59.

Il est en Inde l'objet de tant de vénération que les paysans lui déposent du lait et des bananes en offrande. Son entrée dans une hutte est considérée comme une bénédiction divine et les textes sacrés de l'hindouisme sont pleins de fables et récits le concernant. Des temples ont été édifiés pour sa dévotion et, dans tout le pays au début de février, la grande fête qui lui est dédiée rassemble des millions de fidèles. Bien qu'il fasse chaque année plus de victimes que le choléra, aucune personne pieuse ne commettrait le geste sacrilège de lever la main sur lui. Le serpent cobra est en effet l'une des trente-trois millions de divinités du panthéon hindou.

Pauvre Lambert ! Toute sa courée de la Cité de la joie se rappellera longtemps le cri de terreur qu'il poussa en entrant dans sa chambre ce soir-là. Dressé sur ses anneaux luisants, la langue vibrante, les crocs sortis, un cobra à tête aplatie l'attendait sous l'image du Saint Suaire. Des voisins se précipitèrent. Le Français avait déjà saisi une brique pour écraser l'animal. Shanta Ghosh, la jolie voisine dont le père avait été dévoré par un tigre mangeur d'hommes, arrêta son bras : « Grand Frère Paul, ne le tue pas, ne le tue surtout pas ! »

Alertés par ces cris, des gens accoururent avec des lampes-tempête.

« On se serait cru dans une scène du Râmâyana, dira plus tard Lambert, quand l'armée des singes se jette sur le repaire du démon Râvana. » Finalement, Ashish, le mari de Shanta, parvint à emprisonner le reptile dans une couverture. Quelqu'un apporta un panier dans lequel on l'enferma. Et le calme revint peu après dans la courée.

Lambert avait compris le message. « Ce n'est pas pour me souhaiter la bienvenue que ce cobra a été mis dans ma chambre. Il y a quelqu'un ici qui me veut du mal. » Mais qui ? Il ne put fermer l'œil de la nuit. Un détail l'avait frappé au cours de l'incident. Alors que tous les autres habitants de la courée se précipitaient à son secours, la porte de ses voisins eunuques était restée obstinément close. Le fait était d'autant plus étrange qu'en ces nuits de canicule tout le monde fuyait la fournaise des chambres pour dormir dans la cour. Le prêtre tira sans amertume la leçon de cette aventure. Malgré les constantes preuves d'amour que lui valait sa vie de partage avec ses frères déshérités, il savait que, pour quelques-uns, il restait un sahib à peau blanche et un prêtre. Un « étranger » et un «

missionnaire ». Jusqu'à présent, protégé par le relatif anonymat d'une ruelle, il n'avait pas trop ressenti la précarité de sa position. Dans le monde clos d'une courée, tout était différent. Car dans cet univers concentrationnaire, tout ce qui n'était pas conforme au groupe devenait un corps étranger, avec tous les risques de rejet que cela impliquait.

Au lever du jour, alors que le Français rentrait des latrines, un homme trapu aux cheveux crépus coupés ras, le teint noir de jais et le nez légèrement épaté, entra dans sa chambre.

Lambert reconnut l'occupant d'un des taudis situés de l'autre côté du puits.

— Father, nous aussi nous avons eu droit au coup du cobra, déclara-t-il. — Il se mit à rire.

Il lui manquait plusieurs dents. — Ton cobra à toi, c'était ta peau blanche et ta croix sur la poitrine. Le notre, c'était pour nos cheveux crépus et parce on vient de la forêt.

Et aussi parce que tu es chrétien, ajouta le prête en désignant la médaille de la Vierge qui pendait à son cou. Lambert avait adopté cette habitude indienne de toujours définir un homme par sa religion.

—Oui, pour ça aussi, admit l'homme en souriant. Mais surtout parce qu'on vient de la forêt, insista-t-il.

La forêt ! Ce seul mot prononcé au fond de ce bidonville sans un arbre ni une fleur, dans ce vacarme permanent de voix, de cris, de bruits, dans cette fumée des chula, ce seul mot fit surgir devant les yeux de Lambert tout un défilé d'images magiques ; des images de liberté, de vie primitive saine, de bonheur et d'équilibre durement conquis mais réels.

—Tu es adivasi ? demanda-t-il. Le visiteur dodelina de la tête. Lambert songea aux multiples récits qu'il avait lus sur les popuns aborigènes. Elles avaient été les premiers habitants de l'Inde. Quand ? Nul ne le savait. Il y a vingt mille ans. Aujourd'hui, quarante millions aborigènes répartis en plusieurs centaines de tribus vivaient à travers tout le pays.

