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Quand je contemple l’infini, j’aperçois la vitalité du Temps. Nos Spirales, infiniment engagées, ne peuvent atteindre la totalité de l’être et de la substance, qui requièrent avant tout le Temps. Si nous tournons le dos au Temps et prenons l’infini comme un droit sacré et inaliénable, alors nous sommes moins que nous ne pourrions être. N’est-ce pas là l’essentiel de la leçon que nous donne la Terre ?
Journal de Habiba
Ils furent transportés avec un grésillement sonore d’énergie statique et un grand éclair rouge dans la salle d’attente du Raj Dud, qui parut étrangement normale à Lutt jusqu’au moment où il regarda, sur sa gauche, la paroi transparente qui donnait obliquement vue sur le cylindre métallique où ils s’étaient retrouvés quand ils étaient arrivés du dispensaire.
Ne vous est-il pas venu à l’idée d’interroger votre oncle sur la manière dont il fait ça ? demanda Ryll.
Vous le savez peut-être ?
Comme je vous l’ai déjà dit, il s’agit de toute évidence d’une technologie liée aux Spirales.
Ce cylindre ne ressemble pas à une Spirale.
Mais le picotement que je ressens quand votre oncle nous fait transporter est le même que celui des Spirales.
Crémillion ! C’est donc ça, la cause de sa dispute avec mon père, il y a tant d’années ?
Je ne peux vraiment pas répondre à cette question. Néanmoins, j’aimerais vivement voir sa salle de commande et observer le fonctionnement du dispositif.
— Lutt ? lit Nishi en le tirant par la manche.
— Qu’y a-t-il ?
— Le Raj Dud est vraiment votre oncle ?
— C’est ce qu’il dit, en tout cas.
— Comment fait-il tout ça ?
— C’est de la magie. Et nous, nous sommes les pauvres indigènes qui devrions être pris de coliques quand il nous fait la démonstration de ses pouvoirs.
— Comment pouvez-vous parler de ces choses aussi… aussi…
— Je l’ai bien connu, ce vieux salopard. Regardez un peu cette pièce. Les fauteuils, le canapé, la table basse et les revues… (Il prit l’une des revues qu’il lui agita sous le nez.) Golf et Loisirs. Et celle-là… Psychiatrie moderne !
— Oui, mais tout ça…
Elle montra du doigt la paroi transparente et le cylindre qu’on apercevait derrière.
— Je sais. C’est un autre problème, ça.
— Où est cette personne du secrétariat ? demanda Nishi. J’ai l’impression que nous sommes seuls ici.
— Je ne suis pas une personne, je suis un répondeur, fit la voix métallique issue de nulle part et de partout à la fois. Désirez-vous un renseignement ?
— Est-ce que la Légion ou qui que ce soit peut entendre ce que nous disons ? demanda-t-elle.
— Le Raj Dud ne tolère pas les écoutes.
— Lutt, pendant que nous attendons, pourquoi ne me parlez-vous pas de cette personne, Ryll ?
Pourquoi pas ? se dit Lutt. Puis, à haute voix :
— C’est un Drène qui s’est introduit dans mon corps à l’occasion d’un accident que j’ai eu avec mon vaisseau expérimental, dit-il.
— Dans votre corps ?
— Oui. Il a profité de mon inconscience.
Je n’ai profité de rien du tout ! Je vous ai sauvé la vie, bien au contraire !
Vous ne m’avez pas laissé le choix.
Ryll se réfugia dans un silence boudeur, choqué par la vérité contenue dans la réponse de Lutt. Aurait-il pu choisir de mourir ? C’était vrai que son avis n’avait pas été sollicité.
— Peut-il parler ? demanda Nishi. Je voudrais lui poser une ou deux questions.
— Bien sûr que je peux parler ! fit une voix de fausset mal assurée tandis que Ryll, prenant Lutt par surprise, assumait le contrôle.
— Je vous… défends… de faire ça ! protesta Lutt, mais sa voix, à son tour, était vacillante et rauque.
Tandis que Lutt et Ryll luttaient pour s’approprier le contrôle, leur visage se tordit, leur corps fut secoué de violents soubresauts.
