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C’est un vieux paysan de l’Oklahoma, pas futé, qui traverse tout le Texas en voiture et qui met trois mois pour arriver, parce que chaque fois qu’il voyait au bord de la route une pancarte annonçant : « Faites une halte, toilettes propres à 500 m », il s’arrêtait pour nettoyer les chiottes.

Histoire racontée par Lorna Subiyama

Jongleur vacillait au bord de la crise de nerfs, d’avant en arrière, d’un pied sur l’autre… Habiba était assise sur le siège de commande, au sommet du cône juste au-dessus de lui. Le soleil du matin de Drénor, voilé par le bouclier encore incomplet, donnait à sa peau sombre un teint olivâtre.

Que faisait-elle donc ? Elle avait ressorti le projet d’effacement de la Terre, et voilà que maintenant elle consacrait tous ses efforts à la création de ce bouclier, alors que tant d’autres questions demeuraient en souffrance.

Il fallait reconnaître, cependant, que l’idmagie du bouclier était en bonne voie, et que les encouragements prodigués par Habiba portaient leurs fruits.

Mais pour Jongleur, le cœur n’y était pas.

— C’est assez pour aujourd’hui, déclara Habiba. Dites-leur de se reposer un peu et nous reprendrons cet après-midi.

La lumière devint aussitôt plus vive à l’intérieur du cône.

— Qu’avez-vous, Jongleur ? reprit Habiba. C’est encore ce vaisseau qui vous préoccupe ?

— La construction du nouveau vaisseau d’effacement avance conformément à nos prévisions, Habiba. Mugly nous fait savoir qu’il sera bientôt prêt.

Jongleur s’avisa, non sans un pincement de remords, qu’il n’avait plus aucune difficulté à mentionner l’effacement. La Terre posait tellement de problèmes. Mais il était convaincu que Habiba n’était pas encore résolue à donner le feu vert. Elle avait dû attribuer cette tâche à Mugly pour l’occuper et l’empêcher de causer des ennuis. Mais qui sait ?

— Nous avons reçu le rapport journalier de la Terre, Habiba. Êtes-vous sûre que vous ne pouvez pas déléguer cette tâche à des idmageurs d’élite qui…

— Je vous ai déjà dit de me laisser tranquille avec ça jusqu’à ce que le bouclier soit achevé, Jongleur. Faites-moi entendre ce rapport.

— Prosik est parvenu à nous transmettre un message par l’intermédiaire d’un agent local. Le premier vaisseau d’effacement a bien eu un accident, et…

— Je le savais ! Où est Prosik ? Le vaisseau est-il en état d’accomplir sa mission ?

— Habiba !

— J’ai longuement et mûrement réfléchi à mes objections passées concernant l’effacement de la Terre, Jongleur. À question difficile, réponse difficile.

— Vos objections passées ?

— Disons… presque passées. Ma préférence va toujours à une solution pacifique, dans la mesure du possible. Mais parlez-moi de Prosik et du vaisseau.

— L’un des circuits d’activation et le dispositif d’effacement sont encore intacts, mais les Terriens continuent de démanteler le vaisseau. Il est à peu près certain qu’ils finiront par déclencher le mécanisme d’autodestruction.

— Prosik n’est pas capable de leur reprendre le vaisseau ?

— Malheureusement, Prosik a été obligé de partir pour Vénus.

— Cette planète d’enfer ? Mais pour quelle raison ? Ne lui aviez-vous pas donné l’ordre de…

— Habiba, laissez-moi vous expliquer, je vous en prie.

— Très bien, mais je suis mécontente.

— Un Terrien a détruit par mégarde l’un des circuits d’activation du vaisseau. Il a trouvé la mort dans l’explosion, et Prosik a revêtu son apparence. Mais… mais…

— Quoi, mais ?

Percevant les effluves naissants de la fureur de Habiba, Jongleur se hâta de poursuivre.

— Le garde dont Prosik a revêtu l’apparence appartient à la Patrouille de Zone. Il était chargé de surveiller l’épave et ses supérieurs l’ont accusé d’avoir provoqué l’explosion par négligence. Ils l’ont expédié sur Vénus pour le punir.

— Qu’il s’échappe et choisisse un autre déguisement.

— Cela ne manquerait pas de soulever des soupçons, Habiba. Aucun Terrien ordinaire ne peut échapper à une prison de la P. Z. Même les Drènes en sont pratiquement incapables. Il est vrai qu’ils sont surveillés de manière spéciale.

— Quelle utilité pour nous pourrait avoir Prosik sur Vénus ?

— Vous vous souvenez de notre discussion à propos de mon fils et…

— Sa fusion avec ce Hanson, oui.

— Hanson se trouve en ce moment sur Vénus.

— Jongleur ! Seriez-vous encore en train d’essayer de sauver votre fils ?

— Je n’ai donné aucun ordre particulier dans ce sens, Habiba. Mais Hanson connaît en partie le secret des Spirales. Nous devons absolument savoir ce qu’il prépare.

— Ah ! là là ! Cette Terre ! Si seulement nous avions déjà pu régler ce problème ! Comment Prosik pourra-t-il communiquer avec nous à partir de Vénus ?

— Hanson a l’intention de transmettre des bulletins d’information par les Spirales. Nous pouvons les capter, naturellement, et Prosik…

— Prosik ne me paraît pas assez malin pour faire en sorte d’avoir accès à ces équipements. Je regrette, Jongleur, mais ce sont mes craintes qui guident ma langue. Je sais que vous faites ce que vous pouvez.

— Je ne crois pas que quiconque puisse faire plus, Habiba.

— Chacun de nous fait ce qui est en son pouvoir, c’est vrai. Il en a toujours été ainsi. Eh bien, continuez donc. Et prévenez-moi dès que le nouveau vaisseau d’effacement sera achevé.

— Ils travailleront dessus sans relâche jusqu’à la prochaine période de concentration collective sur le bouclier, Habiba. Vous voyez que je suis vos ordres à la lettre. Nos meilleurs idmageurs abandonnent ce qu’ils font pour se joindre à la communauté lorsque le moment arrive. Mais êtes-vous bien certaine que nous ayons besoin de ce vaisseau d’effacement ?

— Nous avons, par le passé, laissé trop de choses au hasard. Nous ne pouvons plus nous permettre un tel luxe.

Tandis qu’il s’éloignait du Saint des Saints, Jongleur songeait avec tristesse que Habiba parlait de plus en plus de la même manière que Mugly. Dans quelle situation désespérée cette horrible Terre les avait tous mis !