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Les Drènes ne semblent capables de créer rien d’autre que des formes de vies bactériologiques et virales en tant qu’aspects de ce qu’ils appellent l’« idmagie ». Ces pouvoirs créateurs, associés à leurs dons de polymorphie, imposent leurs propres contraintes. Les formes de vies idmagées obéissent à des règles d’évolution inhérentes à leur nature et à leur environnement. Les Drènes font preuve d’une remarquable ignorance en ce qui concerne de nombreux aspects de leurs créations. Ils disent que ces connaissances échappent à l’analyse rationnelle.
Les Mystères drènes
Rapport de la Patrouille de Drène
Après le gruau du matin, deux gardes de la Patrouille de Zone, en uniforme marron et bleu à galon doré indiquant leur appartenance à la Section Spéciale, vinrent chercher Lutt pour l’escorter dans le corridor sinistre et l’ascenseur qui donnait accès à l’étage supérieur.
Lutt se sentait l’esprit clair, en pleine possession de ses moyens après une nuit de sommeil réparateur que seul avait troublé un bref cauchemar dont la plupart des détails avaient disparu à son réveil. Quelque chose de dingue à propos de la décoration de sa cellule qu’il refaisait entièrement et défaisait ensuite.
Plus d’hallucinations, c’est fini ! se promit-il.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit sur une salle circulaire dont les parois de verre gris fumé changeaient de forme lorsqu’il essayait de concentrer son regard sur elles.
Du verre Spirit !
Ce produit, monopole des Industries Osceola, lui avait été présenté un jour dans un laboratoire de l’Entreprise Hanson, où les chercheurs de son père tentaient vainement de percer son secret.
« Une substance extrêmement dangereuse, lui avait expliqué un ingénieur. Capable de vous retourner l’esprit comme une vieille chaussette. »
Un chuchotement familier interrompit son examen nerveux de la salle vitrée.
— Le major Capitaine va venir vous parler dans un instant.
Voilà qui est fort intéressant, intervint Ryll.
Lutt s’immobilisa aussitôt entre ses deux gardes. Son corps s’était mis à trembler de manière incontrôlable. Encore cette voix dans sa tête ! Mais elle n’avait rien à voir avec le chuchotement familier qui lui était parvenu au niveau de l’oreille gauche, comme s’il avait pris naissance exactement là.
Qui a chuchoté ainsi ? demanda Ryll.
C’était vous, n’est-ce pas ?
Je suis heureux que vous acceptiez finalement ma présence, mais je vous assure que ce n’était pas moi.
Je ne vous accepte pas, ni vous, ni rien de ce qui vous ressemble !
On aurait presque dit que cela venait des Spirales, médita Ryll.
Taisez-vous ! Sortez de ma tête !
Progressivement, Lutt réussit à maîtriser son tremblement. Il vit que les deux gardes souriaient, amusés par sa frousse apparente. S’ils en avaient seulement connu la cause !
Ce chuchotement était une pièce isolée du puzzle qui avait entouré Lutt presque toute sa vie. Les pièces flottaient dans son esprit conscient, s’entrechoquant de temps à autre sans aucun ordre discernable.
Le major Capitaine ! Encore un de ces noms complètement farfelus !
Souvent, des gens au nom bizarre s’étaient trouvés associés à ces étranges chuchotements. Toundra Farmer, par exemple, un camarade de classe de son enfance, fort comme un bœuf. Presque tout le monde l’appelait Toutoune. Il apparaissait comme par miracle dans la cour de récréation chaque fois que Lutt était sur le point de prendre une raclée dans une bagarre. L’étrange garçon faisait à Lutt un tel barrage de ses poings qu’au bout d’un moment sa simple vue mettait ses assaillants en fuite.
D’autres personnages au nom étrange étaient intervenus au cours de son adolescence et de sa vie d’adulte. Pipo Lito l’avait tiré d’un mauvais pas à ses examens de maths à l’université. Rita Baga l’avait convaincu de se spécialiser dans les domaines de l’industrie aérospatiale, de la communication solaire et de la brûlante planète Vénus.
Plus récemment, Samar Kand, ingénieur aérospatial, s’était présenté devant lui pour se voir confier la responsabilité des ateliers du Vortraveler.
Même ce terme, « spirale Vor », était arrivé jusqu’à lui par l’intermédiaire du chuchotement désincarné. Et il était accompagné d’un tel déluge d’informations techniques que Lutt avait dû se ruer sur l’enregistreur le plus proche afin de les sauvegarder pour pouvoir les exploiter plus tard à loisir.
