette résurrection quotidienne commençait par une purification générale. Là, dans les ruelles noyées de boue, au bord du flot pestilentiel d'un égout, les habitants de la Cité de la joie chassaient les miasmes de la nuit par tous les rites d'une toilette méticuleuse. Sans dévoiler une parcelle de leur nudité, les femmes parvenaient à se laver entièrement, depuis leurs longs cheveux jusqu'à la plante des pieds, sans oublier leur sari. Puis elles prenaient le plus grand soin à huiler, peigner et tresser leur chevelure, avant de la piquer d'une fleur fraîche trouvée Dieu sait où. A chaque point d'eau, on voyait des hommes se doucher avec une boîte de conserve, des gamins se frotter les dents avec des bâtonnets de margousier enduits de cendre, des vieillards se lisser la langue avec un fil de jute, des mères épouiller leurs enfants avant de savonner vigoureusement leurs petits corps nus, même dans le froid mordant des matins d'hiver.
Paul Lambert avançait en observant tout ce qu'il découvrait autour de lui. Avant d'atteindre la fontaine, il fut saisi par la beauté d'une jeune mère drapée dans un sari rouge, assise dans la ruelle, le dos bien droit, un bébé posé sur ses jambes allongées. Le nourrisson était nu, avec seulement une amulette tenue par une cordelette autour de la taille. C'était un enfant potelé qui n'avait pas l'air de souffrir de malnutrition. Une flamme étrange passait dans leurs regards. On aurait dit qu'ils se parlaient avec leurs yeux.
Subjugué, Lambert posa son seau. La jeune femme venait de verser quelques gouttes d'huile de moutarde dans ses paumes et commençait à masser le petit corps. Habiles, intelligentes, attentives, ses mains remontaient et descendaient, animées par un rythme aussi discret qu'inflexible. Travaillant tour à tour comme des vagues, elles partaient des flancs du bébé, traversaient sa poitrine et remontaient vers l'épaule opposée. En fin de mouvement, le petit doigt venait glisser sur le cou de l'enfant. La mère le fit ensuite pivoter sur le côté. Elle lui étendit les bras et les massa délicatement, l'un après l'autre, en lui chantant de vieilles comptines racontant les amours du dieu Krishna ou quelque légende venue du fond des âges épiques. Puis elle s'empara des petites mains et les pétrit de ses pouces, comme pour faire circuler le sang de la paume vers les extrémités. Le ventre, les jambes, les talons, la plante des pieds, la tête, la nuque, le visage, les ailes du nez, le dos, les fesses étaient successivement caressés, vivifiés par les doigts souples et dansants. Le massage s'acheva par une série d'exercices de yoga. Plusieurs fois de suite, la mère croisa et décroisa les bras de son fils sur la poitrine afin de libérer son dos, sa cage thoracique, sa respiration. Vint enfin le tour des jambes qu'elle remonta, ouvrit et referma sur le ventre pour provoquer l'ouverture et la relaxation complètes du bassin. L'enfant gazouillait de béatitude.
« Il s'agissait d'un véritable rituel », dira Lambert ébloui par tant d'amour, de beauté, d'intelligence. Car il imaginait toute la nourriture extra-corporelle que ce massage apportait au petit corps menacé par tellement de carences.
Après cette étincelle de lumière, la corvée de l'eau parut au Français une bien banale formalité. Plusieurs dizaines de femmes et d'enfants faisaient la queue et le débit de la pompe était si faible qu'on n'en finissait pas de remplir son récipient. Qu'importait. Le temps ne comptait pas à Anand Nagar et la fontaine était une foire aux nouvelles. Pour Lambert, c'était un champ d'observation passionnant. Une fillette s'approcha de lui avec un grand sourire et, d'autorité, s'empara de son seau. Touchant du doigt son poignet, elle lui dit en anglais :
— Dadah, tu dois être très pressé !
—Pourquoi crois-tu cela ? demanda Lambert.
—Parce que tu as une montre.
*
En rentrant chez lui, le prêtre trouva plusieurs personnes devant sa porte. Il reconnut les habitants de la courée chrétienne où l'avait emmené, le premier soir, l'envoyé du curé de la paroisse voisine. La jeune femme qui lui avait fait bénir son enfant lui offrait à présent une chapati et une petite bouteille.
— Namaskar, Father, dit-elle avec chaleur. Je m'appelle Margareta. Mes voisins et moi, nous avons pensé que vous n'aviez pas de quoi célébrer la messe. Voici du pain et du vin.
Paul Lambert dévisagea ses visiteurs, bouleversé. « Ils n'ont peut-être pas de quoi manger, mais ils se sont procuré du pain et du vin pour l'Eucharistie. » Il songea aux chrétiens des catacombes.