Cet homme était l'un d'eux. Pourquoi avait-il quitté sa forêt pour échouer au fond de ce pourrissoir ? Pourquoi avait-il changé de jungle ? Il fallut des semaines à Lambert pour reconstituer l'itinéraire de Bouddhou ujour, cinquante-huit ans, son voisin adivasi.

« Les tambours avaient résonné toute la nuit, racontera ce dernier. C'était la fête. Dans chaque hameau de la forêt, sous les vieux banyans, les tamarins géants et les manguiers, nos femmes et nos filles dansaient en longues files, coude à coude. Qu'elles étaient belles nos femmes, avec leurs tatouages, leur peau luisante, leur corps souple qui se déhanchait rythmiquement. De temps à autre, des hommes le torse nu, un arc et des flèches à la main, des grelots aux chevilles et des plumes de paon autour du front, bondissaient devant les danseuses éclairées par la lune, et entamaient une danse endiablée. La mélopée des femmes devenait sauvage. Tu ne pensais plus ni au lendemain ni à rien. Ton cœur battait au rythme des tambours. Il n'y avait plus ni soucis ni difficultés. Il n'y avait que la vie. La vie qui était joie, élan, spontanéité. C'était enivrant. Les corps souples se pliaient, se relevaient, se fondaient, se déroulaient, se tendaient. Les ancêtres étaient avec nous, les esprits aussi. La tribu dansait. Les tambours battaient, se répondaient, diminuaient, s'amplifiaient, se mêlaient à la nuit. »

Cette nuit de fête, les aborigènes de Baikhuntpur, une vallée boisée de jungles aux confins des États du Bihar et du Madhya Pradesh, avaient renoué avec leurs rites millénaires. A l'aube du lendemain, une surprise les attendait. Vers six heures du matin, deux cents hommes de main envoyés par les propriétaires fonciers de la région s'abattirent sur eux comme une nuée de vautours. Après avoir mis le feu à toutes les huttes, ils exigèrent le paiement des arriérés des fermages et des intérêts d'emprunts, arrêtèrent les hommes avec l'aide de la police, séquestrèrent le bétail, violèrent les femmes et s'emparèrent des biens des habitants. Ce raid était l'aboutissement de plusieurs siècles d'affrontements entre les populations vivant dans la forêt et les grands propriétaires qui prétendaient s'approprier leurs champs et leurs récoltes. La vieille loi ancestrale inscrite dans la mémoire de l'humanité voulant la jungle appartînt à celui qui l'a défrichée t pourtant dû mettre les aborigènes à l'abri de convoitises. Après avoir été nomades, puis semi-: dentaires, ils étaient en quelques siècles devenus petits paysans. Leur agriculture était strictement fière et ne visait qu'à nourrir leurs familles. Les produits sauvages de la forêt étaient là pour compléter le fruit de leurs moissons. L'Adivasi raconta à Lambert comment lui-même et ses enfants grimpaient aux arbres pour cueillir les baies, comment ils grattaient le sol pour déterrer les racines comestibles, comment ils savaient peler certaines écorces, décortiquer des tubercules, extraire des moelles, presser des feuilles aux vertus cura-rives, découvrir les bons champignons, décoller des lichens savoureux, extirper des sucs, ramasser des bourgeons, récolter le miel sauvage. Comment ils posaient lacets, trappes, collets, rets pour le petit gibier, et des pièges automatiques à massues ou à flèches pour les ours et autres gros animaux. Sans oublier la capture d'insectes divers, de vers, d'œufs de fourmis et d'escargots géants. Chaque famille versait à la communauté le surplus de ses prises pour les veuves, les orphelins et les malades. « C'était dur, mais nous vivions libres et heureux. »

Cependant, les tambours avaient dû se taire. De ?ne que les autres foyers de la vallée, Bouddhou Koujour et sa famille avaient dû partir. Ils étaient d'abord allés à Patna, la capitale du Bihar, puis à Lucknow, la grande cité musulmane. Mais ils n'avaient nulle part trouvé de travail. Comme tant d'autres, ils avaient alors pris le chemin de Calcutta. Fuyant d'abord la claustration et la promiscuité des s, ils avaient campé à la périphérie de la ville, d'autres aborigènes, travaillant dur dans des fours à briques, vivant comme des chiens.

Puis ils avaient eu la chance de trouver un abri qui s'était libéré dans la Cité de la joie. Ce jour-là, l'Inde avait subi une nouvelle défaite : un slum intégrait un homme qui était l'Homme par excellence, l'Homme primitif, l'Homme libre.

En rentrant un soir dans sa courée, Lambert comprit qu'il s'était produit un drame. Tout était étrangement silencieux. Même les enfants et les ivrognes s'étaient tus. Il fit quelques pas et perçut des gémissements. Devant la porte des eunuques, plusieurs lampes à huile brûlaient près d'un charpoï sur lequel reposait une forme enveloppée dans un drap blanc.