Un jour, quand il avait prononcé l’expression « spirale Vor » en présence de sa mère, elle l’avait surpris en lui faisant remarquer :
— J’ai déjà entendu ton oncle Dudley dire cela. Qu’est-ce que ça signifie ?
Cela se passait dans leur salon, à la fin de l’un de ces interminables thés de l’après-midi, et Lutt, barbé d’être obligé d’y assister, s’était senti d’un coup galvanisé.
— L’oncle Dudley ? Où et comment a-t-il fait allusion aux spirales Vor ? À quel moment ?
— Je ne m’en souviens vraiment pas, mon chéri. Mais ce mot Vor est très curieux. A-t-il une signification spéciale ?
— Je ne le sais pas très bien. Où est mon oncle Dudley ? J’ai besoin de lui parler.
— Tu n’ignores pas que ton père et lui sont brouillés, mon chéri. Tu ne dois pas contrarier ton père.
— Je veux seulement savoir où est l’oncle Dudley.
— Tout le monde le dit sur Vénus. Je suis sûre que tu es également au courant de ces bruits. Je me demande d’ailleurs ce qu’il pourrait bien y faire, avec toute cette violence qui se déchaîne là-bas. Il vaut mieux ne plus penser à mon pauvre frère, crois-moi, mon chéri. Il a toujours été un peu étrange.
C’était tout ce qu’elle avait accepté de dire sur l’oncle Dudley.
La brusque apparition de Samar Kand dans les bureaux d’études du Vortraveler n’avait pas été tout à fait une surprise pour Lutt, mais il se demandait toujours si l’oncle Dudley n’était pas derrière tous ces mystères, particulièrement depuis que les meilleurs détectives auxquels il avait fait appel s’étaient déclarés incapables de retrouver sa trace.
Ce major Capitaine faisait-il partie de ces personnes « providentielles » au nom saugrenu ? Face aux baies de verre Spirit, il commençait à se douter qu’il allait avoir besoin de toute l’aide qui se trouverait à sa portée.
Chacun le poussant par une épaule, les deux gardes de la P.Z. le firent avancer jusqu’au centre de la salle.
— Placez-vous dans le cercle du centre, grogna l’un d’eux.
Quel cercla du centre ? se demanda Lutt.
Tournant le dos au panneau qui dissimulait la cage de l’ascenseur, il vit un motif en spirale qui se dessinait par terre au centre de la salle. Il n’était pas là l’instant d’avant. On devait le projeter de quelque part, mais il fut incapable d’en déterminer la source.
Les spirales… encore une autre spirale.
Il regarda le verre Spirit à l’autre bout de la salle et eut, l’espace d’un instant, l’impression de distinguer les traits de l’oncle Dudley, tels qu’il se les rappelait, dans les profondeurs floues de l’image. Celle-ci disparut entièrement, puis se reforma pour montrer un oncle Dudley plus vieux, assis sur un ponton branlant. Il avait les yeux tournés vers une femme qui péchait avec une canne à l’autre bout du ponton. Quand elle se retourna, Lutt reconnut Osceola, telle qu’il l’avait vue dans les plus récents bulletins d’information de cinq heures.
Le ponton, l’oncle Dudley et Osceola se fondirent bientôt dans les brumes grises.
Une hallucination ! Le verre Spirit prenait le contrôle de ses sens !
Mais les baies en verre Spirit étaient un produit exclusif des Industries Osceola. Pourquoi n’auraient-elles pas pu montrer son image ?
Lutt secoua la tête. Beth Osceola… Encore un obstacle aux rêves de suprématie de son père. Cette métisse séminole de soixante-douze ans dirigeait son consortium sans aucune considération pour les rêves de L.H. Elle refusait obstinément de vendre les Industries Osceola à son père. Elle n’acceptait même pas de répondre à ses appels vidcom.
« La Vieille Peau », c’était le nom que lui donnait Hanson Senior. Mais en secret Lutt admirait son indépendance.
Une voix sifflante sans source apparente lui ordonna soudain :
— Tenez-vous dans le cercle du centre !
Se sentant incapable de résister, Lutt s’avança à l’intérieur de la spirale mouvante. Le verre Spirit face à lui se mit à tournoyer, plein de lumières changeantes.
Ils vont me ratatouiller le cerveau !
Où était ce major Capitaine ? Où était n’importe quelle personne providentielle, maintenant qu’il en avait besoin ?
Il ferma les yeux, mais ses pensées étaient remplies par le souvenir du verre Spirit. Que pouvait-il faire pour résister ? Ce verre pouvait être brisé si on lui donnait un coup, mais il se comportait la plupart du temps comme un liquide plus que comme un solide. Il rouvrit les yeux et essaya de compter les baies qui entouraient la salle. Elles ondulaient d’une manière qui lui donnait la nausée.
