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Oh, si ! Oh, si ! Oh, si ! Oh, là !
Chant aérobic du matin à l’Usine de verre Spirit
Je me demande si votre oncle Dudley n’aurait pas trouvé un moyen d’idmager, fit Ryll. Cela expliquerait la plupart des phénomènes auxquels nous venons d’assister.
Lutt ne prit pas la peine de lui répondre. Il se sentait trop euphorique pour cela, mais sans l’excitation physique habituelle. De la salle d’attente au cylindre, il n’y avait eu qu’un pas à faire à travers l’étrange paroi de verre Spirit. La main moite de Nishi dans la sienne, il se retourna pour voir encore ce verre Spirit, mais quelque chose au bout du cylindre, au-dessus de la fenêtre, attira son attention.
Vénus ! Il ne pouvait y avoir aucun doute sur ce qu’il voyait là-haut. Les volcans ardents qu’aucune couverture nuageuse ne voilait, les explosions de lumière des tirs d’artillerie chinois. Nishi et lui flottaient à l’intérieur du cylindre, sans aucune surface solide sous leurs pieds, pas le moindre courant d’air, absolument rien de substantiel à l’exception du cylindre argenté qui les entourait. Il commençait même à avoir des doutes sur la matérialité de la paroi cylindrique.
— Regardez ! dit Nishi en accentuant la pression de sa main et en désignant quelque chose au-dessous d’eux.
Lutt baissa les yeux. À l’autre bout du cylindre, le bleu marbré de filets blancs du globe terrestre était en train de grossir avec une rapidité inquiétante. Il commençait à distinguer les verts et les bruns des continents. D’autres couleurs apparaissaient en même temps que les détails de la surface. Des sommets montagneux, des dorsales, des constructions. Un avion tissait sa traîne blanche au-dessus du sol. Il vit un océan, puis le découpage familier d’une côte avec ses échancrures, ses ports… une cité.
— Il nous envoie à Seattle, dit-il.
— C’était bien la destination que vous aviez choisie ?
La voix était grave et rocailleuse. Elle provenait de juste derrière eux. Nishi et Lutt s’entortillèrent un peu en essayant de se retourner en même temps dans l’espace exigu. Quand ils réussirent à se dépêtrer, ils se tenaient toujours par la main, mais à bout de bras, et faisaient face à une vieille sorcière à la peau noire et parcheminée, vêtue d’une robe longue imprimée de dessins aux couleurs brillantes représentant des plantes et des fleurs jaunes, vertes, rouges et orangées.
Ils étaient trois à flotter dans le cylindre avec les tours de Seattle juste au-dessous d’eux.
— Eh bien ! Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? demanda la vieille femme.
Lutt essaya de déglutir malgré sa gorge sèche. Le visage lui était familier. Son sentiment d’euphorie disparut brusquement.
— Qui êtes-vous ? demanda Nishi.
— Osceola ! En chair et en os ! Qui d’autre croyez-vous ? (Elle s’adressa à Lutt.) Si ce n’était pas pour faire plaisir à ce satané Dud, je vous déposerais dans la jungle pourrie la plus proche. J’aime bien avoir un Hanson à portée de mes griffes.
Elle leva une main noueuse en forme de poing crispé qu’elle agita devant lui.
— Je… je ne vous ai jamais rien fait de mal, protesta Lutt.
— Innocence n’est pas défense, souffla-t-elle, mais en abaissant son poing. Où voulez-vous aller exactement ?
— Dans mes bureaux de l’Enquirer ?
— Et vous aussi, ma belle ? fit Osceola en s’adressant à Nishi.
— Oui, murmura celle-ci. Je vais où va Lutt.
— Femme amoureuse agit rarement avec bon sens, déclara Osceola.
— Comment faites-vous ça ? demanda Lutt. Nous sommes sur Vénus et…
— Vous autres, les Hanson, vous ne posez jamais les questions qu’il faut. El vous ne savez jamais vous taire et vous contenter d’observer. C’est à peu près la seule chose que votre oncle Dudley a de bien. Il sait se servir de ses sens. Parfois, je me demande s’il n’est pas un peu séminole.
Elle fit quelques passes de la main droite et une balle de tennis apparut au creux de sa paume. Elle la broya dans ses doigts et un lys en sortit, qui se transforma en serpent à sonnettes puis en canne.
— C’est de la magie, reprit-elle. Voilà comment nous faisons.
C’est une sorte d’idmagie ! Je le sais ! intervint Ryll.