— Peu… m’importe… qui… verra… cela… mais… je… lui parlerai ! réussit à dire Ryll.
Lutt, à son tour, se réfugia dans une morosité passive. Il sentait à la fois la détermination et la colère de Ryll. Et il y avait aussi cette odeur de fleurs.
— La Terre et le système solaire tout entier risquent d’être effacés pendant que ce crétin se livre à ses futiles épreuves de force, expliqua Ryll.
Et il lui donna rapidement des détails sur Patricia et sa mission d’effacement.
— Comment tout cela…, fit Nishi en désignant d’un grand geste des bras tout ce qui l’entourait, peut-il avoir été créé par vous ?
— Pas par moi, mais par Wemply le Voyageur.
— C’est insensé.
— Moi aussi, je soupçonne Wemply d’avoir eu l’esprit dérangé.
Elle secoua la tête, voyant qu’ils n’étaient pas du tout sur la même fréquence. Puis une autre pensée la frappa.
— Mais… ce vaisseau… vous dites qu’il a été endommagé dans la collision avec celui de Lutt…
— Ils peuvent en construire un autre.
Vous avez fini ? demanda Lutt. Vous avez réussi à lui faire peur.
Je suis heureux de trouver quelqu’un qui partage mes appréhensions.
Pourquoi ne m’avez-vous pas bassiné avec cette histoire ?
Je pensais que nous avions suffisamment de temps ; mais après mûre réflexion, j’ai changé d’avis.
Mûre réflexion ? De votre part ?
Les situations stressantes sont réputées accélérer les processus de maturation mentale. Il est pour le moins curieux qu’elles n’aient pas du tout cet effet sur vous, Lutt.
Ne vous gênez pas, insultez-moi ! Mais je suis dans le même corps que vous, et je sais que vous êtes un fieffé menteur !
J’ai toujours été totalement sincère avec vous, Lutt, même dans des circonstances extrêmement éprouvantes, où les avantages de la dissimulation auraient été pour moi substantiels.
Nishi, pendant ce temps, regardait par la paroi transparente tout en mordillant songeusement sa lèvre inférieure. Elle demanda sans se retourner :
— Vous dites que vous avez fait cette fusion pour sauver sa vie et la vôtre, Ryll. Mais pouvez-vous vous séparer, maintenant ?
— C’est théoriquement possible, mais je ne suis pas sûr d’avoir tout ce qu’il me faut.
— D’un autre côté, la Patrouille de Zone vous jettera en prison si elle s’aperçoit que vous êtes un Drène qui a revêtu la forme humaine ?
Vous voyez ce que vous avez fait ? fulmina Lutt. Maintenant, elle a un levier sur moi. Il suffira qu’elle me menace de me livrer à la P.Z. pour obtenir de moi tout ce qu’elle voudra.
J’ai pris ce risque en connaissance de cause. Elle désire épouser un riche parti et vous pouvez inclure sa promesse de silence comme clause de votre contrat de mariage, que vous dénoncerez si elle parle.
Dites donc ! Vous êtes doué pour les négociations, à présent !
J’apprends par l'observation. Mais regardez. On dirait qu’il se passe quelque chose dehors.
Un groupe de gens occupait la partie du cylindre visible à travers la paroi transparente. Parmi eux, dépassant tout le monde d’une tête, se tenait une silhouette que Lutt reconnut aussitôt.
L’oncle Dudley !
Le temps avait été généreux envers ce bon à rien de frère de sa mère. Ses traits anguleux avaient une expression bienveillante. Sa peau était lisse ; ses cheveux blonds, entourés par le bandeau gris qui lui ceignait le front, retombaient sur toute la largeur de ses épaules. Ses yeux bleus scintillaient. Et son costume ! L’oncle Dudley portait une longue robe blanche armoriée de lettres bleues et rouges : « Raj Dud… Raj Dud… » Il traversa la petite foule dont les mains implorantes se tendaient vers lui, mais sans qu’aucune le touche.
Dans l’excitation du moment, Lutt reprit le contrôle total de son corps, et Ryll le laissa faire.
C’est votre oncle. Il vaut mieux que ce soit vous qui ayez affaire à lui. Mais tâchez de savoir comment fonctionne ce cylindre.