Trente-cinq. Exactement mon âge.
Il les recompta et n’en trouva, cette fois, que seize.
C’est mon âge à moi, intervint Ryll. Cessez de les compter.
Vous n’existez pas. Alors, c’est à vous de cesser de me dire ce que je dois faire !
C’était bien plus qu’un interrogatoire qu’ils avaient l’intention de lui faire subir, réalisait Lutt. Et c’était extrêmement dangereux pour sa santé.
Évidemment, c’est dangereux pour notre santé ! fit Ryll.
Des voix dans ma tète, des hallucinations !
Lutt sentit la transpiration perler à son front. Il passa une paume moite sur sa bouche et sentit l’odeur de l’huile de machine.
L’huile de machine ? C’est l’odeur qu’il y avait à bord de mon Vortraveler. Où est mon vaisseau ? Qu’est-il arrivé à Drich Baker ?
Baker est mort. Je vous l’ai déjà dit. Et vous seriez mort, vous aussi, si je ne vous avais pas sauvé. Maintenant, laissez-moi vous aider, ou ce verre Spirit nous perdra tous les deux !
Je ne crois pas à votre existence.
Ça suffit comme ça ! Dès que je vous laisse cinq minutes le contrôle de notre corps, vous retombez dans vos illusions ridicules !
C’est vous l’illusion !
Écoutez-moi, Lutt. Pour préserver les apparences, je vais vous laisser les commandes. Mais n’oubliez pas que je peux mettre fin à cela à n’importe quel moment !
C’est ça ! Finissons-en ! Cessez de m’embrouiller l’esprit !
Faites fonctionner un peu votre intelligence, Lutt. Ces gens de la Patrouille de Zone sont soupçonneux. Si je commettais une bévue par manque d’expérience humaine, ils s’en apercevraient tout de suite. Aimeriez-vous passer le restant de vos jours en prison ?
Si vous existez réellement, pourquoi ne pas faire, dans ce cas, une petite sieste en me laissant régler le problème à ma manière ?
J’ai besoin d’apprendre le plus possible sur vous, Lutt. Et de toute façon, nous autres Drènes donnons très peu. N’espérez donc pas profiter de mon sommeil. Nous menons des vies très actives.
Lutt ôta ses lunettes, trouva un mouchoir et essuya la buée causée par la transpiration sur les verres. En cherchant le mouchoir dans ses poches, il s’était aperçu que toutes ses autres possessions personnelles – ses clés, sa montre, son stylo et les bouts de papier sur lesquels il notait des minirenseignements – avaient disparu.
Confisqués par la P.Z. ?
Ils nous ont vidé les poches, confirma Ryll.
Encore cette voix dans sa tête.
Mais pourquoi la P.Z. voulait-elle l’interroger ?
Bien que muette, l’intervention mentale de Ryll eut un arrière-ton nettement protecteur :
C’est à cause de l’accident. Vous le saviez déjà. Mais avez-vous remarqué comme vous voyez bien sans vos lunettes ?
Lutt regarda les verres qu’il tenait à la main, puis le mouchoir, puis la salle qui l’entourait. Avec un choc, il se rendit compte que tous les détails lui apparaissaient avec netteté alors qu’il avait ses lunettes à la main.
Vous voyez bien parce que ce ne sont pas vos yeux, Lutt. Ce sont les miens que vous utilisez. J’ai idmagé des verres neutres dans vos lunettes. Pas mal réussi, n’est-ce pas ? C’est une technique qu’on m’a apprise à l’école et je me réjouis d’avoir pu la mettre sans problème en pratique. Êtes-vous convaincu, maintenant ?
Lutt replaça les verres sur son nez.
Il faut que je me concentre sur quelque chose si je veux garder ma raison.
Vous voulez dire vos illusions.
Il ne fit pas cas de cette remarque et regarda un panneau de verre Spirit qui, au lieu de carré, devint rond sous ses yeux, puis ovale, puis rectangulaire.
Les psychiatres et la police, disait-on, étaient les principaux acheteurs de verre Spirit. D’après les études qui avaient été réalisées, les sujets soumis pendant un certain temps à ces formes continuellement changeantes finissaient par avoir la cervelle en bouillie et par révéler leurs plus noires pensées. Les interrogateurs portaient des verres spéciaux pour se protéger de ces effets indésirables.
