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« Les Drènes en captivité »
Rapport de la Patrouille de Zone

Un fort vent du sud-ouest, apportant la pluie sur toute la partie méridionale de la Floride, avait inondé presque toute la journée la mangrove derrière la cabane isolée d’Osceola. Dud et elle avaient eu fort à faire pour colmater les fissures des murs du côté situé au vent. Mais, le soir venu, la pluie avait cessé et le vent s’était à peu près calmé, revenant cependant par rafales occasionnelles qui ébranlaient bruyamment les lattes disjointes.

Le Raj Dud, étendu nu sur le lit d’Osceola après son dur labeur, la regardait travailler dans un coin de la cuisine. Elle préparait un pompano tout frais péché qu’elle allait faire cuire à l’étouffée sous la cendre chaude d’un foyer aménagé à l’abri de l’auvent de la cabane. Elle portait une robe orange vif avec des taches imprimées qui ressemblaient à des insectes mauves écrasés.

— Tu sais, Oscic, dit-il, je trouve que tu te donnes bien de la peine pour créer même de toutes petites choses comme ces déflecteurs de vent. Je me demande comment font les Drènes pour ne pas s’écrouler sous le poids de tout ce qu’ils créent.

— C’est de naissance, probablement, répondit-elle en attachant les feuilles autour du poisson et en soupesant le tout. Au moins six livres, déclara-t-elle. Mais tu risques d’avoir faim avant que ce soit prêt.

— Comment les Drènes peuvent-ils être tellement plus forts que nous pour ces choses-là, et en même temps si limités ? demanda le Raj Dud.

— Tu l’as déjà dit toi-même : des savants idiots. Ils ignorent les autres dimensions. Ils se concentrent uniquement sur ce qu’ils ont. Ça répond sans doute à ton autre question : ils se limitent à ce qu’ils savent.

Elle sortit avec son poisson. Quand elle revint, il était assis sur le bord du lit, le regard vague, perdu dans une intense concentration créatrice.

— Je te croyais épuisé, murmura-t-elle en venant s’allonger à côté de lui sur le lit.

Il ne répondit pas.

Osceola soupira. Il y avait des moments où elle aurait souhaité que son compagnon n’eût jamais fait ses étranges découvertes. Elle n’aurait jamais, bien sûr, mis au point son verre Spirit ni pu sillonner l’univers en tous sens. Elle aimait voir de nouveaux endroits, mais la monotonie des longs voyages traditionnels leur ôtait une grande partie de leur agrément. De cette manière, par contre, elle profitait de tous les avantages. Dud pouvait s’amuser tant qu’il voulait sur Vénus et passer ses loisirs ici. Et elle pouvait aller où elle voulait, dans des limites raisonnables, bien sûr.

Je me demande ce que ce vieux fou est encore en train de manigancer ?

Elle le regarda en plissant fortement les yeux pour essayer d’harmoniser leurs pensées. La vague créative à laquelle elle s’attendait ne déferla pas sur elle. À la place, il y avait une aura de pensées diffuses.

Que diable est-il en train de faire ?

Elle s’inquiétait. Cela ne ressemblait pas à Dud de s’absorber si longtemps dans son labeur créatif. Elle le secoua par l’épaule.

Lentement, comme un somnambule qui sort de sa transe, il se mit à accommoder. Puis il se tourna vers Osceola, le front plissé.

— J’espère que je n’ai pas fait de bêtise, grommela-t-il.

— Que fabriquais-tu ?

— Une illusion.

— Tout est illusion, crétin !

— Oscie, les Drènes envoient un vaisseau pour effacer la Terre !

Elle se redressa d’un coup.

— Nous effacer ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Ils veulent nous effacer comme si nous n’avions jamais existé. Tout ce à quoi nous sommes associés disparaîtra d’un coup.

— Il faut faire quelque chose !

— Je viens de le faire. J’espère que ça suffira.

— Qu’as-tu fait ?

— J’ai tendu une espèce de fil dimensionnel en travers des Spirales pour projeter directement leur vaisseau au-dessus d’une Terre illusoire.

— Qu’est-ce que ça veut dire, illusoire ?

— Elle ressemble à la Terre, mais elle n’existe pas vraiment, excepté sous la forme d’une projection issue d’une autre dimension.

— Et c’est censé produire quel effet ?

