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C’est lors de la cérémonie de la Germinerie que s’établit le besoin vital, pour chaque Drène, de posséder sa masse dominante caractéristique. Chaque fois qu’il a recours, par la suite, à ses pouvoirs idmagiques, cette réalité se renforce. La polymorphose en une masse plus petite est perçue, par l’inconscient du Drène, comme une véritable menace envers son existence. Mais que la transformation s’opère dans le sens du plus grand ou du plus petit, le sujet doit de toute manière réintégrer sa masse dominante le plus rapidement possible. Plus il en demeure éloigné, plus il aura du mal à retrouver sa normalité drène.

L’Inconscient drène
Rapport de la Patrouille de Zone

Au commencement du mille milliard quatre-vingt-un millionième cycle du règne de Habiba, l’après-midi du deuxième jour de la semaine drène (qui varie de sept à dix-sept jours en fonction des saisons), Habiba prit mentalement note que c’était aujourd’hui officiellement le Jour de la Nouvelle Histoire.

La lumière solaire, teintée en vert par la coupole de visuplex en forme de chapeau de sorcière qui couronnait le Cône Suprême, la réchauffait sans toutefois parvenir à soulager le froid qu’elle ressentait au cœur de ses glandes germinatives. Le cône élevé, ancré au-dessus d’une île flottante au centre d’un océan ancien, la plaçait bien au-dessus des parois d’un volcan éteint. De cet endroit stratégique, Habiba était en train d’exercer le pouvoir secret et exclusif qu’elle avait de voir jusqu’à la limite de l’horizon de Drénor et jusque dans les profondeurs de la mer. À l’ouest, par-delà les Plaines lointaines, elle reconnut la casquette jaune de Mugly l’Aîné et les blouses vertes de ses apprentis. Ils se trouvaient à côté d’un bâtiment bas.

Un léger creux dans le sol, non loin de là, indiquait l’endroit où s’était dressé le Vaisseau d’Excursion volé.

Disparu ! se dit Habiba. Il a réellement disparu ! Jongleur a eu raison de me mettre immédiatement au courant de toute cette histoire avant que Mugly ne vienne se lamenter ici.

Habiba ne portait aucun vêtement sur elle. Ainsi, les Contribuables qui la verraient par hasard seraient rassurés par le spectacle de son gros corps maternel à la peau marron dans le solarium du dôme. Sa chevelure d’un vert soyeux, qui hérissait le sommet de sa tête massive comme les herbes démesurées d’un jardin à l’abandon, retombait sur ses oreilles en un désordre calculé. Son large groin cornu faisait éminence entre ses globes oculaires marron en forme de bulbes. Sa bouche, dont les épulpeurs dendritiques étaient rétractés, formait un ovale étonné.

Est-ce ainsi que tout doit finir ? se demanda-t-elle.

Très loin au-dessous de son pinacle, visibles en un large éventail à partir du sommet de son Cône de Contrôle, les demeures ancestrales de son peuple étaient éparpillées comme des jouets d’enfant, copies couleur de pisé de sa propre coupole transparente.

Elle les trouvait assez pitoyables dans leur immobilité figée.

Un tourbillon de poussière volcanique tourna autour du cône sans retomber vers la mer qui occupait le cratère mort au-dessous d’elle. La surface de l’eau limpide luisait sous les rayons obliques du soleil.

Mugly l’Aîné et ses apprentis ne pouvaient pas la voir de si loin, mais ils se tournèrent tous à un moment pour regarder ensemble dans sa direction, puis reprirent leurs activités.

Mugly va croire que c’est moi qui ai incité l’enfant à s’emparer du vaisseau. Il ne m’accusera pas directement, mais il ne pourra pas s’empêcher de ressasser cette pensée. Pauvre Mugly. Il est tellement persuadé que son projet d’effacer la Terre est un secret pour tout le monde.

Malgré la distance considérable, elle identifia les sept personnes qui l’entouraient grâce à leurs mouvements. Deux retinrent particulièrement son attention.

Deni-Ra et Prosik sont bons pour passer un mauvais quart d’heure. Il faudra que je fasse un geste rassurant lors de l’évaluation de leur impôt. Parfois, Mugly va un peu trop loin.

