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Les combinaisons entre formes de vies différentes ont depuis longtemps fait la preuve qu’elles créaient le chaos.

Mise en garde drène

Le Psycon de l’élite drène se tenait en séance plénière sous la coupole en visuplex qui surmontait le cône de Habiba. Irradiant un faible éclat jaune glacé, la Collectrice Suprême des Contributions trônait, dans sa robe blanche et dorée, au-dessus de la grande salle circulaire. Au-dessous d’elle, répartis le long d’une terrasse en spirale qui descendait jusqu’aux niveaux inférieurs de la hiérarchie, siégeaient les élus conviés par Mugly à cette assemblée.

Sous Habiba, à sa droite, le Premier diseur Jongleur se balançait lentement d’avant en arrière, à la limite de la transe Psycon. Mugly l’Aîné siégeait un demi-mètre plus bas sur la terrasse. Au-dessous d’eux se trouvaient trente-quatre membres de l’Élite, dont vingt-six Seniors et huit Juniors. Tous ceux qui se trouvaient sous Habiba portaient une robe noire aux poches très amples et un béret mou de couleur ocre. Celui des Seniors était mollement incliné sur la droite tandis que celui des Juniors penchait mollement à gauche.

Mugly se tortilla sur son siège. Il se sentait groggy et mal à l’aise. Il n’avait pas conscience d’avoir déconnecté ses pensées conspiratrices avant de pénétrer sous la coupole. Quelques instants auparavant, il avait ressenti un picotement dans son nez, son épine dorsale et la racine de ses cheveux, tandis que Habiba drainait l’énergie de son corps. Mais au bout de quelques secondes, il se sentit vaguement serein.

Habiba leur avait expliqué un jour que leur position à l’intérieur du cône spiralé favorisait la concentration et l’ascension des pensées, qu’elle recueillait instantanément dans son cerveau aussi ancien qu’éternel.

« C’est grâce à toutes ces informations combinées que je prends mes décisions de gouvernement. »

Mugly regarda l’île qui tournoyait au centre de la mer, au pied du cône.

L’Océan de Toutes Choses. Pourquoi l’appelons-nous ainsi ?

Habiba ne répondit pas à sa question muette.

Mugly.

L’Océan de Toutes Choses et l’île au milieu. Aucun Drène, disait Habiba, n’avait jamais idmagé cela. Un caprice de la nature avait créé l’île, simple radeau circulaire que faisaient flotter les poches d’air de la pierre ponce et que maintenait en place le tourbillon qui la faisait tourner continuellement au centre de la mer.

Mais qu’est-ce qui fait tourner le tourbillon ?

Habiba ne répondit pas davantage.

Le Cône de Contrôle de Habiba était monté sur roulements à billes de précision et tournait exactement de la même manière que le tourbillon, mais en sens inverse, ce qui lui permettait de demeurer stationnaire par rapport aux bords du cratère. Sous la coupole, on ne ressentait aucune impression de mouvement.

Émergeant de sa transe Psycon, Habiba aperçut les lumières, sur le pourtour du cratère, qui servaient à maintenir le cône dans son orientation unique. L’Océan de Toutes Choses était entouré de six cents hautes tours surmontées d’une lumière clignotante alternativement rouge et bleue. Lorsque le visuplex de la coupole était ouvert, elle entendait le léger « bip » de synchronisation des récepteurs du cône indiquant l’enregistrement de chaque signal lumineux.

Mais la coupole était pour le moment fermée en raison du Psycon.

Tendant l’oreille, Habiba ne perçut que la respiration profonde et régulière de ses sujets en transe.

« L’Océan de Toutes Choses », pensa-t-elle en forçant ces paroles puissantes à se répercuter dans l’esprit de ceux qui se trouvaient au-dessous d’elle.

Tous se tournèrent pour regarder la mer. L’eau était parfaitement claire, claire comme les pensées qu’elle voulait qu’ils émettent.

