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L’idmagie n’est pas un processus unique. Ses complexités englobent de multiples variantes. Une technique particulière pour les formes de vies, une autre pour les objets inanimés, une autre encore pour redresser les erreurs. Les variations, nécessairement, s’étendent infiniment. Dans un univers infini, on n’impose pas de limite à l'infinitude.
Journal de Habiba
Nishi eut une exclamation étouffée lorsque Lutt la fit entrer dans sa maison du Complexe Hanson, dans la banlieue de Seattle.
La maison, qui faisait partie d’un groupe de cinq constructions au bord d’un lac parmi de grands pins argentés, était fraîche et ombragée par cet après-midi torride. La villa du vieux Hanson, sur l’autre rive du lac, était à peine visible sur sa plate-forme en porte-à-faux. Comme celle de Lutt, elle était faite dans un matériau breveté Hanson, le Fabribois, qui imitait le bois naturel mais n’avait jamais besoin d’être repeint et résistait aux insectes et au pourrissement. La maison des parents avait l’aspect d’une série de cubes pâles et argentés, irrégulièrement posés les uns au-dessus des autres ; mais celle de Lutt, d’un brun foncé, s’inspirait de la tradition japonaise et était presque invisible au milieu des arbres et de la végétation. La maison de Morey, à l’est, était la réplique de celle de ses parents. Quant aux deux autres résidences, occupées par les gardes et par différents collaborateurs et leurs familles, elles étaient totalement dissimulées par les arbres.
— C’est merveilleux, murmura Nishi.
Elle regarda Lutt, qui se tenait à ses côtés avec ses habits rouge, blanc et noir.
Le vestibule où ils se trouvaient était décoré de bambous en pots et débouchait sur de larges marches qui donnaient accès, au niveau inférieur, à un séjour où tout le mobilier était en rotin.
— Je suis heureux qu’elle vous plaise, dit Lutt. C’est un petit Jap adorable qui me l’a dessinée et construite.
— Je n’aime pas la manière dont vous en parlez, Lutt. J’ai des ancêtres japonais aussi bien que français.
— Japonais ou Jap, quelle différence du moment que vous comprenez ce que je dis ?
— Parfois, nos paroles dépassent notre pensée, dit-elle en descendant les marches. J’ai peut-être mal fait de venir ici.
— Pourquoi donc ?
— Vous allez vouloir prendre des libertés.
— Et vous n’avez pas vos légionnaires pour vous protéger ?
— Oh ! je pense avoir trouvé un autre protecteur. N’est-ce pas, Ryll ?
Essayez de la toucher et vous aurez affaire à moi, dit Ryll.
Je me demande bien ce que vous pourriez faire, ricana Lutt.
Je pourrais, par exemple, bloquer l’afflux de sang vers… une certaine partie extensible de notre corps.
Vous n’oseriez pas !
Nishi a été chargée par votre oncle de veiller sur moi. Il n’est que justice que je la protège en retour.
Fils de garce !
Je suis fils de Drènes et c’est très différent.
— Pourquoi ne me répondez-vous pas, Ryll ? s’inquiéta Nishi.
Luttant pour s’emparer de leur voix, Ryll réussit à articuler d’une voix de fausset :
— Je suis en mesure de vous protéger. Il est prévenu.
Reprenant rageusement le contrôle, Lutt s’écria à haute voix :
— J’aurai un jour ta peau ! Tu ne perds rien pour attendre ! Et ce jour-là…
— Vous voyez ? déclara Nishi. Je ne serai jamais bien loin de mon protecteur.
Morose, Lutt murmura :
— Il y a une chambre d’ami en haut de l’escalier sur votre droite. Je vais dire à la gouvernante de vous apporter des vêtements.
— Vous avez des vêtements pour vos invitées ?
— Il y a des tas de choses ici.
— Et beaucoup de domestiques.
— Vous avez vu les chiens et les gardes en arrivant ? Personne ne peut passer l’enceinte grillagée sans autorisation, ni dans un sens, ni dans un autre. N’oubliez pas ça.
— Ce n’est pas une remarque très amoureuse, Lutt.
— J’en ai assez de jouer au chat et à la souris avec vous.