Mugly se tourna dans la direction du volcan érodé, de l’autre côté de la Plaine. La surface verte brillante du cône de Habiba se détachait au-dessus du bord de l’ancien cratère. Il regarda Deni-Ra, une jeune femelle adulte de basse extraction. Ronde et courte, avec des rides profondes sous les yeux, Deni-Ra ne semblait présenter que des aptitudes assez limitées de Diseuse d’histoires. Elle était présentement accroupie sur ses quatre jambes, une main sortie pour relever son cache-oreille afin de mieux écouter ce qu’il leur disait.

— Vous êtes sûre que le vaisseau était opérationnel ? lui demanda Mugly.

— Avec un Capitaine Diseur aussi qualifié que vous aux commandes, Patricia aurait été pleinement opérationnelle, répondit Deni-Ra.

— C’est moi seul qui devais commander ce vaisseau, grogna Mugly.

Il rajusta sur sa tête sa casquette jaune flasque, signe de son appartenance au corps des Diseurs d’Élite. La petite broche d’argent qui y était épinglée, et qui indiquait son rang de troisième personnage après Habiba et Jongleur, lui piqua le doigt, et il réprima de justesse un glapissement d’indignation.

— Qui d’entre vous était de service quand mon vaisseau a été volé ? demanda-t-il en embrassant d’un regard furieux les sept Drènes qui formaient un demi-cercle autour de lui.

Six paires d’yeux se tournèrent furtivement vers Prosik, un grand mâle aux larges oreilles, mais Mugly fit semblant de ne s’apercevoir de rien.

C’était donc cet imbécile de Prosik !

Mugly posa son regard sur Luhan, le plus jeune du groupe et le plus doué après Deni-Ra malgré la malformation qui affectait son bras droit, sans toutefois l’empêcher de se rétracter normalement.

C’est peut-être pour compenser sa difformité qu’il a l’esprit vif.

Luhan demeura impassible. Il n’était donc pas impliqué dans cette affaire.

Mugly porta alors son attention sur Alade, accoutré d’une blouse vert sapin impeccablement ajustée, comme d’habitude, ses larges poches vides bien plaquées sur son corps drène à la morphologie idéale. C’était un conformiste qui respectait les ordres avec une morne constance et qui trouvait toujours le moyen d’échapper aux réprimandes. Il devait certainement avoir des excuses en béton armé pour le rôle qu’il avait joué dans cette malheureuse histoire. Cependant, il manifestait une certaine tension.

Oui, c’est vrai. Alade est celui qui a recommandé Prosik.

Mugly se tourna alors pour regarder Prosik en face.

À peine éveillé, faisant porter son poids sur ses deux jambes gauches, Prosik semblait lutter pour demeurer alerte. Ses paupières battaient désespérément.

Les effets du bazel ! Et Prosik fait sans doute partie de ceux qui m’appellent « Mugly le mou ».

Il attendit, laissant les tensions s’accumuler. Les apprentis le regardaient nerveusement. Mugly ne se faisait pas d’illusions sur ce qu’ils voyaient. Il y avait peu de sillons, censés indiquer les aptitudes des meilleurs Diseurs d’histoires, dans son visage au teint brun clair.

Je suis un grand Diseur malgré mon manque de rides !

Il n’y avait aucune fausse gloire pour lui à reconnaître qu’il était capable de captiver de larges auditoires par son humour et son charme.

Je vaux largement Jongleur !

Ses apprentis, cependant, connaissaient davantage les côtés moins agréables de sa personnalité, par exemple son humeur coléreuse et sa tendance à tromper son entourage. Mugly était profondément irrité par les Drènes qui encourageaient la nature pacifique si souvent vantée de leur espèce.

— Prosik ! aboya-t-il. Regardez-moi ça ! Vous croyez que c’est une tenue pour mon moniteur en chef ? Que vous arrive-t-il donc ?

Les yeux de Prosik devinrent alertes comme ceux d’un oiseau, puis de nouveau mornes.

— Répondez, Prosik !

— Je… euh… Je suis…

— Le bazel, n’est-ce pas ?

Prosik baissa les yeux. C’était un aveu. Mais le moniteur en chef porta la rage de Mugly à son comble quand il déclara :

— J’ai déjà raconté toute l’histoire à Jongleur.

Il a osé passer au-dessus de ma tête ! Il a une forme d’intelligence perfide !

— Qu’avez-vous raconté exactement à Jongleur ?

Prosik regarda le sol, par-dessus l’arête de son appendice cornu.