Lutt sentit ses paupières se fermer et ses yeux se tourner en dedans. Quand ils pivotèrent de nouveau et se rouvrirent, il vit Osceola qui tenait à la main une grappe de varech encore toute ruisselante avec une expression de stupéfaction sur son visage.
— Si vous savez faire ça, pourquoi me faites-vous perdre mon temps ? demanda-t-elle à Lutt en lui lançant un regard fulminant. Mais c’était vous, peut-être ? ajouta-t-elle en se tournant vers Nishi. Ou alors, c’est ce satané Dud, avec ses plaisanteries fumeuses. Tu es là, Dud ? Tu prends ton pied ? Attends que je t’attrape, mon salaud, et tu ne remettras plus jamais les pieds dans mon lit !
Nishi exerça une légère pression sur la main de Lutt.
— C’était Ryll, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Par les cornes de mille diables blancs, pourquoi est-ce que ce serait terrible ? tonna Osceola.
— C’est moi qui l’ai fait, dit Lutt. Mais je ne sais pas réaliser des choses aussi compliquées que ce que vous faites, vous et l’oncle Dudley.
Menteur ! accusa Ryll. Comment osez-vous vous attribuer la paternité de mes petites plaisanteries ?
Vous préférez lui expliquer qui vous êtes ?
Comme Ryll ne répondait pas, Lutt ajouta à haute voix :
— Pardonnez-moi, Osceola, mais je ne suis qu’un débutant.
— Ce n’était pas trop mal, pour un débutant, dit-elle en secouant le varech qui s’accrochait à son bras. Vous voulez toujours regagner vos bureaux ?
— Si ça ne vous dérange pas trop.
Vous êtes bien poli, tout à coup, lui dit Ryll.
Cette femme pourrait nous larguer au-dessus d’un cratère enflammé, si elle en avait envie !
C’est vrai que comme adepte elle semble avoir des talents supérieurs. J’avais déjà entendu dire que d’autres créatures pouvaient trouver le moyen d’idmager, mais il y a là une combinaison de procédés artistiques dont je n’aurais jamais soupçonné les possibilités. Elle n’a même pas besoin de la présence d’un Vaisseau d’Histoires et si c’est bien une Spirale que nous avons empruntée pour nous déplacer, c’était une Spirale d’un genre très particulier.
Lutt ne répondit pas.
— Sainte Mère de Dieu, viens-nous en aide ! implora Nishi.
Ryll se trouva soudain en possession du corps fusionné, son attention fixée sur l’extérieur, avec une force de concentration qu’il n’aurait jamais cru posséder. La cité était juste au-dessous d’eux, mais il ne sentait toujours pas le moindre souffle de vent. La main de Nishi pressait la sienne à lui faire mal. Il y avait beaucoup de monde dans la rue. Un zoo… des insectes. Il se rendit compte qu’il percevait les plus minuscules particules vivantes. Des créatures qu’aucun Terrien ni aucun Drène n’avait jusqu’ici contemplées à l’œil nu.
Tout prit fin brusquement. Nishi et lui se trouvaient dans le bureau de Lutt à l’Enquirer. Ryll avait l’étrange sensation que son corps venait d’être désassemblé, puis réassemblé. Sa faculté de voir l’infinitésimal avait disparu. Les odeurs dans le bureau étaient telles qu’il se les rappelait. Encre, café, vieux papiers et armoires poussiéreuses, nourriture refroidie. Tous les arômes synthétiques dont Lutt s’entourait ici, pour des raisons bien à lui.
Ryll fut soudain frappé par l’idée que les odeurs étaient un domaine où il n’avait jamais exercé vraiment ses talents idmagiques.
Quelle idée exaltante ! Si un jour je devais idmager un monde à moi, je l’emplirais de parfums merveilleux, de choses qu’on ne peut décrire de manière satisfaisante, même dans une histoire bien assimilée.
— Tout va bien, Lutt ?
C’était Ade Stuart, sur le seuil dans son fauteuil roulant électrique.
Ryll sentit une sueur froide. Il serra très fort la main de Nishi. Il ne percevait aucun signe de Lutt. Où était-il passé ?
Vous êtes là, Lutt ?
Pas de réponse.
— T… tout va bien, dit-il tout haut en s’efforçant d’imiter la voix de Lutt.
Nishi le regarda d’un drôle d’air. Elle sentait une différence.