— Les Drènes sont des animaux un peu particuliers, Oscie. Ceux que nous avons étudiés avaient tous la même faiblesse. Ils se comportent comme s’ils n’avaient jamais entendu parler des autres dimensions. Pourtant, ils viennent nécessairement d’une autre dimension.

— À quoi ça nous sert de savoir ça ?

— Ce sont des créatures passives invétérées, jusqu’à ce qu’une de leurs créations les menace. Ce qui est le cas avec nous.

— On ne les menace pas.

— Malheureusement si. Les humains ont toujours eu du mal à partager leur territoire avec d’autres animaux. Notre nature, c’est « eux ou nous ». Si nous sommes incapables de les mettre en cage ou de les contrôler d’une manière ou d’une autre, nous essayons de les tuer. Les Drènes le savent. C’est normal, Oscie. C’est tout de même eux qui ont créé ce monde !

— Tu dis tout le temps ça, mais je…

— C’est la pure vérité, Oscie !

— Quel est le rapport avec ce vaisseau dont tu…

— N’as-tu donc pas encore compris ? Pour pouvoir nous arrêter, il leur faut lutter contre leur instinct de base, et éliminer une de leurs créations. Par la violence !

— Et que se passera-t-il quand ils feront sauter ton illusion ?

— Je ne le sais pas très bien. Mais ça nous donnera au moins le temps de réfléchir à une solution plus définitive. Tant qu’ils ne pigeront pas l’existence des autres dimensions, je pourrai les tromper comme je voudrai.

— Comment sais-tu ça ?

— Cette Habiba parle beaucoup toute seule. Et elle tient un journal où elle note tout.

— Tu les as espionnés, vieux fou ! Nous étions pourtant d’accord pour dire que c’était trop dangereux !

— Ils sont très distraits en ce moment, Oscie. Ils ne font pas aussi attention qu’avant.

— Tu es allé là-bas ?

— Non. J’ai juste un peu regardé par le trou de la serrure, pour ainsi dire. Comme le jour où nous sommes tombés dessus par hasard. Imagine un peu ! Ils ont mis en place une sorte d’illusion grossière autour de Drénor, une fausse Drénor, quoi ! pour que l’endroit paraisse totalement inhabitable. C’est ce qui m’a donné l’idée de les leurrer à leur tour.

— Moi, un seul coup d’œil m’a suffi, cette fois-là, déclara Oscie. Ils me foutent vraiment les boules.

— Drénor est un drôle d’endroit, c’est certain. Pas vraiment une planète. Elle est ancrée dans l’infini. Ils appellent ça l’amplitude. Rien que de penser à l’infini, moi, ça me donne mal à la tête.

— Je ressens la même chose.

— Mais tu es mortelle et tu le sais. Alors qu’ils se sont toujours crus immortels… à part les accidents.

— Encore une de tes petites plaisanteries, Dud ?

— Je te jure, Oscie, que je n’y suis pour rien. J’avais un pressentiment, je suis allé jeter un coup d’œil pour essayer d’en savoir la cause. Tu sais comment je suis.

— Ouais. Tu foutrais le nez dans un moulin à viande si tu croyais voir quelque chose d’intéressant à l’intérieur. Tu es sûr que tes illusions arrêteront les Drènes ?

— J’ai toujours réussi à éloigner les étrangers de la mangrove, non ?

— Mais les Drènes ne sont pas des humains.

— Ils croient quand même à ce qu’ils voient. Quelle différence avec un chasseur persuadé qu’il vient d’apercevoir un marécage grouillant d’alligators en folie, ou des milliers de vipères à gueule blanche ?

— Mais si tu t’es trompé ? Ce sera un peu plus difficile que d’expliquer à un étranger comment nous en sommes venus à habiter cette jungle perdue.

— Fais-moi confiance, Oscie. Les Drènes sont peut-être beaucoup plus forts que moi pour créer certaines choses, mais je t’assure qu’ils n’ont aucune idée de la manière dont on peut organiser une arnaque à partir d’une autre dimension.

— Parfois, tu me fais frémir, Dud.

— Je vais te dire, Oscie. En attendant que ton poisson soit prêt, pourquoi on ne se payerait pas tous les deux une petite partie de jambes en l’air ? Attends. Laisse-moi t’aider à enlever cette robe.