Un cliquètement sonore fit sursauter Lutt et il recula d’un pas, quittant la spirale centrale. Il tourna la tête dans la direction du bruit et vit une coupole marron émerger du sol non loin de lui. L’apparition de l’objet fut accompagnée d’un bourdonnement de moteur et d’un grincement de mécanisme. Une odeur prononcée d’huile de machine se répandit dans l’air.
Une voix de femme se répercuta dans la salle.
— Restez dans le cercle !
Il s’agit d’une sorte de spirale Vor complètement dingue, se dit Lutt.
Spirale ! Spirale tout court ! C’est une appellation déposée des Drènes.
Déposée, mon œil !
Quelque chose, cependant, forçait Lutt à se placer dans la spirale.
Où est ma personne providentielle ? se demanda-t-il.
Avec un bourdonnement de plus en plus fort, la coupole acheva d’émerger du sol, qui se remit en place autour d’elle. Le silence retomba sur la salle.
Lutt remarqua une coupure à la surface de la coupole. Un défaut, sans doute. Une faille dans le dispositif offensif de l’adversaire ?
Quel adversaire ? Il s’agit de la Patrouille de Zone de mon pays !
— De quel droit me retenez-vous prisonnier ? demanda-t-il.
Quelque chose à l’intérieur de la coupole fit entendre un « clang » sourd. Il entendit quelqu’un murmurer à voix basse :
— Oh, merde !
Il y eut un nouveau « clang » sourd.
Lentement, la coupole s’ouvrit, comme une fleur de métal qui laissa retomber huit pétales courbes autour d’elle. Au centre, derrière un bureau d’argent étincelant, était assise une femme officier à la peau claire, portant l’uniforme marron foncé de la Section Spéciale de la P.Z. Des mèches bleu-noir s’échappaient de sous son bonnet d’officier à filet d’or. Son revers s’ornait de caducées délimités par un ovale doré. Elle semblait pour le moment occupée à tourner un grand volant qui se trouvait à côté d’elle.
Un médecin militaire quelconque, se disait Lutt, mais il n’avait pas assez d’expérience de l’armée pour pouvoir dire son grade ou sa spécialité. Elle portait des verres fumés qui jetaient des éclats quand elle les tournait dans sa direction.
Brusquement, elle lâcha le volant et se mit à rire, d’un rire sinistre et menaçant qui fit courir un frisson le long de l’échine de Lutt. Elle frappa alors le volant du poing et il disparut dans l’épaisseur du bureau.
— Pourquoi avez-vous besoin de ce truc-là ? s’enhardit à demander Lutt. Je croyais que les forces armées étaient entièrement automatisées.
— Taisez-vous ! C’est moi qui pose les questions ici !
Pas très gentille, cette dame !
Elle rajusta ses verres fumés sur son nez. « Je suis le major Paula Capitaine », dit-elle d’une voix nette et autoritaire.
Elle ne ressemblait pas aux personnes providentielles qu’il croisait périodiquement sur sa route. Son père lui avait toujours dit d’attaquer quand il avait un doute. Il prit une profonde inspiration.
— Avez-vous assez d’ancienneté pour qu’on ne vous appelle plus capitaine Capitaine ?
— Vos plaisanteries douteuses ne sont pas très amusantes, monsieur Hanson.
— Dans ce cas, je devrais peut-être publier une série d’articles sur l’usage abusif que font les militaires du plaqué or afin de procurer du travail à leurs officiers. Cela vous amuserait-il davantage ?
— C’est une menace ?
— Oh non ! madame le major Capitaine.
— J’ai déjà entendu tous les jeux de mots sur mon nom que votre cerveau débile est capable d’imaginer. En outre, je n’ai pas l’habitude de m’incliner devant les menaces. Est-ce clair ?
— Clair comme du verre Spirit, capitaine… je veux dire major.
Elle consulta un dossier sur son bureau.
— Vous comparaissez devant moi pour répondre d’une inculpation extrêmement sérieuse.
— Violation de territoire militaire, dit Lutt.
Elle se pencha vers lui.
— Nous aurions pu vous rayer de l’espace sans sommation, comprenez-vous cela ?
Lutt regardait, au-delà d’elle, un panneau de verre Spirit qui émettait des pulsations.
Lutt ! Cessez de regarder ce verre ! C’est exactement ce qu’elle veut que vous fassiez !
Encore cette voix dans sa tête ! Mais, réel ou non, l’avertissement était judicieux. Il reporta son attention sur le major Capitaine et se la représenta nue. C’était un exercice quelquefois précieux pour replacer les personnes investies d’une autorité dans une perspective plus juste. Le menton ferme, le nez large, les seins menus. Ses jambes étaient dissimulées par la table.