— Vous êtes celle qui a fait le reportage sur le bordel de la Légion, dit Stuart en se tournant vers Nishi. Toutes mes félicitations, c’était du beau travail. Mais dites donc, vous avez vite fait pour revenir ici. Ce sont les militaires qui vous ont transportés ?
— Nous… euh… nous avons eu un traitement de faveur.
— Ça ne fait aucun doute. Mais je suis bien content que vous soyez de retour. Il y a de l’information dans l’air. La Patrouille de Zone a découvert un extraterrestre dans un secteur sous surveillance la veille de votre départ pour Vénus. Elle n’a pas pu étouffer l’affaire. Il y a toutes sortes de bruits qui courent. Il serait prisonnier. Il se serait échappé. Qui peut savoir ? Nous avons mis notre meilleure équipe sur l’affaire.
— Nous avons oublié les caméras Vor à bord du vaisseau ! gémit soudain Nishi. La Légion va étudier leur fonctionnement et elle ne nous paiera jamais !
— Elles sont ici, dit Stuart. Elles viennent d’arriver, livrées par messagerie spéciale, avec un mot : « Compliments du Raj Dud. » Ce n’est pas ce gourou vénusien complètement cinglé ? Vous avez pu l’interviewer également ?
— P… pas d’interview de lui, fit Ryll.
— Comment se fait-il que vous soyez en pyjama ? demanda Stuart.
— Nous sommes partis un peu à la hâte, expliqua Ryll.
— Coursier ! beugla Stuart.
Un jeune homme maigre en salopette noire se présenta aussitôt derrière lui.
— Oui, monsieur ?
— Allez chercher les vêtements de M. Hanson dans l’armoire là-bas, dit Stuart en indiquant une porte dans un angle du bureau.
Le coursier s’aplatit contre le chambranle pour se glisser à l’intérieur du bureau derrière le fauteuil de Stuart.
— Désirez-vous quelque chose en particulier, monsieur ? demanda-t-il en regardant Ryll.
— N’importe quoi, ça ira très bien, fit Ryll.
Puis il se tourna vers Nishi.
— Vous avez une drôle de voix, Lutt, lui dit celle-ci. Vous n’auriez pas pris froid durant le… C’est-à-dire… en venant ?
— Je me sens parfaitement bien, dit Ryll.
— Où dois-je les poser, monsieur ? demanda le coursier, les bras chargés d’un pantalon rouge, d’une chemise noire avec cravate blanche, veste noire, chaussures blanches plus un caleçon en organdi.
— Ici, dit Ryll en indiquant une table.
— Vous n’allez pas porter ça ? s’étonna Stuart. Vous allez ressembler à un tueur de la Mafia dans un film de série B.
— Ça ira, ça ira, lui dit Ryll.
— Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, Lutt, murmura Nishi en posant une main sur son front. Vous transpirez.
— Je vais très bien, fit Ryll. Lutt ! Où êtes-vous, Lutt ?
— L’Agence de Presse des Spirales a eu un succès fou, déclara Stuart. Nous recrutons tous les jours de nouveaux clients. Les fonds spéciaux se portent de nouveau bien.
— C’est parfait, dit Ryll en regardant la pile de vêtements de toutes les couleurs.
— Que faisons-nous pour cette histoire d’extraterrestre ?
— Continuez de la même manière.
— Voulez-vous me faire une faveur, Lutt ? demanda Stuart. Expliquez-moi comment vous avez fait pour arriver ici tout d’un coup, sans que personne s’en aperçoive.
— C’est… c’est un secret de famille, lui dit Ryll.
— Pardonnez-moi, Lutt, mais il m’était venu une drôle d’idée. Voyez-vous, d’après les bruits qui courent par-ci, par-là, cet extraterrestre serait arrivé à bord d’un vaisseau qui ressemblerait pas mal à celui que vous êtes en train de construire avec Samar. Toujours d’après les mêmes rumeurs, ce vaisseau aurait quelque chose à voir avec… ils appellent ça les « Spirales ». Alors, vous comprenez, je n’ai pas pu m’empêcher de faire le rapprochement avec notre agence de presse.
— Oui, oui, bien sûr, dit Ryll.
Il se demandait quand Stuart allait se décider à se taire et à s’en aller. Et Lutt ? Où était-il donc passé ?
— Et ma drôle d’idée, reprit Stuart en indiquant du doigt, sur la gauche de Ryll, un gros boîtier gris surmonté d’un écran orange qui scintillait contre le mur, m’est venue quand j’ai entendu crépiter ce récepteur Vor… et que vous êtes apparus tout d’un coup. J’ai pensé : Vingt dieux ! Est-ce qu’il se servirait de ces Spirales, lui aussi, pour voyager dans l’espace ?