Malgré sa couleur, l’apparence peu profonde de cette mer était une illusion. Habiba savait qu’elle atteignait des profondeurs incommensurables, conformes à l’« ampleur » de Drénor elle-même. Comme pour toutes les eaux de Drénor, la surface de cet océan ne contenait pas la moindre impureté, pas la moindre algue ni particule en suspens. On savait cependant que des créatures vivaient dans ses profondeurs obscures, là où même l’extraordinaire vision amplifiée de Habiba ne pouvait pénétrer. Des créatures conçues par l’idmagie drène hantaient ces bas-fonds, et les jeunes Diseurs d’histoires rivalisaient pour peupler l’Océan de Toutes Choses de formes de vies idmagées qui ne ressemblaient à rien de connu.

Même Habiba, qui avait entendu raconter plus d’histoires que tout autre Drène, ne savait pas tout sur ce qui était hors d’atteinte de ses pouvoirs secrets. Il y avait des histoires qui couraient sur certaines histoires. Une partie d’entre elles sonnaient vrai. De fait, Habiba ne pouvait pas connaître toutes les histoires. Donc, elle ne pouvait pas connaître tout ce qui existait. Sous cet aspect, la mer symbolisait le mystère de l’idmagie. Personne ne pouvait tout savoir et l’océan ne pouvait contenir toutes choses, excepté potentiellement. Par conséquent, en tant que symbole, il ne représentait que l’idéal de la connaissance parfaite et complète.

Quelques-unes de ces réflexions filtrèrent vers le bas de la spirale Psycon, reçues à chaque niveau en fonction des capacités de chaque Drène.

Seuls Habiba et Jongleur étaient censés rentrer et sortir de la transe durant le Partage. Jongleur apportait habituellement quelques raffinements ou suggestions. Mais il le faisait surtout après, en session privée. Aujourd’hui, toutefois, Mugly ne cessait d’interférer avec ses préoccupations concernant la Terre. Il ne faisait certes pas de doute que ses arguments avaient gagné du poids à la suite du vol de leur Vaisseau d’Excursion spécial.

Habiba était obligée de tenir compte de la menace.

Ryll n’est qu’un enfant. Il pourrait commettre de graves erreurs.

Qui l’aurait nié ? L’enfant avait déjà montré sa fâcheuse tendance à aboutir à des jugements erronés.

Nous aurions peut-être dû lui mettre un Redresseur.

Il n’était pas facile, cependant, de s’avouer que le premier-né de son premier-né pouvait être un enfant… aberrant, oui.

Mais que faire au sujet de la Te ire ?

Ses populations belliqueuses possédaient à présent des vaisseaux spatiaux capables de porter la guerre jusqu’aux autres planètes. Leur technologie actuelle ne constituait pas une menace sérieuse ; mais si les Terriens réussissaient à mettre au point un propulseur de type drène, ils pourraient utiliser les Spirales pour venir menacer Drénor elle-même.

Que se passerait-il si, à la suite d’un accident imprévisible, ils capturaient le vaisseau et l’enfant ?

C’était une horrible pensée et les paroles qu’elle avait prononcées elle-même revinrent la hanter. En plus d’une occasion, elle s’était adressée ainsi à Jongleur et aux autres :

« Nous ne possédons pas d’armes offensives ni défensives. Il est indispensable qu’il en soit ainsi L’histoire a prouvé que l’introduction d’armes, si petites soient-elles, dans une société quelconque, ne peut mener qu’à une irréversible violence et à la destruction totale de tout l’édifice social qui a rendu cette erreur possible. »

L’idmagie drène avait conduit des expériences sur de multiples formes dotées de Libre Arbitre, chaque fois avec les mêmes résultats désastreux. Mais les rapports récents en provenance de la Terre rendaient ces considérations encore plus complexes.

Mugly s’immisça alors dans ses pensées avec l’un de ses avertissements coutumiers : « Le danger s’accroît. En ce moment même, des recherches sur les voyages à travers les Spirales sont effectuées sur la Terre. »

C’était la substance d’un rapport tout récent. Son contenu ne laissait subsister aucun doute. Un Terrien du nom de Lutt Hanson Junior avait réussi à diffuser des messages radio sous forme Spiralée, à partir de vaisseaux spatiaux évoluant dans le système solaire terrien.

Comment ce Terrien était-il passé à côté du fait que les Spirales pouvaient constituer aussi un moyen de voyager dans l’espace ? Mais rien ne disait qu’il n’était pas tout près de la solution.