L’éclairage de la salle se modifia soudain et les panneaux de verre Spirit devinrent des miroirs dont la surface reflétait de multiples aspects du major Capitaine. Tous se mirent à ondoyer en même temps, puis s’étirèrent, puis se raccourcirent.
— Vos gardes m’ont dit de me placer dans un cercle, mais c’est une spirale qu’il y a sous moi, dit Lutt. Je m’y connais en spirales.
— Peut-être avez-vous mis les pieds là où il ne faut pas, répliqua-t-elle sans l’ombre d’un sourire.
Elle veut que vous regardiez autour de vous. Ne faites pas ça.
De nouveau, la voix dans sa tête lui avait donné un bon conseil. Lutt esquissa un sourire qu’il espérait sarcastique.
Quelque chose sous la table du major fit « clic clic ». Elle donna un grand coup de poing sur le bureau et le bruit cessa.
Lutt concentrait son attention sur un point du verre Spirit situé derrière le major. Des silhouettes grises se mirent à y danser d’une manière suggestive.
Le verre est en résonance avec votre libido. Ne faites pas ça !
Il imagina des oreilles de lièvre qui se collèrent au reflet du major. Lutt gloussa de satisfaction.
Je vais la faire bouffer par mes lapins !
Deux gros lapins apparurent dans les miroirs et commencèrent à grignoter les images du major. L’illusion disparut bientôt dans un hoquet audible.
— Avez-vous entendu parler des Drènes ? demanda-t-elle.
Un réflexe de défense donna à Ryll le commandement de leur voix.
— Les reines ? Quelles reines ?
— J’ai dit les Drènes !
— Qu’est-ce que c’est encore que ces Drènes ?
Il recula imperceptiblement.
— Restez dans le cercle ! aboya-t-elle.
— Je comprends, dit Ryll, à la limite de la maîtrise vocale. Noir égale blanc, et mon cerveau est un yaourt à bien remuer avant de manger.
Elle se pencha en avant, un coude sur la table, le menton dans la main. Mais son expression ne changea pas.
Ryll sentit que Lutt paniquait de plus en plus.
Ça va ! Je vous rends les commandes, mais soyez prudent. Cette femme-là pourrait nous envoyer en taule pour le restant de nos jours.
Hésitant, Lutt reprit le contrôle. Il battit des paupières, essayant de gagner du temps pour remettre ses pensées en ordre. Il regarda autour de lui et voulut de nouveau compter les panneaux.
Cessez de compter. Vous trouverez chaque fois un résultat différent.
— Peut-être oubliez-vous quelque chose, dit-elle.
— Cette pièce est censée paraître occuper tout un étage de l’immeuble, dit Lutt, mais elle est trop petite. N’importe quel idiot est capable de voir ça. Même vous. C’est un truquage, une illusion. Ces artifices de carnaval ont cessé de m’impressionne quand j’avais dix ans.
Elle émit un rire aux résonances de nouveau méchantes.
— Je reconnais volontiers qu’il y a d’autres pièces à ce niveau. Savez-vous reconnaître les panneaux qui s’ouvrent sur les autres salles ?
Ne la quittez pas des yeux ! Ne regardez pas le verre Spirit !
En concentrant son regard sur elle, Lutt s’aperçut qu’elle n’était qu’une image de miroir. Il tourna la tête pour regarder ce qu’il pensait être la vraie major Capitaine assise à son bureau.
— Je sais ce que c’est que le verre Spirit, dit-il. Il est censé transformer mon cerveau en bouillie à l’usage des inquisiteurs de votre sorte.
— Compte tenu de la personnalité de votre père, il n’est pas étonnant que vous sachiez cela. Mais n’oubliez pas qu’il n’est pas à côté de vous pour vous défendre en ce moment.
— Il sera furieux comme une vipère mouillée quand il apprendra ça.
— Pourquoi ne me regardez-vous pas ? Allons !
Il s’aperçut que c’était encore vers un reflet qu’il s’était tourné. Il fit volte-face et vit le bureau derrière lequel était assise le major Capitaine. Elle lui adressa de nouveau son sourire glaçant.
— Maintenant, vous allez être un gentil garçon et m’aider à tirer tout cela au clair.
La manière dont elle disait « gentil garçon » lui rappelait vaguement sa mère. Cette major Capitaine était une chienne irritante !
Il vit l’image d’une chienne dans l’un des miroirs. Elle allaitait un chiot, mais retourna ses crocs contre lui et le dévora. Lutt eut envie de vomir.
— Lutt Hanson Junior, déclara le major, on dit que vous êtes un bon journaliste, mais vous n’avez jamais entendu parler des Drènes.