— C’est vrai que c’est une drôle d’idée, lui dit Ryll sans quitter des yeux l’écran scintillant.
Cette sensation d’avoir son corps désassemblé, puis réassemblé aussitôt après… Osceola et l’oncle Dudley transmettaient-ils les gens comme ils le faisaient avec les images ?
Lutt ! Répondez-moi donc, Lutt !
Toujours pas le moindre signe du cohabitant de son corps. Ryll se sentit soudain désemparé. Comment pouvait-il simuler longtemps le comportement de ce damné Terrien en son absence ? Déjà, Nishi avait des soupçons. Il se demandait s’il ne valait pas mieux feindre d’être malade.
— Avez-vous été transmis sur cette machine ? insista Stuart.
Ce n’est pas impossible, se dit Ryll. Et nous avons peut-être été séparés définitivement à ce moment-là.
Il n’osait pas trop espérer.
Brusquement, il libéra sa main de celle de Nishi, se faufila derrière la chaise de Stuart et sortit en courant dans le couloir. La voix de Stuart flotta derrière lui :
— Vos vêtements, Lutt ! Vous n’êtes même pas habillé !
Qu’est-ce que le Raj Dud avait dit à propos d’essence ? Ryll venait d’être frappé par l’idée que Lutt avait peut-être eu un léger retard de transmission et qu’il était en ce moment même à la recherche de son corps.
Je dois mettre la plus grande distance possible entre ce transmetteur Vor et moi !
Glissant et dérapant, avec ses pieds nus, sur le revêtement de sol du couloir, Ryll déboucha en pyjama dans un petit hall où il vit une porte surmontée de l’indication : SORTIE. Il la poussa et dévala les marches de béton nu qui se trouvaient derrière, quatre à quatre. À chaque palier il y avait une petite porte identique où était indiqué l’étage. Arrivé au rez-de-chaussée, il poussa très fort une lourde porte qui s’ouvrait sur le hall d’entrée de l’immeuble. Le dallage était glacé sous ses pieds. Le mur-miroir lui confirma qu’il avait toujours l’apparence de Lutt, mais il avait perdu ses lunettes. Et le miroir lui montra quelque chose d’autre, qui le glaça.
C’était la mère de Lutt qui était en train de traverser le hall dans sa direction. Tournant le dos au miroir, Ryll s’aperçut que Phœnicia Hanson l’avait reconnu. Elle se figea sur place. Une expression horrifiée se peignit sur son visage. Sa bouche se tordit, accentuant les rides aux coins de ses lèvres.
Une seule chose à faire, se dit Ryll. S’il parlait à la mère de Lutt, elle risquait de s’apercevoir aussitôt que ce n’était pas son fils qui se trouvait en face d’elle. Elle l’avait entendu parler d’un extraterrestre qui avait envahi son corps. Il se mit soudain à courir, en la frôlant au passage.
— Arrête ! glapit-elle. N’as-tu pas honte de ce que tu as fait ? Ces images de Vénus étaient obscènes ! Jamais je ne me suis sentie aussi humiliée de ma vie ! Mais que fais-tu, Lutt ?
Ignorant ses cris, il plongea vers l’extérieur à travers la double porte battante. Sur le trottoir, sans cesser de courir, il adopta la foulée souple de quelqu’un qui fait du jogging. Les passants le regardaient d’un drôle d’air, mais le jogging n’était pas pour eux un spectacle inhabituel. Quelqu’un lui cria :
— Hé, l’ami ! J’aime bien ton pyjama. C’est la mode, maintenant, de courir pieds nus ?
Merde ! Dans quel pétrin nous avez-vous encore fourrés ? C’était la voix de Lutt qui résonnait, affolée, dans l’esprit conscient de Ryll. Où courons-nous comme ça ? Où nous emmenez-vous ?
Ryll ralentit et s’arrêta pour s’adosser, haletant, à un réverbère. Il se sentait malade, désemparé mais soulagé en même temps.
C’est cette maudite Osceola qui nous joue encore des tours ?
Ryll garda ses pensées pour lui. Il essayait de maintenir leur corps sous son contrôle, mais Lutt résistait. Ryll sentit ses jambes trembler. Ses muscles tressaillirent.