Les soldats terriens pourraient se retrouver très vite à nos portes avec leurs effroyables armes.

Les Diseurs d’Élite au-dessous d’elle avaient rapporté aujourd’hui des nouvelles encore plus alarmantes, un rapport de la dernière excursion terrienne.

Les nations de la Terre ont conclu un traité mutuellement contrôlable portant sur le gel et la limitation de leurs armes les plus terrifiantes.

Il devenait donc un peu moins probable qu’ils finiraient par s’exterminer entre eux. Ils n’étaient plus en aussi grand danger de périr de la même manière que les autres races qui avaient atteint avant eux ce niveau de guerre technologique.

« Notre problème est le problème de l’univers », décréta Habiba en laissant errer son regard sur l’Océan de Toutes Choses tandis que cette pensée tournoyait vers les niveaux inférieurs de la spirale. « Toute chose n’existe qu’en tant qu’idmagie résidant dans notre souvenir. Quand le dernier Drène mourra, l’univers mourra aussi. »

Cette déclaration n’appelait pas de réponse.

Jongleur rumina les paroles de la Collectrice Suprême des Contributions.

Pourquoi a-t-il fallu que ce soit mon fils qui précipite la crise ?

Habiba baissa le bras pour lui tapoter affectueusement la tête.

Jongleur leva les yeux vers elle avec amour. Ainsi illuminée par l’éclat du soleil, Habiba était une déesse verte et ses cheveux une salade de délices.

Il prit une profonde inspiration, ragaillardi à son contact, et regarda autour de lui sous la coupole. Une fois de plus, la tristesse l’envahit. Les encadrements des fenêtres perdaient des écailles noires et les fibres raidies brun-gris qui poussaient à la base de la coupole avaient besoin d’être lustrées. Habiba devait superviser les moindres détails d’entretien. En temps normal, ces tâches étaient efficacement assurées par une main-d’œuvre et une idmagie utilisées à bon escient, mais elle avait eu dernièrement d’autres soucis en tête et la coupole avait un aspect négligé.

Peut-être sommes-nous trop curieux quant aux possibilités illimitées d’un univers illimité, déclara Jongleur.

Qui a dit qu’il était illimité ? demanda Mugly.

Il est vaste, fit Habiba.

Jongleur médita ces mots et songea alors à la curiosité des Drènes, une curiosité de touriste. Démesurée ! Les Drènes voulaient toujours visiter en personne les endroits où se trouvaient les merveilles et les créatures dont ils avaient entendu parler sous forme d’histoires. Beaucoup de ces histoires étaient en rapport avec la Terre, car les visiteurs drènes n’avaient pas cessé, au cours des millénaires, de leur apporter des changements idmagés.

Variations sur un même thème.

C’était un endroit extrêmement populaire pour les visiteurs, mais il avait toujours présenté le même problème du Libre Arbitre qu’aucun Drène ne semblait capable de modifier.

Une si belle planète, quand on sait se tenir à l’écart des endroits que leurs occupants ont contaminés et défigurés avec un manque de préoccupation constant pour les conséquences.

Pourquoi l’idmagie originelle n’incluait-elle pas une clause interdisant la souillure de leur propre nid ? aurait voulu savoir Mugly.

Parce que c’est contraire au Libre Arbitre, expliqua Jongleur.

Rien de tout cela n’aidait Habiba à découvrir une solution au problème de la Terre. Elle avait essayé de dépêcher des émissaires pour entrer ouvertement en contact avec la Terre, en se servant de différentes formes de vaisseaux spatiaux et de vies extraterrestres, mais les Terriens avaient toujours attaqué les premiers sans manifester d’intérêt apparent pour l’identité ou les motivations de leurs visiteurs.

« Je tire d’abord et je pose les questions ensuite. » C’était un cliché qui avait toujours eu la faveur des Terriens.

Nous devons y croire également, par conséquent, pensa Habiba.