— Vous parlez par énigmes ! Vous essayez de me désorienter !
— Êtes-vous un bon journaliste ?
— Tiens ! Je possède un journal !
— Non, il est à papa. Il vous l’a donné pour faire joujou.
Tous les reflets du major se mirent à chanter dans sa tête : « Il est à papa ! Il est à papa ! Il est à papa ! »
Vous avez des hallucinations ! Arrêtez !
Lutt sentit son visage devenir cramoisi.
— Où est mon vaisseau ? tonna-t-il. Je vous conseille de me relâcher immédiatement et de me restituer mon vaisseau !
— Vous vous êtes livré à des recherches illégales sur les voyages dans l’espace.
— Qui a dit qu’elles étaient illégales ? Citez-moi cette loi !
Elle fit pivoter son écran dans une meilleure position, le consulta un instant, puis adressa à Lutt un sourire suave.
— Transmission par spirales, c’est bien ça. Et maintenant, vous cherchez à étendre ce principe aux transports spatiaux.
— Qui vous a dit cela ? Où avez-vous…
— C’est moi qui pose les questions et vous qui répondez.
— Vous croyez que c’est une manière de négocier avec moi l’usage de mes découvertes ? C’est ce que vous êtes en train de faire ?
— Qu’avez-vous découvert ?
— Ce ne sont pas vos foutus oignons !
— Ah oui ? Eh bien, nous le saurons quand vous déposerez un brevet.
— Je n’ai pas l’intention de demander un brevet. Je maintiendrai le secret sur ma découverte et je la protégerai par un dispositif autodestructeur.
— Vous voulez dire que votre vaisseau s’est auto-détruit ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.
— Je n’ai rien dit du tout.
— Et si je vous disais, moi, que votre vaisseau est entré en collision avec un croiseur de la Patrouille de Zone ?
— Je vous traiterais de menteuse.
— Étiez-vous drogué, ou bien ivre, monsieur Hanson ?
— Vos médecins vous ont déjà appris que ce n’était pas le cas. Je n’aime pas me bousiller l’esprit.
— Vous n’avez pas encore été radiographié après votre accident, mais les premiers examens indiquent que vous vous en êtes sorti remarquablement indemne, alors que votre copilote a été tué sur le coup. Comment expliquez-vous cela ?
Je vous avais bien dit que Drich était mort.
Ne vous mêlez pas de ça !
Détournez-la de cette direction, crétin ! Sinon, vous allez bientôt lui avouer que l’autre vaisseau était drène et nous serons dans la mélasse.
Vous savez bien que je ne crois pas à tout ça.
C’est vous qui nous avez mis dans le pétrin, Lutt, en voulant pénétrer maladroitement dans une Spirale. N’aggravez donc pas la situation.
Je ferai ce que je voudrai, et c’est comme ça.
Malgré son apparence humaine, notre corps est presque entièrement celui d’un Drène. Ne ressentez-vous donc aucune gratitude pour ce que j’ai fait afin de vous sauver ?
Les Drènes n’existent pas.
Mais, bon sang ! vous l’avez entendue comme moi !
Simple hallucination. Une de plus, une de moins…
Avec l’énergie du désespoir, Ryll essaya de nouveau de prendre la place de Ryll aux commandes de leur corps, mais se heurta à une résistance plus forte qu’il ne s’y attendait. Il voulut déplacer leur pied gauche et le sentit à peine tressaillir. Que se passait-il donc ? La veille, Lutt était faible et se laissait facilement gouverner. À présent, il était aux abois, furieux et plus vigoureux.
Lutt ! La Patrouille de Zone a des prisonniers drènes qui ne connaîtront peut-être plus jamais la liberté. Vous tenez donc tellement à les rejoindre ?
Je n’ai pas envie d’y croire.
Il faut y croire !
C’est le verre Spirit. Ils m’ont ratatouillé la cervelle.
Ryll hésitait. Il se rendait compte, avec un serrement de cœur, qu’il pouvait prendre le contrôle de leur corps par la force, mais que l’opération aurait pour résultat certain d’éveiller les soupçons de leurs interrogateurs.
Lutt émit à ce moment-là une pensée jubilante. Je me sens bien mieux aujourd’hui. Je suis en pleine forme, à part cette voix irritante à l’intérieur de ma tête.
Nouant ses mains au-dessus de sa tête, Lutt s’étira en faisant craquer ses phalanges.
L’urgence de la situation redonna à Ryll la maîtrise de leur voix et il s’écria :
— Ne faites pas ça !
Le major Capitaine se raidit.