La garce ! Elle m’a fait transiter par l’enfer ! J’étais à l’intérieur d’un volcan ! J’étais un insecte que gobait un oiseau, un poisson happé par un requin, et encore bien pis que tout ça ! Et elle, pendant tout ce temps, elle rigolait en gloussant comme une foutue dinde ! Où sommes-nous maintenant, Ryll ?
Dans la rue, près de l’immeuble de l’Enquirer.
Où est ma petite Nishi ?
Dans votre bureau, la dernière fois que je l’ai vue.
Pourquoi sommes-nous encore en pyjama ?
Pas le temps de se changer.
Je prends le contrôle, Ryll. Ne résistez pas, ou je fais quelque chose devant tout le monde qui parviendra à coup sûr aux oreilles de la P.Z.
Votre mère se trouve dans le hall de l’Enquirer. Elle est furieuse.
Ryll lui laissa voir quelques images de leur rencontre qu’il gardait en mémoire.
Pourquoi vous êtes-vous mis à courir comme ça ? demanda Lutt.
Il m’avait semblé, sur le moment, que c’était une bonne idée. Moi aussi, je déteste cette Osceola.
Elle vous a fait quelque chose, à vous aussi ?
Je préfère ne pas en discuter.
Je suis de votre avis. Et maintenant, ôtez-vous du milieu, mon petit Ryll. Je prends le contrôle.
Avec un très net sentiment de soulagement, Ryll lui céda la place. Tandis que Lutt s’installait aux commandes, le Drène se demanda, en voyant à quel point il était heureux de reprendre son rôle d’observateur passif, s’il n’était pas en train de devenir une sorte de voyeur.
Les gens s’étaient attroupés autour de Lutt sur le trottoir. Certains passaient leur chemin au bout d’un moment, d’autres restaient sur place en ouvrant de grands yeux et en échangeant des commentaires.
— Il a l’air malade, dit une femme.
— Hé ! mais c’est Lutt Hanson Junior ! s’exclama un passant. Vous avez un problème, mon garçon ?
Lutt regarda sur sa droite. L’Enquirer se trouvait deux pâtés de maisons plus loin, sur le trottoir d’en face. L’incident des Radsols lui revint en mémoire, avec la jeune femme qui crachait dans la main de Phœnicia.
Je suis dans la rue sans aucune escorte et tous ces gens savent qui je suis. Mauvais, ça.
L’homme qui venait de s’adresser à lui s’avança d’un pas.
— Vous avez peut-être besoin qu’on vous aide, monsieur Hanson. Votre pied saigne. Comment se fait-il que vous soyez pieds nus ?
— J’ai fait un pari, et c’est moi qui ai gagné.
— Ils sont tous dingues, ces Hanson ! s’exclama l’un des badauds.
Il y eut des éclats de rire dans la foule, mais rien d’inamical.
— Excusez-moi, fit Lutt.
Il se fraya un chemin à travers le cercle des curieux, sans avoir trop de difficulté à passer.
— Combien avez-vous gagné ? demanda quelqu’un.
— Des masses, fit Lutt.
— Et il en reste encore ! lança quelqu’un d’autre.
De nouveau, ils éclatèrent tous de rire. Il ne semblait pas y avoir d’ennemis ici, mais Lutt gagna l’immeuble de l’Enquirer d’un pas aussi vif que possible. Il ne respira que quand il fut dans le hall d’entrée et vit un groupe de gardes Hanson arriver en trottant dans sa direction.
— Nous partions à votre recherche, monsieur, lui dit l’un d’eux tandis qu’ils faisaient cercle autour de lui. Vous ne devriez pas vous éloigner sans nous.
Il n’y avait aucun signe de la présence de Phœnicia dans le hall.
— Vous n’avez pas vu ma mère ? demanda-t-il aux gardes.
— Elle est repartie, monsieur, lui dit-on. Mais elle désire vous voir pronto. Où souhaitez-vous aller à présent ?
— D’abord dans mon bureau, pour me mettre quelques vêtements sur le dos. Ensuite, nous irons du côté du Complexe Hanson. Quelqu’un sait-il où se trouve mon frère ?
— Mr. Morey a quitté la ville, monsieur, lui dit un garde. Votre père l’a chargé d’une commission.
Il l’a envoyé quelque part pour l’éloigner de moi, je suppose, se dit Lutt.
Mais votre frère a des complices qui sont capables de tout, lui rappela Ryll. Ne les craignez-vous pas ? Et où se trouve ce Woon ?
C’est ce que je vais essayer de découvrir.
Vous menez une vie pleine de dangers, Lutt, mais je commence à saisir ses attraits.