— Vous êtes trop habitué à avoir ce que vous voulez au moment même où vous le désirez. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— Osceola a dit que vous m’aimiez. Est-ce la vérité ?
— Je commence à me demander si c’est bien vous que j’aime, ou si ce ne serait pas la personnalité de Ryll qui m’aurait attirée à travers la vôtre.
— C’est la meilleure, celle-là !
D’une voix très douce, Nishi reprit :
— Mon gourou dit aussi que vous m’aimez, Lutt, mais à votre manière. Quelle est cette manière ?
Lutt se contenta de la regarder dans un silence farouche.
Oui ! C’est vrai que je l’aime. C’est ma Nini. Mais quelle sorte d’enfer dois-je affronter pour qu’elle soit mienne ?
Il faudra peut-être que vous changiez, suggéra Ryll.
Mon cul ! C’est elle qui devra changer.
Êtes-vous sûr que vous l’aimeriez encore ?
La question plongea Lutt dans un état de choc.
Avant qu’il eût récupéré suffisamment pour répondre, des cognements sonores se firent entendre à la porte d’entrée.
— Lutt ! Je sais que tu es là-dedans ! Ouvre-moi, Lutt !
C’était le beuglement rageur et familier du vieux L.H.
Lutt recula jusqu’à la paroi derrière lui, fit glisser une plaque dissimulée dans la boiserie et enfonça un bouton. Ils entendirent la porte d’entrée s’ouvrir.
L.H. s’avança en chaloupant sur ses béquilles. Ses prothèses oculaires palpitèrent à leur recherche comme des antennes d’insecte. Il s’arrêta brusquement devant Nishi.
— Qu’avons-nous là ?
— Je te présente Nishi D’Amato, dit Lutt.
— Nous devons nous marier, murmura Nishi en se demandant aussitôt pourquoi elle avait offert cette information.
— Vraiment ? demanda L.H. en la détaillant de haut en bas.
— C’est vrai, dit Lutt d’une voix nettement accablée.
— Cette jeune personne a des attraits incontestables, mon garçon, fit le vieux Hanson. Tu les as déjà essayés ?
— Ce ne sont pas tes oignons.
— Elle fait sa sainte nitouche, hein ? Mais je vais te dire une chose, et ça, ce sont mes oignons. Tu as fait changer les serrures de cette maison. Je te l’avais pourtant formellement interdit !
— Je suis chez moi. Je fais ce qu’il me plaît !
— Mais tu es sur mon domaine, mon garçon.
— Tu as l’intention de me flanquer dehors ?
— Pourquoi fais-tu exprès de me parler sur ce ton ? Tu pourrais être à la tête de tout le bataclan si seulement tu voulais te montrer un peu plus raisonnable.
— C’est-à-dire te lécher les bottes comme tous les autres ?
— Écoute, je n’insisterai pas pour aujourd’hui ; mais si tu ne remets pas les anciennes serrures, c’est moi qui le ferai.
— Pour que Morey puisse entrer ici comme il veut ?
— Je vois que tu as bien reçu mon avertissement. Comment va ce vieux Dudley ?
— Il a l’air d’être en forme.
— Le stupide enfant de salope ! Toujours en train de se préoccuper de ce que nos inventions allaient apporter aux gens. Moi, je lui disais toujours : « Tant qu’ils y trouvent leur bénéfice, qu’est-ce que ça peut faire, le reste ? »
— Vous voyez que j’avais raison, Lutt ? demanda Nishi. Le Raj Dud est un homme bon. Je vous l’avais dit.
Lutt ne lui prêta aucune attention. S’adressant à son père, il reprit :
— Tu as vu les premiers résultats de notre agence de presse. Qu’en dis-tu, maintenant ?
— Des cacahuètes. J’ai bien aimé, par contre, cet article sur le bordel de la Légion.
— C’est Nishi qui l’a écrit, dit Lutt en souriant malicieusement à celle-ci.
— Vraiment ? fit L.H. en la regardant avec un intérêt renouvelé. Vous faites partie de ces filles ?
— Je suis encore vierge, dit Nishi.
— Jésus boiteux ! Que nous as-tu ramené là, mon garçon ?