— Qu’est-ce que vous ne voulez pas que je fasse ? demanda-t-elle.
À part lui, Ryll se dit : J’ai commis une erreur. Par les glandes desséchées d’un collecteur d’impôt stérile, ai-je fait la fusion comme il faut ?
Lutt sourit niaisement et reprit le contrôle de la voix.
— Je voulais juste vous tenir éveillée. J’avais l’impression que vous vous endormiez.
— Comment pourriez-vous le savoir ? Vous ne voyez pas mes yeux.
Lutt ferma les paupières en soupirant. Il essaya de se concentrer sur les sensations qu’éprouvait son corps. Était-il possible que cette créature qui se donnait le nom de Ryll existât réellement ? L’effort de concentration lui permit, l’espace d’un bref instant, d’approcher les impressions de l’introspection drène. Ce fut quelque chose de fugace, à la lisière de sa compréhension. Il en eut le vertige.
— C’est vous qui avez l’air endormi, lui dit le major Capitaine.
— J’ai la migraine, fit Lutt en rouvrant les yeux.
— Il ne tient qu’à vous d’expédier cette affaire en me parlant du vaisseau drène que vous avez heurté.
— Encore vos énigmes !
Bravo, Lutt. Attaquez. Accusez-la !
Derrière le major, Lutt vit un panneau de verre prendre l’aspect d’un kangourou qui sauta dans le panneau voisin, puis dans un autre. Quand il se trouva face au reflet ondoyant et nu du major, le kangourou exhiba un énorme pénis.
Arrêtez, Lutt ! Ne faites pas ça ! C’est exactement ce qu’elle veut !
Le kangourou disparut, mais toute la surface de verre Spirit se mit à ondoyer de manière lascive. De multiples images du major se formèrent. Elle portait un déshabillé jaune très suggestif.
Lutt essaya de trouver le vrai major parmi toutes ces images.
Repérez celle qui est en uniforme, crétin !
Il l’aperçut alors, assise à son bureau, mais son col était orné de dentelle. Son regard paraissait dirigé vers lui.
— Que voyez-vous ? demanda-t-elle.
— Et vous ? riposta Lutt.
— Dites-moi ce que vous voyez !
— Je veux sortir d’ici. Je veux qu’on me rende mon vaisseau. Celui que j’ai heurté a surgi sans avertissement dans mon ciel. Je ne suis pas fautif.
— Votre ciel ? Au milieu de l’espace ?
— Vous savez bien ce que je veux dire.
— Je regrette, mais j’aimerais que vous me l’expliquiez en détail.
— Je respecte ma patrie et je suis prêt à coopérer dans toute la mesure du possible. Mais je ne vais pas divulguer pour autant des secrets qui appartiennent à ma famille. Si vous voulez les acheter, il faudra y mettre le prix.
— Nous apprendrons tout ce que nous voudrons en examinant l’épave.
Ce n’est pas vrai ! pensa Ryll à son intention. Mon propulseur drène s’est autodétruit pour ne pas tomber entre des mains étrangères.
Lutt était tiraillé entre son refus d’accepter l’existence de cette voix et son désir désespéré de croire ce qu’elle venait de lui dire.
Vous en êtes sûr ?
Je l’ai vu de mes propres yeux. Patricia ne voulait pas se laisser capturer intacte par des Terriens.
Patricia ?
Le nom est étrange, c’est vrai.
Le major Capitaine s’éclaircit la voix.
— Insinuez-vous que vous êtes entré en collision avec un OVNI ?
— Bien sûr que non !
— Nous avons déjà entendu suffisamment d’absurdités de ce genre. Ces histoires ne sont bonnes qu’à engendrer la panique et l’hystérie.
Mentez ! Dites qu’il n’y avait pas d’autre vaisseau, que vous avez eu une avarie, que votre vaisseau a dévié de sa trajectoire et fait explosion.
Ce n’était pas une mauvaise idée. Lutt l’adopta et fit ce que la voix disait.
Le major Capitaine l’écouta sans l’interrompre. Elle semblait satisfaite. Quand il eut achevé son explication, elle toucha une commande sur son bureau. Le verre Spirit cessa d’ondoyer et prit une teinte stable, dans le gris terne. Le major ôta ses lunettes, découvrant ses yeux qui avaient presque le même ton gris que les panneaux de verre Spirit. Ses lèvres formèrent un sourire rigide. Lutt n’avait jamais vu auparavant une expression si glaçante.
C’était l’explication qu’elle attendait.
Maudite voix dans sa tête !