— Ryll, le fils de Jongleur, cultive du bazel qu’il me fournit depuis un certain temps. Son intention, de toute évidence, était de me neutraliser pour pouvoir s’emparer du vaisseau.

— Vous voyez ? fit Mugly en jetant un regard circulaire aux autres apprentis. Vous qui êtes parmi les rares à savoir que les Terriens ont déjà capturé et emprisonné des Drènes, vous ne devez plus à présent avoir le moindre doute sur le péril mortel que représente pour nous cette planète !

Ils comprenaient très bien ce que Mugly voulait dire. Le bazel, cette terrible substance, seule drogue capable d’altérer le comportement des Drènes sans qu’on puisse lui opposer aucun antidote, était originaire de la Terre. En fait, il y avait un nombre croissant de faits insidieux rattachés à cette planète, naguère considérée comme le produit d’une Grande Histoire, création suprême de Wemply le Voyageur.

Mais le bazel !

Les Terriens, que cette drogue n’affectait aucunement, l’utilisaient comme condiment dans leurs préparations culinaires. Malgré les avertissements répétés, de nombreux Drènes s’obstinaient à en ramener de grandes quantités de la Terre. Des cultures clandestines avaient même été découvertes sur Drénor.

— Je veux tous les détails, demanda Mugly.

Ils écoutèrent tranquillement Prosik leur raconter sa lamentable histoire. Il faisait exprès de parler fort pour que Mugly n’ait pas à soulever son cache-oreille, ce qui avait immanquablement pour effet d’exaspérer l’Aîné encore davantage.

— Vous l’avez donc laissé monter à bord de Patricia à plusieurs reprises ?

— C’était un élève doué, et de plus le fils de Jongleur. Je croyais qu’il ne venait là que pour se distraire. Il disait toujours que les cours l’ennuyaient.

— Un élève doué, vraiment ! Il ne lui a sans doute pas fallu longtemps pour apprendre à utiliser les commandes.

— Il m’avait solennellement promis de ne pas toucher aux commandes sans qu’il y ait un adulte à côté de lui pour le guider.

— Solennellement, voyez-vous ça ! Je suppose que cela rend toute l’affaire acceptable.

— Je m’étais dit que le fils de Jongleur ne pouvait que se conduire honorablement.

— Honorablement ? Quelqu’un de la famille de Jongleur ? Mais Jongleur lui-même ne fait-il pas partie de ceux qui s’opposent à l’effacement de la Terre ?

— Habiba elle-même s’y oppose, s’enhardit à faire remarquer Prosik.

— Mais pas moi ! Et dites-moi donc, Prosik, à qui devez-vous votre position d’Éminence ? C’est à moi que vous la devez ! N’avez-vous pas envisagé l’hypothèse selon laquelle le jeune Ryll aurait pu agir à l’instigation de son père afin de me couper l’herbe sous les pieds ?

Balançant le poids de son corps de ses jambes gauches à ses jambes droites et inversement, Prosik répliqua :

— Mais comment auraient-ils pu connaître la véritable affectation de ce vaisseau ?

— Le bazel vous a pourri la cervelle ! accusa Mugly. Vous ne voyez pas qu’ils ont choisi le moment parfait pour passer à l’attaque ? Juste quand le vaisseau était prêt à partir !

— Le bruit court que Ryll n’était pas en très bons termes avec son père, intervint Deni-Ra. On dit qu’il ne voulait pas aller à l’école des enfants doués.

— Suggérez-vous qu’il s’agissait d’une simple escapade d’écolier ?

— C’est une possibilité qu’on ne peut pas écarter.

Elle a raison, mais je ne vois pas ce que cela change à l’affaire. Qu’ils soient tous damnés ! Mon vaisseau était programmé pour une seule destination, la Terre ! L’effacement, c’est une autre histoire. Il n’y a que moi qui connaisse la séquence entière. J’aurais dû programmer aussi l’effacement automatique. Pourquoi n’ai-je pas tenu compte d’une telle éventualité ?

Mugly était bien forcé d’être honnête avec lui-même.

C’est parce que je voulais tirer une gloire personnelle de l’élimination de ce terrible danger. Voilà pourquoi. Par le sabot arrière crochu d’un démon intaxable ! Je me suis laissé avoir par mon orgueil !

— Il va pleuvoir, déclara Luhan à ce moment-là.