La paroi transparente déforma abruptement la scène, qui ondula comme si elle était vue sous l’eau. Mais l’oncle Dudley demeura net.
Du verre Spirit ! se dit Lutt.
L’oncle Dudley traversa la paroi de la salle d’attente. La foule le suivit. À mesure qu’elle entrait, les distorsions disparaissaient. Autour de Lutt et de Nishi s’amassa une humanité suppliante, bruyante et en sueur. Lutt et Nishi furent repoussés avec le Raj Dud dans un coin de la salle d’attente.
D’un grand cri, le gourou mit un terme au brouhaha :
— Eczéma ! (Il porta un doigt à sa joue.) Ou plutôt : Eurêka !
Se tournant vers Lutt et Nishi, il leur dit :
— Excusez-moi d’être parti si brusquement, mais Osceola avait besoin de moi. Bon, où en étions-nous ? Ah oui ! La conspiration de Woon et de Morey.
Sans attendre de réponse, il leur tourna le dos et s’adressa à la foule qui encombrait la salle d’attente.
— Il est des lieux où je dois me rendre, des lieux où je dois me trouver.
— Loué soit notre Raj Dud ! entonna la foule.
— Ces deux-là sont des déserteurs, chuchota Nishi à l’oreille de Lutt en désignant deux hommes en uniforme de la Légion. J’ai vu des affiches avec leurs photos.
Abruptement, elle porta son attention sur trois Chinois en uniforme de la Garde maoïste.
— Que le ciel nous préserve ! Ceux-là sont des ennemis !
Lutt étudiait également la foule qui se pressait autour du Raj Dud. Il remarqua notamment une femme qui tenait dans ses bras un bébé en train de pleurer, un quatuor d’ivrognes chantants à l’accent irlandais, une femme en salopette de conductrice de camion spatial, deux autres à la robe ornée du sigle D’AA indiquant qu’elles étaient employées par D’Assas Anon, un Juif séfarade, un gros homme en maillot de bain… Disparate était le seul mot qui convenait pour décrire ce groupe.
À mesure que le gourou les regardait, tous ces gens se mettaient à lui exposer leurs suppliques et Lutt avait du mal à les distinguer les unes des autres.
— Si vous pouviez seulement… J’ai peur que mon… Quand vous pourrez… Mon mari est à… Cela fait des mois que j’ai perdu…
— Silencio ! hurla soudain le Raj Dud.
Dans le silence total qui s’ensuivit, il se plaignit :
— Je suis trop bon. Il est temps que je change mes mots magiques.
— Je ne vois pas comment ta formule aurait pu empêcher Nishi de se faire agresser par un violeur, lui dit Lutt. Tout aurait été fini avant qu’elle ait pu la réciter jusqu’au bout.
Tout en parlant, il avait négligemment posé la main sur le bras du gourou.
— Tu m’as touché ! s’écria le Raj Dud, les traits déformés de consternation. Il ne faut jamais toucher un saint homme !
— Pourquoi pas ? demanda Lutt.
— C’est la règle, voilà tout.
Le gourou porta la main à son bandeau. Lutt s’aperçut que celui-ci semblait être en métal. Il était rayé et ébréché.
— Tu as raison en ce qui concerne la longueur de l’incantation, lui dit l’oncle Dudley. Je vais en faire une plus courte.
Il noua ses mains sur sa robe devant son ventre et contempla méditativement Lutt.
— Oncle Dudley, j’aimerais savoir comment marche ton cylindre, lui dit celui-ci.
— Appelle-moi Raj Dud quand tu t’adresses à moi. Le cylindre, comme tu dis, ne « marche » pas, il « est ».
— C’est à cause de ça que tu t’es disputé avec Père ?
— Le passé est le passé. Observe bien.
Sans savoir comment la chose était possible, Lutt vit une série d’images du passé, des scènes qui défilaient, datant d’un quart de siècle, de l’époque où l’oncle Dudley leur rendait visite. La plupart des visions se situaient au cours de dîners dans la grande maison familiale des Hanson, sur les hauteurs d’un lac. L’oncle Dudley essayait d’expliquer son point de vue à L.H. Parfois, la discussion s’échauffait et L.H. quitta même la table à un moment sans avoir achevé son repas. Les visions prirent fin sur une scène où l’oncle Dudley s’en allait en claquant la porte. Lutt comprit que c’était sa dernière visite. Il n’était plus jamais retourné les voir.