Lutt se contenta de soutenir farouchement son regard.
L.H. hocha lentement la tête, comme s’il venait de prendre une décision importante.
— Tu es donc au courant, pour Morey. Que comptes-tu faire ?
— Me protéger.
— Qu’as-tu fait pour le mettre en rogne ?
— Je l’ai persuadé d’investir dans mes entreprises. Où l’as-tu envoyé ?
— Sur Uranus. Dans les nouvelles exploitations d’hydrogène. Il est en mission spéciale. Il ne tardera pas à rentrer. Mais tu peux dormir sur tes deux oreilles, mon fils. J’ai brisé l’axe Morey-Woon et j’ai laissé la Légion se charger des tueurs de Woon sur Vénus. Bon ! Je veux vous voir tous les deux dans mon bureau dès qu’il sera de retour. (Se tournant de nouveau vers Nishi :) Que font vos parents ?
Regardant sans ciller ses prothèses oculaires, elle lui répondit.
— La Légion…, fit pensivement L.H. Il va y avoir un problème. Phœnicia fera des histoires.
— Parce que les Hanson n’épousent que le gratin ? demanda Lutt d’une voix trompeusement douce.
L.H. répondit par un éclat de rire sonore qui se mua rapidement en quinte de toux.
Le voilà qui essaye encore de m’avoir avec sa sympathie, se dit Lutt.
Lorsque la quinte fut passée, L.H. reprit :
— Ne t’ai-je pas appris comment on doit traiter une femme ? Peut-être que tu ne me ressembles pas autant que je le croyais, après tout. Quant à Morey…
Il laissa sa phrase interrompue.
Piqué au vif, Lutt demanda :
— Est-ce que tu l’as déjà conduit dans la Maison des Plaisirs ?
— Non. J’ai laissé le soin de son éducation sexuelle à ta mère. Je crois qu’elle lui a acheté un livre.
Une fois de plus, L.H. reporta son attention sur Nishi. Il glissa la main dans une de ses poches et en sortit une broche en or à l’emblème des Hanson.
— J’ai offert cette broche à la mère de Lutt quand il est né. Après avoir lu ce reportage sur le bordel vénusien, elle me l’a jetée à la figure et elle s’est ébréchée. Je voulais la faire réparer, mais j’ai changé d’avis.
Il la mit dans la main de Lutt en ajoutant :
— Prends-la. Si tu épouses cette jeune personne, tu la lui donneras le jour où elle nous fera un fils.
Lutt accepta la broche en se demandant à quel jeu jouait encore le vieux.
Nishi, le visage empourpré, s’écria :
— Je ne ferai rien du tout pour vous tant que je n’aurai pas vu le contrat de mariage !
— Un contrat, maintenant ! jubila L.H. Elle veut vraiment décrocher la timbale, la mignonne.
— C’est l’usage dans ma famille ! Tous ont été des héros de la Légion.
— Voyez-vous ça ! murmura L.H. en faisant pivoter ses prothèses oculaires en direction de Lutt. Et toi, tu n’as rien à dire sur tout cela, mon garçon ?
— Nishi m’a sauvé la vie sur Vénus. J’ai une dette envers elle.
— Alors, paye-la et débarrasse-toi d’elle !
Lutt fourra dans sa poche la broche de famille.
— Non. Je vais l’épouser.
— Tu es le plus borné et le plus tête de mule de tous les Hanson ! Ne vois-tu pas que c’est une coureuse de dot qui n’en veut qu’à notre argent ? Elle t’a sauvé la vie, peut-être, mais c’est pour elle qu’elle te l’a sauvée !
— Elle ne savait pas qui j’étais à ce moment-là.
— C’est une âme charitable ! Nous n’avons pas besoin de ça dans la famille.
L’attitude obstinée du vieux n’avait réussi qu’à porter la colère de Lutt à son comble.
— Tu ne me feras pas changer d’avis ! dit-il. Je l’épouserai.
L.H. fit pivoter ses yeux artificiels vers Nishi.
— Vous voulez vraiment un contrat ? Je vais vous dire une chose. Allez donc le négocier avec Phœnicia, votre contrat.