Mugly leva les yeux vers un ciel subitement couvert. Je parie que c’est juste le jour où nous avons commandé de la pluie ! se dit-il.

— Nous devrions rentrer, fit Deni-Ra en lançant un regard appuyé dans la direction du Cône Suprême. Elle partageait les soupçons de Mugly selon lesquels Habiba était en mesure de les observer où qu’ils fussent.

Mugly lui donna raison. Une fois à l’intérieur du poste de garde, il s’appropria l’unique siège pour réfléchir tandis que les autres demeuraient debout dans un silence respectueux.

Et maintenant ? Mis à part le secret, quelles sont les ressources dont je dispose ?

Mugly était persuadé qu’il dissimulait entièrement ses pensées lors des Psycons hebdomadaires qui se tenaient en présence de la Collectrice Suprême. C’était en cette occasion que Habiba absorbait les histoires racontées par les personnes que Mugly lui-même avait sélectionnées. Ses apprentis se doutaient qu’il possédait ce don, mais ils se gardaient bien de l’interroger à ce sujet. Il avait découvert la technique tout à fait par hasard. Elle consistait à idmager la déconnexion des neurones porteurs des informations secrètes. Une suppression minutieuse et partielle que les Drènes avaient toujours considérée comme impossible à réaliser. Les effets duraient environ un jour et il demeurait quelque temps dans le cirage par la suite, privé d’une partie de ses moyens. Si les médecins avaient existé chez les Drènes, il aurait certainement fait appel à l’un d’entre eux.

Il se doutait que cette technique de dissimulation n’était pas sans danger.

Serait-il possible que j’altère ma personnalité en abusant de ces déconnexions ?

En tout cas, rien n’indique dans l’attitude de Habiba qu’elle a des soupçons sur moi.

Habiba s’était toujours montrée particulièrement intéressée par les histoires des Drènes les plus modestes. Celles des plus doués d’entre les jeunes Diseurs, celles des collecteurs d’impôts du gouvernement et ainsi de suite. Elle manifestait une attention proche de la fascination pour ces petites histoires qui constituaient la monnaie courante de Drénor. Mais, en même temps, elle avait accès à toutes les autres données, grandes et petites, présentes dans l’esprit de ceux que Mugly avait conviés à participer au conciliabule psychique.

Elle croit qu’elle est au courant de tout et que cela suffit à nous obliger à rester honnêtes. Mais dans l’intérêt même de notre univers, je dois mener ce complot à son terme.

Mugly ne savait pas s’il était le seul Drène capable de dissimuler ainsi ses pensées. Il n’osait évidemment pas aborder le sujet avec qui que ce fût, encore moins avec ceux qui étaient placés sous ses ordres.

Dès lors que deux personnes partagent un secret, ce n’est plus un secret.

Ce précieux concept leur venait lui aussi de la Terre.

C’est pour l’amour de Habiba que je fais tout cela, se disait Mugly.

Il adorait Habiba, comme tous les Drènes, mais s’élevait violemment contre elle quand elle disait que la non-violence était ancrée dans la nature des Drènes.

Mugly avait une vision différente des choses, qu’il appelait sa « vision globale ». Elle concernait, entre autres, une apocalypse totale, qui ne laisserait pas un seul Drène vivant. Drénor était peut-être une planète de paix et de tranquillité, un havre où les Diseurs fatigués pouvaient venir refaire leurs forces entre deux voyages dans l’univers créatif, mais cet univers n’en contenait pas moins des poches redoutables de péril suprême.

Je ne me soucie pas du reste, mais je veux que la Terre soit détruite !

C’était cette conviction qu’il enfouissait au cœur de ses pensées les plus profondes, prêt à opérer une déconnexion d’urgence au moindre signe qu’on l’épiait. À l’exception des Psycons, Mugly passait une grande partie de son temps, chaque jour, à ressasser ces idées.

Tant que c’est moi qui m’occuperai des invitations à ses Psycons, Habiba continuera de croire que je n’ai que des pensées pures et que mes prises de position en faveur de l’effacement de la Terre ne sont que des vœux intellectuels sans aucun plan pratique pour les exécuter. Et je ferai en sorte qu’elle ne puisse jamais partager les pensées de ceux qui font partie de mon entourage immédiat.