C’est certainement ainsi qu’ils finiront par venir sur Drénor, si nous ne faisons rien pour les en empêcher. Avec des canons qui crachent le feu et des bombes volantes. Notre technologie avancée leur fera croire que nous maîtrisons les sciences de la guerre à un degré proportionnel. Ils nous craindront si bien qu’ils chercheront à nous exterminer. Comment faire pour leur expliquer que l’absence de moyens d’agression monstrueux est en réalité la marque d’une civilisation avancée ?

Quelques-uns des nôtres sont déjà leurs prisonniers, lui rappela Mugly.

Mais ils n’ont capturé aucun de nos vaisseaux et ignorent totalement où nous sommes, ajouta Jongleur.

Aaah ! Le pacifiste drène essaye de nous attendrir, ironisa Mugly.

Tous les Drènes sont pacifistes par nature, lui rappela Habiba.

Ne suis-je pas un Drène ? demanda Mugly.

Oui, et plus pacifique que vous ne voulez bien l’admettre. Vous possédez seulement une aptitude à vous mettre en colère qui n’apparaît pas souvent chez les nôtres.

Voulez-vous dire par là que je suis le produit d’une mauvaise graine ?

Mugly !

Pardonnez-moi, Habiba. J’ai pour vous le plus profond amour.

Mugly chéri, essayez de dominer vos fureurs.

Mais la Patrouille de Zone terrienne a dans ses prisons quatre-vingt-onze Drènes, et à chaque tentative de notre part pour les libérer, ce nombre s’accroît !

La Patrouille de Zone est rusée parce qu’elle a été idmagée ainsi, déclara Jongleur.

Mais ils séparent les prisonniers les uns des autres, les transfèrent continuellement d’une cellule à l’autre et les interrogent, semble-t-il, sans le moindre répit.

Ils n’ont peut-être pas encore découvert notre forme originale ni toute l’étendue de nos capacités idmagiques, fit Jongleur.

Et si cela changeait à cause de votre fils ?

Quoi qu’il arrive, il ne détient pas le moindre secret technologique. Pas plus que les autres prisonniers, d’ailleurs. Il n’y a que vous, Habiba et moi qui sommes les dépositaires de ces précieuses connaissances.

Pourquoi croyez-vous que je suis resté au lieu de me lancer à la poursuite de mon vaisseau ?

Vos apprentis ont pris beaucoup sur eux en idmageant un tel vaisseau, lui fit remarquer Habiba.

Je les ai sévèrement réprimandés. Pour les punir, j’ai décidé qu’aucun d’entre eux n’aurait jamais le droit de se trouver en votre précieuse présence au sein d’un Psycon.

Ayant déconnecté ses pensées les plus secrètes, Mugly croyait sincèrement à cette contre-vérité et, l’espace d’un moment, fut lui-même effrayé par la sévérité cruelle de sa propre réaction. Mais, pour une fois, Jongleur lui donna raison :

Vous avez sagement agi, Mugly. Votre geste se répercute comme un signal salutaire dans tout Drénor.

Mais n’enseigne guère autre chose que la sévérité de ceux qui gouvernent, pensa Habiba. Et je doute qu’il dissuade qui que ce soit d’imiter à l’avenir ce genre d’initiative.

Jongleur leva la tête vers Habiba et, voyant l’intensité du regard que ses yeux ronds et bruns baissaient vers lui, se rendit compte qu’il était en train de la distraire de la solution qu’elle essayait d’apporter à cette crise. Les microneurones sensibles de la Collectrice Suprême des Contributions avaient besoin de calme et de sérénité pour fournir leur meilleur rendement. Jongleur fit pivoter ses yeux en dedans et se concentra sur l’émission de signaux de pensée sereins. Les autres participants au Psycon alignèrent leur attitude sur la sienne et renforcèrent leur aura de sérénité. Seul Mugly l’Aîné continua de représenter un minuscule facteur d’interférence stridente, mais son signal était si faible que seule Habiba pouvait s’en rendre compte.

Elle se livra alors à une opération accessible à elle seule. Un œil tourné en dedans et l’autre en dehors. Cette posture avait pour effet de séparer le conscient de l’inconscient alors même qu’elle se laissait sombrer dans la transe Psycon. La transe proprement dite lui permettait d’assurer la liaison entre ses deux moitiés. Sous elle, trente-six autres volontés joignaient leurs efforts aux siens. L’énergie intense produite par cette concentration souleva le dôme du sommet du cône où il était fixé et le laissa tourner au rythme du tourbillon qui occupait le centre de la mer au-dessous d’eux.