—Merci, dit-il en cachant son émotion.
—Nous avons préparé une table dans notre cour, ajouta la jeune femme avec un sourire complice.
—Je vous suis, dit Lambert, montrant cette fois sa joie.
Ces personnes appartenaient aux quelques familles — il y en avait une cinquantaine — qui constituaient le minuscule îlot de chrétiens vivant au milieu des soixante-dix mille musulmans et hindous de la Cité de la joie. Bien que tout aussi pauvres, ils étaient un peu moins déshérités que les autres. Ils devaient cet avantage à plusieurs raisons. D'abord et paradoxalement au fait qu'ils étaient minoritaires : moins les gens sont nombreux, plus il est facile de venir en aide aux plus démunis. Là où les prêtres hindous et les mollahs musulmans du secteur avaient affaire à plus d'un million de fidèles, le curé de l'église du coin comptait moins de mille paroissiens. Ensuite, pour se démarquer des autres communautés et augmenter leurs chances de décrocher un emploi de col blanc, beaucoup de chrétiens faisaient l'effort de conquérir l'instrument clef de l'ascension sociale : la langue anglaise. Enfin, s'ils parvenaient à échapper un peu mieux à l'extrême misère, c'était aussi parce que leur religion ne leur enseignait pas de se résigner à leur condition.
Pour les hindous, le malheur présent résultait du poids des actions accomplies dans les incarnations passées ; il fallait accepter ce « karma » pour renaître sous de meilleurs auspices. Préservés des tabous, les chrétiens se trouvaient donc plus libres de se hisser au-dessus du lot. C'est pourquoi l'Inde est parsemée de petites élites et d'institutions qui confèrent à la minorité chrétienne une influence nationale hors de proportion avec le nombre de ses membres. C'était le cas dans la Cité de la joie.
Les chrétiens du slum venaient de la région de Bettiah, un district agricole du Bihar qui avait abrité jusque dans les années 40 l'une des communautés chrétiennes les plus importantes de l'Inde du Nord. L'origine de cette communauté était un superbe chapitre de la grande saga des migrations religieuses dans le monde. Il avait commencé vers le milieu du xviiie siècle. Persécutés par un souverain sanguinaire, trente-cinq Népalais convertis s'étaient enfuis de leur pays avec leur aumônier, un capucin italien. Ils avaient trouvé refuge dans une principauté où le père capucin avait « miraculeusement » guéri l'épouse du raja local. En remerciement, celui-ci leur distribua des terres. Cette tradition d'accueil aux chrétiens fut perpétuée par les rajas suivants. La petite communauté prospéra et se multiplia. Un siècle plus tard, elle comptait deux mille âmes. Avec ses maisons blanchies à la chaux, ses rues étroites, ses cours intérieures, ses places fleuries et sa grande église, avec ses hommes coiffés de chapeaux à large bord et ses jeunes filles vêtues de jupes et coiffées de mantilles, le quartier chrétien de la ville de Bettiah ressemblait un peu à un village méditerranéen. C'est alors que s'abattit sur la région une étrange calamité. Les Anglais l'appelèrent l'or bleu, les paysans l'indigo. La monoculture intensive de l'indigotier utilisé pour la teinture provoqua, en 1920, la première grande action de Gandhi. Ce fut ici, dans la région de Bettiah, que le mahatma commença sa campagne de non-violence active pour la libération de l'Inde. Et l'indigo fut finalement vaincu en 1942 par un produit synthétique de remplacement. Mais avant de mourir l'or bleu s'était vengé : il avait épuisé les terres et contraint à l'exil des milliers de paysans.
Les quelques familles qui s'apprêtaient à assister à la première messe de Paul Lambert dans le bidonville d'Anand Nagar venaient toutes de ces terres assassinées. Il y avait là une vingtaine de personnes, surtout des femmes avec des bébés dans les bras et quelques vieillards. Presque tous les chefs de famille étaient absents, signe que cette courée était privilégiée : les autres étaient pleines d'hommes sans travail. Dans l'assistance, se tenait également un personnage en guenilles, dont on oubliait l'aspect misérable tant son expression rayonnante retenait le regard. On l'appelait « Gunga », « le Muet ». Il était simple d'esprit et sourd-muet. Personne ne savait d'où il venait ni comment il avait échoué là. Margareta l'avait un jour ramassé dans une ruelle inondée par la mousson alors qu'il était sur le point de se noyer. Bien qu'elle fût veuve et qu'il y eût déjà huit personnes à son foyer, elle l'avait hébergé. Un beau matin, il avait disparu et on ne l'avait plus revu pendant deux ans. Puis il était réapparu. Il dormait sur quelques chiffons sous l'auvent et semblait toujours content. Un mois plus tôt, un voisin l'avait trouvé inanimé. On aurait dit qu'il s'était vidé de toute vie pendant la nuit. Margareta avait instantanément diagnostiqué le choléra. Elle l'avait chargé sur un rickshaw et conduit à l'hôpital de Howrah. Grâce à un billet de dix roupies, elle avait obtenu de l'infirmier de garde une place pour lui sur un grabat du service des urgences. En rentrant, elle avait fait un crochet par l'église Notre-Dame-du-bon-accueil et allumé un cierge. Trois jours plus tard, « Gunga » était de retour.