— J’aimerais que nous nous comprenions bien, monsieur Hanson, reprit le major. Techniquement, vous avez violé la loi en pénétrant dans une zone interdite. Que vouliez-vous y faire ?
— Je vous dis que j’ai eu une avarie. N’y a-t-il pas une convention non écrite selon laquelle « le premier port est le bon dans la tempête » ? La Patrouille de Zone n’a-t-elle pas des obligations envers les contribuables ?
— Ne vous énervez pas, jeune homme. Nous pourrions vous mettre au vert pendant un bon bout de temps. Mais l’examen de votre vaisseau nous avait déjà amenés aux conclusions que vous venez d’exprimer.
— Je vous ai dit la vérité !
— Je n’en doute pas. Mais vous avez d’abord essayé d’inventer une histoire que votre satané journal aurait pu exploiter.
— Je suis un homme d’affaires avant tout. Et mes recherches me coûtent cher.
— Nous sommes disposés à renoncer à toute action judiciaire, monsieur Hanson, mais à une condition seulement.
Ah ! ah ! Nous y voilà !
Sortez de ma tête !
Notre tête, Lutt. Notre tête. Eh bien, demandez-lui quelle est cette condition !
— Et quelle est cette condition ?
— Si vous mettez au point quelque chose qui intéresse la défense nationale, vous le céderez d’abord à la Patrouille de Zone.
— C’est du chantage !
— C’est une transaction honnête.
Profitant de la distraction de Lutt face à cette idée, Ryll s’empara soudain de leur voix pour dire :
— Merde !
— Inutile de vous mettre en colère, monsieur Hanson. Nous paierons aussi bien que n’importe qui d’autre.
Mais la réaction de Ryll concernait quelque chose d’entièrement différent. Il venait de s’aviser qu’il aurait pu échapper à la cellule où la Patrouille de Zone l’avait enfermé en prenant simplement la forme d’un serpent très mince et assez long pour que sa masse soit égale à celle de son corps drène.
Mais ils auraient tout de suite compris que j’étais un Drène, dans ce cas.
Encore vibrant sous le choc, il restitua les commandes à Lutt.
— Vous êtes jeune, lui dit le major Capitaine. Vous deviendrez peut-être un peu plus raisonnable avec l’âge.
Elle ouvrit l’un des tiroirs de son bureau et en sortit une pochette de plastique transparent qu’elle lui tendit.
— Vos affaires personnelles, ajouta-t-elle.
Lutt les prit, tremblant à l’idée de ce que son corps indocile allait pouvoir encore faire. Pourquoi avait-il dit ça ?
— Vous avez vraiment de la chance d’avoir un père si influent, murmura le major Capitaine.
Ainsi, mon père est intervenu !
Enhardi par cette conclusion, Lutt déclara :
— Et j’exige qu’on me rende mon vaisseau le plus vite possible !
— Il est sérieusement endommagé, et il faut attendre l’enquête sur la mort de votre copilote.
— Drich a signé toutes les décharges d’usage pour les pilotes d’essai. Sa famille est couverte par de très lourdes assurances.
— Je n’en doute pas. Nous désirons seulement établir votre degré de culpabilité.
— Drich était aux commandes quand c’est arrivé.
Ils vont nous faire suivre et nous mettre sous surveillance.
Allez-vous cesser de me distraire ?
Le major Capitaine consulta son écran.
— En ce qui concerne votre vaisseau, dit-elle, vous pouvez le reprendre. Mais nous ne livrons pas à domicile. Voyez notre magasinier, secteur 154-C.
— Où se trouve ce secteur ?
— On vous l’indiquera quand vous signerez votre bon de sortie. Prenez l’ascenseur jusqu’à l’étage au-dessus et adressez-vous au garde. Surtout, ne dites rien à personne au sujet des Drènes.
— Ma petite dame, dès que je saurai de quoi vous parlez, je viendrai ici en discuter avec vous. Pour l’instant, je suis convaincu que vous êtes complètement zinzin.
— Nous verrons bien qui a l’esprit dérangé. Ah ! je vous signale qu’une voiture vous attend dehors.
Lutt sourit. Ainsi, la Patrouille de Zone le raccompagnait chez lui en grande pompe. Il espérait voir l’ascenseur en se tournant. Il le vit. Mais le major n’en avait pas terminé avec lui.
— C’est un sacré carrosse que vous envoie votre père. Il a dû faire faire ces trucs-là pour un cirque chinois.
Zut, zut et zut ! C’est une voiture Hanson ! Un de ces fichus pousse-pousse ! Ils savent pourtant que je les ai en horreur ! Pourquoi viennent-ils me chercher avec ça ?