De plus en plus haut, la coupole volait avec ses occupants, transperçant les nuages, ballottée par les vents, jusqu’à la stratosphère. Elle continua de grimper sans jamais cesser d’être alignée sur le cône tout en bas. Habiba savait qu’elle n’avait jamais jusqu’ici atteint de telles altitudes, mais c’était en proportion avec l’ampleur du problème auquel se heurtaient en ce moment les Drènes.

La Terre doit être le produit d’une idmagie défectueuse, se dit-elle.

À la fin, la coupole cessa de s’élever, mais elle était déjà bien au-dessus de l’atmosphère. Ses occupants respiraient un air idmagé par leurs volontés combinées et chauffé par l’énergie même de leur effort. Cette concentration les protégeait contre toute intrusion de pensées ou d’objets extérieurs.

Les perceptions libérées de Habiba, exemptes de toute distraction, purent parcourir toutes les histoires sur la Terre qu’elle avait Partagées. Chaque facette connue de l’existence terrienne que des Drènes avaient observée et racontée en paiement de l’impôt ou à l’occasion d’un autre Partage – le tout formant un tableau global où elle s’efforçait de découvrir les motivations des Terriens – absorbait la totalité de son attention.

La coupole, qu’elle ne retenait plus, s’écarta de la verticale de l’Océan de Toutes Choses, de plus en plus vite et de plus en plus loin. Au bout d’un laps de temps que personne n’aurait pu mesurer, une solution lui vint à l’esprit. Elle sortit de la transe et constata que le dôme s’était posé au milieu d’une prairie pleine de fleurs d’un jaune vif qui rappelait tout à fait la couleur glacée formant l’aura qui émanait du Psycon.

Et aussi celle de la première graine que j’ai rendue fertile, se dit-elle.

Mais ces fleurs n’étaient pas des fleurs germinales. Il y avait longtemps que toutes les plantes de cette espèce avaient disparu, cueillies de sa propre main, pour ne plus jamais refleurir sur Drénor à moins que l’éternité n’exige qu’elle les replante.

Avec un serrement de cœur, Habiba se remémora l’ancien parfum des germinales. Ne plus jamais retrouver leur beauté ? Il y avait quelque chose, dans ce « plus jamais », qui la troublait et l’effrayait à la fois. Elle voulait des créations permanentes ou, tout au moins, des cycles renouvelables. Connaîtrait-elle de nouveau les germinales ? Habiba aspirait de tout son cœur à savoir la réponse, ou bien à oublier la question.

L’Élite du Psycon demeurait en transe au-dessous d’elle, respirant profondément, drainée de ses énergies. Elle allait bientôt pouvoir être réveillée.

Et je serai toujours là. Habiba l’Éternelle.

C’était ainsi que la voyaient les siens. Collectrice Suprême des Contributions, Mère du Peuple, Première de Tous les Drènes. Aucune famille d’Anciens ne vivait au-dessous d’elle. Seule parmi les Drènes, elle n’avait pas besoin de compagnon. Les Drènes ne pouvaient concevoir qui que ce soit ni quoi que ce soit d’antérieur à elle. Elle avait toujours gouverné Drénor. Par conséquent, elle commandait l’univers. Et elle occuperait éternellement ce pinacle.

De telles réflexions troublaient toujours Habiba. Elle sentit cette discordance se répercuter jusqu’à la base de la hiérarchie assoupie du Psycon.

Il y avait un premier souvenir dans sa mémoire et elle essayait toujours de l’éviter, mais elle ne pouvait lui échapper en cet instant.

J’ai pris conscience et je me suis rappelé… un grand vide, le néant. J’étais une petite fille nue au milieu d’une grande prairie de fleurs jaunes. Mais comment savais-je qu’il fallait les cueillir pour conserver leurs graines ?

Elle se rappelait la douce chaleur qui enveloppait cette prairie du lointain passé où elle avait idmagé son premier abri en pisé pour y stocker les germinales, dans des récipients de pierre bien alignés.