— Ce que je veux savoir, c’est pourquoi tu n’es jamais revenu, dit Lutt. D’après l’un des domestiques, c’est parce que tu t’es querellé avec Père.
— Les domestiques de confiance sont difficiles à trouver. Mais tiens-toi tranquille pendant que je réfléchis à ce qu’il convient de faire. Nous ne pouvons tolérer un fratricide. Les projets de Morey doivent être contrecarrés. Quant à Woon, il est temps que nous mettions sa volonté de vivre à l’épreuve.
Lutt était impressionné. L’oncle Dudley faisait montre d’un sens profond de la dignité.
Mais que sait-il au juste sur les Spirales ? demanda Ryll.
— Ryll ne doit pas troubler ma méditation, fit le gourou.
Il a épié ma conversation avec Nishi !
— Je n’ai rien épié du tout. Je sais toujours tout ce que j’ai besoin de savoir. Tenez-vous tranquille, Ryll. Vos ennuis actuels ne sont pas pour moi un sujet de préoccupation immédiat.
Le silence complet régna sur la salle d’attente tandis que le gourou, les yeux fermés et la tête penchée en avant, méditait. Au bout d’un long moment, il regarda Nishi en disant :
— C’est vrai, la meilleure solution serait le mariage.
Puis il se tourna vers Lutt :
— L’un de vous doit prendre le contrôle de votre corps, mais avec l’entière coopération de son partenaire. Pour contrer Morey, tu dois retourner immédiatement sur la Terre.
— Mais je n’ai pas encore fini ici, protesta Lutt.
— Tu ne peux pas prier d’un genou et danser de l’autre pied, dit le gourou. La monarchie libérale, c’est ce qu’il y a de mieux.
De quoi parle-t-il donc ? se demanda Lutt.
Il veut dire que nous devons nous montrer tolérants l’un envers l’autre. Il me rappelle notre vénérée Habiba.
— Le physique et l'éthéré ne sont pas réellement distincts, déclara le gourou.
Il fit un geste du bras et la foule qui occupait la salle d’attente disparut, ne laissant que Nishi et Lutt en sa compagnie.
— J’aimerais bien savoir comment tu fais ça, lui dit Lutt.
— Tu ne ferais aucun effort pour comprendre et cela bloquerait ta compréhension. Considère simplement que c’est de la magie. (Il se tourna de nouveau vers Nishi.) Vous aimez la partie de lui qui n’a pas plié devant son père. C’est heureux.
— Oncle Dudley, fit Lutt, il faut absolument que je sache à quoi m’en tenir sur ces voix qui surgissent de nulle part et sur ces gens aux noms bizarres qui apparaissent mystérieusement chaque fois que…
— Aimes-tu Nishi ? interrompit le gourou.
— Bien sûr, mais…
— À ta manière, je vois que tu l’aimes.
Nishi ressentit un élan de chaleur. Lutt venait d’admettre son amour pour elle ! Cela lui donnait un sentiment de responsabilité envers lui.
— Comment pourrions-nous partir alors que nos négociations avec la Légion ne sont pas encore achevées ? demanda-t-elle.
— D’autres pourront les achever à votre place. Acceptes-tu d’épouser Nishi, Lutt ?
— Mes avocats rédigeront le contrat de mariage. Tu auras le pourcentage réservé aux intermédiaires.
— N’essaye jamais d’entortiller un gourou, fit le Raj Dud. Nishi, je compte sur vous pour veiller sur les intérêts de Ryll. Je crains qu’il ne revoie jamais Drénor. Et maintenant, laissez-moi. Osceola m’attend.
— Une seconde ! protesta Lutt. J’ai plusieurs questions à te poser sur les spirales Vor et…
— L’essence n’attend pas ! s’écria le Raj Dud, ajoutant à voix basse : Cette histoire d’essence, c’est de la foutaise, mais ça fait quand même partie de mon enseignement. Et surtout, retourne vite sur la Terre.