Quand il aperçut Paul Lambert, il se précipita vers lui. Il se baissa pour lui toucher les pieds et mit ensuite ses mains sur sa tête en signe de respect.
Ce que découvrit le prêtre en entrant dans la courée des chrétiens restera à jamais gravé dans sa mémoire. « Ils avaient recouvert d'une pièce de coton immaculée une planche posée sur deux caisses et placé une bougie à chaque coin. Une assiette et un gobelet en inox rutilant servaient de patène et de ciboire. Un crucifix de bois et une guirlande d'œillets jaunes complétaient la décoration de cet autel de fortune dressé contre le puits au centre de la cour. »
Paul Lambert se recueillit un long moment, méditant sur le miracle qu'il allait accomplir dans cet environnement de chula qui fumaient, de guenilles qui séchaient sur les toits, d'enfants en haillons qui se poursuivaient dans les caniveaux, dans ce vacarme de trompes, de chants, de cris, de vie. Avec un morceau de cette galette sans levain si semblable à celle dont Jésus lui-même s'était servi pour son dernier repas, il allait « fabriquer » le Créateur même de cette matière. Entre ses mains, un peu de pain allait devenir Dieu, Celui qui était à l'origine de toutes choses. Lambert considérait qu'il s'agissait là de la révolution la plus prodigieuse qu'un homme puisse être appelé à opérer.
Il avait souvent célébré la messe dans une baraque de bidonville, dans la salle commune d'un foyer de travailleurs immigrés, dans un coin d'atelier d'usine. Mais aujourd'hui, au milieu de ces hommes souffrants, méprisés, brisés, il sentait tout ce que l'offrande et le partage du pain allaient avoir d'unique.
« Cette volonté de Dieu de partager la condition des plus humbles m'a toujours paru un phénomène extraordinaire, dira-t-il. Comme si de se faire homme n'avait pas suffi à satisfaire sa soif d'abaissement, et qu'il ait voulu être encore plus proche des plus pauvres, des plus petits, des plus handicapés, des plus rejetés. Quel bonheur fou d'avoir le pouvoir de permettre à Dieu d'exprimer par l'Eucharistie cet infini de son amour. »
Lambert célébrait sa messe dans un recueillement de carmel quand trois chiens parias, la queue retroussée, traversèrent la cour en aboyant derrière un rat presque aussi gros qu'eux. La scène était si banale que personne n'y prêta attention. Par contre, le passage d'un marchand de ballons au moment de la lecture de l'Évangile capta plusieurs regards.
Accrochées à leur bambou, les baudruches de couleurs vives ressemblaient à des luminaires dans ce morceau de ciel gris. Le buisson multicolore s'éloigna et la voix chaude de Lambert s'éleva au-dessus des têtes. Le prêtre avait soigneusement choisi le message de bonne nouvelle qu'elle apportait. Regardant avec tendresse les visages émaciés qui lui faisaient face, il répéta les propres paroles de Jésus :
Heureux ceux qui ont une âme de pauvre,
car le royaume des deux est à eux.
Heureux les affligés, car ils seront consolés.
Heureux les affamés et assoiffés de la justice,
car ils seront rassasiés.
Comme il prononçait ces mots, Paul Lambert éprouva soudain une sorte de gêne. « Ces gens ont-ils vraiment besoin de paroles ? se demanda-t-il. Ne sont-ils pas tous déjà le Christ, le véhicule, le sacrement ? Ne sont-ils pas les pauvres des Écritures, les pauvres de Yahvé, ces êtres dans lesquels Jésus s'est incarné quand il a dit que là où étaient les pauvres, il était avec eux ? »
Après un silence, il ouvrit les bras comme pour étreindre cette poignée d'hommes et de femmes souffrants. Voulant les imprégner du message de l'Évangile de ce premier matin, il fixa intensément chacun de ses nouveaux frères et sœurs. Puis, laissant parler le Christ par sa voix, il s'écria : « Soyez en paix, car vous êtes la lumière du monde. »