Lambert aperçut des silhouettes accroupies autour du mort dont on ne voyait que les pieds.

Dans la lueur des flammes, il reconnut les tresses noires de Kâlîma, avec leur ruban bleu et leur fleur blanche. Le jeune danseur sanglotait. Le prêtre se glissa dans sa chambre et veilla en priant devant l'image du Saint Suaire. Au bout d'un instant, il sentit une présence derrière lui. C'était son voisin Ashish.

—Grand Frère Paul, il y a eu une bagarre, expliqua-t-il à mi-voix. Bouddhou, le chrétien adivasi, a tué Bela, l'un des hijra. C'est un accident, mais le pauvre eunuque en est bien mort. C'est à cause de ton cobra.

—Mon cobra ? balbutia Lambert, interloqué.

—Depuis plusieurs jours PAdivasi faisait une enquête en secret pour savoir qui avait mis le cobra dans ta chambre. Il avait appris qu'un charmeur de serpents avait donné une représentation lors d'un mariage dans une courée pas très loin d'ici. Les hijra aussi avaient été engagés pour danser à cette noce. L'Adivasi a réussi à retrouver le charmeur de serpents. L'homme a reconnu qu'un des hijra avait insisté pour lui acheter un cobra. Il voulait, paraît-il, célébrer un sacrifice et lui en avait offert deux cents roupies. C'était une somme faramineuse pour le charmeur qui a finalement accepté. Voilà comment le cobra s'est retrouvé dans ta chambre. En t’empoisonnant par serpent interposé, sans doute Bela voulait-il racheter quelque faute obscure. Comment savoir ? Ces gens sont tellement mystérieux. Il y en a même qui disent qu'en te tuant, il espérait s'approprier ton sexe dans une prochaine incarnation.

Lambert voulut parler mais sa voix s'étrangla dans sa gorge. Il avait le souffle coupé. Les paroles de l'Indien tourbillonnaient dans sa tête comme des bulles d'acide. Ashish expliqua que l'Adivasi s'était rendu dans la soirée chez Yhijra pour le punir. Il voulait seulement lui donner une correction. Mais Bela s'était affolé. Il avait saisi un couteau pour se défendre.

Hélas, un eunuque efféminé, même de grande taille, ne fait pas le poids contre un habitant des forêts habitué à chasser les ours à la lance. Dans l'empoignade, Yhijra s'était empalé sur son propre couteau. Personne n'avait eu le temps de s'interposer. Dans une courée, les tensions sont si grandes que la mort peut frapper à tout moment comme un éclair de mousson.

Lambert était bouleversé. Il entendait à présent sangloter les eunuques. Bientôt les pleurs cessèrent et il perçut des bruits de pas et de voix. Il pensa que ses voisins s'apprêtaient à emporter leur compagnon vers le bûcher des crémations au bord de l'Hooghly. Il savait combien les rites funéraires sont expéditifs en Inde en raison de la chaleur. Il ignorait toutefois que la tradition ne permettait pas aux eunuques de brûler leurs morts autrement que la nuit, à l'insu des regards des gens « normaux ». En outre, l'Inde refusait dans la mort ce qu'elle accordait à ses eunuques de leur vivant : le statut de femme. Avant d'emmailloter leur « sœur » dans son linceul, ses compagnons avaient dû le vêtir d'un longhi sous une chemise d'homme et Boulboul, leur gourou au visage triste, lui avait coupé ses longues nattes.

Ashish venait de s'en aller quand Lambert entendit frapper à sa porte. Il se retourna et vit briller dans l'ombre les colliers et les bracelets de Kâlîma.

— Grand Frère Paul, pourrais-tu nous faire l'honneur de conduire notre sœur jusqu'au bûcher, implora le jeune eunuque de cette voix très basse qui surprenait toujours.

Au même instant, ses compagnons présentaient la même requête à trois autres hommes de la courée. Cette requête s'inscrivait encore dans le respect de la tradition : en Inde, les femmes n'ont pas le droit d'accompagner un cortège funèbre. Privés du bonheur de ce dernier hommage, les hijra offrirent à leur « sœur » une poignante scène d'adieux. Tandis que Lambert, Ashish et les deux autres porteurs empoignaient la civière mortuaire, le gourou Boulboul se jeta à genoux pour clamer des mantrâ. Fous de douleur, Kâlîma et les autres eunuques se lacérèrent le visage en poussant des hurlements déchirants. Puis les quatre hijra se déchaussèrent et se mirent à frapper rituellement le cadavre à grands coups de sandales « afin d'empêcher notre "sœur" de se réincarner en eunuque dans sa prochaine existence ».

La cité de la joie
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