Toutefois, Mugly avait de bonnes raisons de s’inquiéter. Si seulement il avait pu concevoir et idmager Patricia tout seul ! Mais l’ampleur et la complexité de la tâche l’avaient forcé à recruter plusieurs collaborateurs, tous jeunes et relativement peu doués pour la narration. Sous sa férule, ils étaient devenus des idmageurs dynamiques. Et, point capital, ils étaient tous d’accord avec lui sur le fait que, pour préserver les générations futures des Drènes, la Terre devait être annihilée.

Il n’y a que moi, cependant, qui possède la clé des huit morceaux du puzzle de Patricia.

Et Patricia était indispensable, tout simplement parce que le Diseur qui avait autrefois idmagé la Terre avait ainsi lâché dans l’univers un vecteur de destruction.

C’est drôle que l’idmagie de la Terre par Wemply le Voyageur ait suscité un tel culte pour les imitations. Pourquoi est-elle si populaire ? La mort et la destruction sont tellement évidentes. Les Terriens ont une fascination morbide pour les armes et les agressions contre toutes les autres formes de vies. Je suis certain qu’ils nous agresseraient, même nous, s’ils apprenaient notre existence.

Mugly soupira. Que pouvait-il dire à ses assistants ?

— Peut-être que Ryll espérait devenir un héros, suggéra Deni-Ra. Est-il possible qu’il ait eu vent de la véritable mission de Patricia ? Il croyait peut-être pouvoir sauver l’univers et revenir triomphant à Drénor.

— Il est inconcevable qu’il ait été au courant, murmura Prosik.

— C’est vrai, reconnut Mugly. Il ne serait jamais parti, en fait, s’il avait découvert le secret. Il aurait appris en même temps que le pilote n’avait pratiquement aucune chance de survivre à l’effacement.

— Sans compter la mort des prisonniers drènes de la Patrouille de Zone, dont il aurait également porté la responsabilité, fit Luhan.

— N’y aurait-il pas un moyen de tourner politiquement tout cela à notre avantage ? demanda Prosik. Ne pourrait-on faire en sorte que Habiba soupçonne Jongleur d’avoir envoyé son fils voler votre vaisseau ?

Mugly tourna vers Prosik un regard où brillait une lueur d’intérêt nouveau. Malgré son assuétude au bazel, il faisait quelquefois preuve de véritables bribes d’intelligence.

— Les Psycons lui diront que Jongleur n’a rien à voir avec tout ça, fit remarquer Deni-Ra.

C’est vrai qu’il y a toujours ces maudits conciliabules pour compliquer les conspirations.

— Laissez-moi partir à la recherche de Ryll, proposa Prosik. Je m’occuperai d’activer le vaisseau d’effacement. Ainsi, j’aurai une chance de racheter ma faute.

Mugly écouta un instant la pluie qui crépitait sur le toit du poste de garde. Il réfléchissait.

Et si Jongleur, lui aussi, était capable de dissimuler ses pensées ?

— Vous seriez trop tenté par le bazel si vous alliez sur la Terre, dit-il enfin en s’adressant à Prosik.

— Je vous jure de ne pas y toucher. Je vous supplie de me faire confiance.

— J’avais songé à le poursuivre moi-même, fit Mugly. Mais je détiens des renseignements trop précieux pour les Terriens. Si j’étais capturé…

— Sans compter que nous avons besoin de vous au prochain Psycon, fit Deni-Ra.

— Quelle certitude pouvons-nous avoir que vous serez digne de notre confiance, Prosik ? demanda Mugly.

— Je me dédierai à ma mission.

De nouveau, Mugly écouta tomber la pluie. Son rythme commençait à se ralentir. Il étudia l’expression contrite de son apprenti. Oui, de tous ceux qui collaboraient avec lui, Prosik était celui dont il pouvait se passer le plus facilement.

— Très bien. Je vous communiquerai la procédure secrète permettant d’activer Patricia. Vous partirez le plus tôt possible. Prenez mon vaisseau d’excursion personnel, le Kalak-III. Mais ne vous laissez capturer à aucun prix !

— Qu’allez-vous dire à Habiba ? demanda Luhan.

Celui-là, on peut lui faire confiance pour poser à chaque fois les questions les plus embarrassantes !

— Je lui dirai une partie de la vérité. Que mes assistants avaient pris sur eux de préparer un vaisseau pour le cas où elle aurait subitement accepté d’effacer la Terre. Mais Ryll, le fils de Jongleur, s’est emparé de ce vaisseau et les conséquences peuvent être à présent catastrophiques.