D’innombrables rangées de jarres.

Elles étaient à peu près du même diamètre que son corps d’enfant drène. Il y en avait plus loin que ne pouvait porter son regard, et jamais les yeux d’aucun Drène n’avaient vu plus loin que ceux de Habiba.

Rien ne repoussait plus jamais à l’endroit où des germinales avaient fleuri.

J’ai rempli toutes les jarres. Une tâche sacrée. Mais comment ai-je su qu’elle était sacrée ?

Ces années de moisson n’avaient pas semblé longues à son sens chronologique immortel. Toute mesure du temps apparaît minuscule, comparée à l’éternité, se disait Habiba. Et elle appelait l’époque de la moisson le « Premier Jour ».

À l’aube du « Second Jour », autre période d’innombrables levers et couchers de soleil, Habiba avait prononcé ses premières paroles :

« Voici les graines de mon peuple. »

À partir de soixante-dix graines rousses, elle avait donné vie aux premiers enfants – trente-cinq garçons et trente-cinq filles. Leur naissance marquait l’aube du « Troisième Jour », autre laps de temps incommensurable qui s’étendait jusqu’à la période actuelle de la Terre.

La Terre !

Le choc causé par cette réalité réveilla l’Élite.

— J’ai réfléchi à l’effacement de la Terre, déclara Habiba.

— La peine capitale à l’échelle d’une planète est inadmissible, protesta Jongleur.

Habiba n’avait pas besoin de baisser les yeux vers lui pour savoir qu’il était en train de la regarder avec une indignation effarée. Une familiarité de toujours lui permettait de prédire les moindres réactions physiques de son Premier Diseur.

Mon premier-né…

— Et j’ai écarté cette solution, reprit-elle. Mais pas parce que la peine capitale est inadmissible à cette échelle. Plutôt parce que la mort de la Terre causerait un malaise dans les histoires drènes. Je crains que notre esprit créateur si sensible ne supporte mal le contrecoup d’une brutale privation idmagique. Cela ne signifierait-il pas la mort de tous les Drènes ?

Jongleur hocha la tête. La sagesse de Habiba était si grande !

Elle changea légèrement de position sur son perchoir. Une ombre verticale fine, projetée par un montant du visuplex, s’installa sur sa joue droite.

Pour Jongleur, cette ombre était semblable aux rides profondes qui creusaient le visage adoré. Il constata que l’aura du Psycon, cette lumière jaune glacée visible à tous, plus forte et plus constante que l’aura d’aucun autre Drène, avait fortement diminué en intensité.

Mugly était incapable de garder plus longtemps le silence.

— Mais l’effacement apporterait une solution définitive au problème ! Chère Habiba, même si mes collaborateurs ont eu tort d’agir de leur propre chef, ils n’ont peut-être pas été mal inspirés.

— L’effacement, mon cher Mugly, ferait surgir d’autres difficultés, que nous ne serions peut-être pas en mesure de régler.

Mugly demeura figé. Des problèmes que l’idmagie drène serait incapable de résoudre ?

— Qu… quelles difficultés ? bredouilla-t-il.

— Je l’ignore en grande partie, Mugly. Mais les effets seraient dévastateurs.

— Si les Terriens capturaient l’un de nos vaisseaux intact, ce serait vraisemblablement notre fin à tous, déclara Jongleur. Je suggère donc que nous décrétions l’interdiction totale pour tous les Drènes de visiter la Terre. Ce serait le meilleur moyen de…

— De frustrer nos Diseurs d’histoires, fit Habiba.

— Sans compter que nous ne pourrions plus avoir vent de leurs intentions, renchérit Mugly. D’ailleurs, ils connaissent déjà l’existence des Spirales.

— Nous pourrions idmager une barrière pour interdire l’accès aux Spirales, insista Jongleur.

— Vous me surprenez et je commence à m’inquiéter vraiment pour vous, Jongleur, lui dit Habiba. N’avez-vous donc pas entendu ce que je viens d’expliquer ? Vous voulez nous confiner à Drénor ? Supprimer tout exutoire à notre créativité ? Les Drènes deviendraient fous !

Jongleur rabattit en avant un pan de son béret et se cacha les yeux. Il n’osait plus regarder Habiba. Il cherchait désespérément quelque chose d’intelligent à dire.

— L’idmagie de la Terre a été un lamentable ratage ! fit Habiba. Jongleur agita légèrement son corps de haut en bas en signe d’assentiment, mais n’osa prononcer le nom du Drène qui avait idmagé la Terre. Il ne voulait pas la troubler davantage.

Wemply le Voyageur. Un Drène infortuné s’il en fut. Tué par des soldats de la Terre alors qu’il avait revêtu l’apparence d’un Terrien.

L’idée que Wemply était mort attristait le cœur de Jongleur.

— L’idée qu’un imbécile a pu idmager des créatures bactériennes dotées de Libre Arbitre et d’une tendance caractérisée à la violence me dépasse complètement, fit Habiba. Il aurait tout de même dû se douter qu’il allait peupler cette planète de prédateurs de toutes sortes !

— Il y a des Drènes qui ne sauront jamais tirer véritablement profit de vos conseils, déclara Jongleur en coulant un regard en direction de Mugly. Le puissant don d’idmager requiert la plus grande prudence et ne saurait s’accommoder en aucun cas de créations inconsidérées.

Jongleur osa alors lever les yeux vers Habiba. Il vit que son corps massif tremblait d’émotion.

— Que faisons-nous donc à propos de la Terre ? demanda-t-il.

— Il nous faut créer un bouclier idmagé autour de Drénor pour donner à notre planète un aspect hostile et inhabitable.

— Mais, fit Mugly, perplexe, vous disiez qu’il ne fallait pas empêcher les Drènes de…

— Je n’ai pas parlé de barrière ! C’est une idée qui m’est venue en pensant à une pratique terrienne. Ils fabriquent des maillots de bain opaques, mais qui laissent passer les ultraviolets solaires pour bronzer.

— Génial ! s’écria Jongleur.

— Le bouclier flottera au-dessus de nous, reprit Habiba. Les rayons solaires le traverseront, mais ceux qui passeront à proximité ne verront qu’une planète à la surface hostile.

Malgré elle, Habiba devait admettre que les Terriens trouvaient parfois de merveilleuses idées créatrices. Peut-être était-ce là l’intention véritable de l’idmagie originelle.

— Quelle ironie, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle. Le Libre Arbitre des Terriens fait peser sur nous un péril, mais nous fournit en même temps le remède approprié. Cela dit, il nous faut envoyer sur place d’autres agents pour retrouver le fils mal inspiré de Jongleur. Sa présence là-bas est un danger sur nos têtes. Nous ignorons ce que Ryll sait au juste sur ce vaisseau d’effacement et ce que les Terriens pourraient tirer de lui en cas de capture.

Mugly se sentait de plus en plus mal à l’aise. Le ton que venait d’employer Habiba disait clairement qu’elle aussi était captivée par la Terre malgré tous les dangers qu’ils venaient d’évoquer. Cette idée de bouclier n’était-elle pas un peu trop facile ?

— Pour idmager ce bouclier, ne serions-nous pas obligés de modifier les Spirales de Création qui entourent Drénor ? demanda Jongleur.

— Rien d’autre que des modifications mineures, lui assura Habiba. Nous déplacerons légèrement les Spirales de manière que tout vaisseau qui passerait par là émerge bien au large de notre bouclier. Il nous suffira, pour franchir le bouclier, d’utiliser des moyens de propulsion plus primitifs avant de rejoindre la Spirale.

— Je suppose que Drénor elle-même est un produit de l’idmagie drène, intervint Mugly. Est-il prudent de bricoler…

— Il ne s’agit pas de bricolage, protesta Habiba. Mes sens m’affirment que Drénor est une idmagie extrêmement puissante. Mais ce bouclier est possible si nous unissons les énergies concertées de tous les Drènes.

Jongleur regarda Mugly, qui regarda Jongleur à son tour. Deux Drènes avec la même pensée en tête. C’est quand même du bricolage, et c’est de notre nid qu’il s’agit.

— Allons ! fit Habiba. Que tout le monde regagne la transe Psycon. Il s’agit maintenant de remettre la coupole en place.