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« La Garenne » : appellation familière de la Gare Souterraine No 1, le terminal où la navette rapide privée de Lutt Hanson Senior vient prendre les passagers à destination de ses ateliers et bureaux souterrains, construits sur le site d’un ancien silo à missiles M.X.
Atlas des Grands
Dès l’instant où il avait su qu’ils prenaient la direction de la Garenne, Lutt avait compris qu’il était bon pour une petite confrontation familiale. Encore les manigances de Morey ! Jamais rassasié, n’est-ce pas, mon cher frère ?
Le pousse-pousse infernal fit une embardée et Lutt accrocha le regard de Morey l’espace de quelques secondes, forçant aisément son cadet à détourner les yeux.
Rien dans le ventre !
— Cette hallucination sur la présence d’un extraterrestre dans ton corps ne devrait poser aucun problème à nos médecins spécialisés, déclara Phœnicia.
Lutt ne releva pas. Avec un peu de chance, Morey prendrait ce fait nouveau comme un simple signe de faiblesse, à exploiter du côté de L.H. Qu’ils croient tous qu’il souffrait d’un traumatisme, bon Dieu ! Cette journée ne s’annonçait pas très gaie.
Peut-être feriez-vous bien de renforcer l’impression d’instabilité mentale, suggéra Ryll. Votre frère vous semble hostile. Je ne sais pas si j’ai bien fait d’insister pour que vous leur révéliez ma présence.
D’accord. On va rigoler un peu.
Brusquement, Lutt se mit à crier :
— Râââh !
Il agita frénétiquement les bras et se pencha vers sa mère et son frère d’un air menaçant.
— Vous croyez que je suis dingue, hein ?
Phœnicia et Morey eurent un mouvement de recul. D’une voix fêlée, Phœnicia protesta :
— Mais bien sûr que non, mon chéri.
Lutt n’eut pas plus de mal que d’ordinaire à deviner ses pensées : Il ressemble tellement à son père. Le pauvre amour. Une personnalité partagée.
Il avait entendu un jour la manière dont elle le décrivait à quelqu’un, au vidcom. « Il a la tête de quelqu’un qui est toujours plongé dans les livres. C’est en partie à cause de ses lunettes. Ses cheveux sont dans le roux comme lorsqu’il était enfant, mais commencent à seclaircir prématurément. »
C’est vrai, se dit Lutt. J’ai l’air d’un vrai rat de bibliothèque. Mais on ne me verra pas souvent parmi les rayons d’un de ces établissements poussiéreux. C’est dans la vie que je puise mes leçons.
Il se vantait, et il le savait, mais il aimait bien se faire passer devant les gens pour un journaliste qui ne lisait que rarement autre chose que les gros titres.
Morey était en train de l’observer d’un regard avide en même temps qu’apeuré.
Lutt aurait préféré se trouver ailleurs. Sa brève satisfaction devant la déconfiture de Morey avait disparu. Sa mère, remarqua-t-il, avait à ses pieds une petite valise de cuir marron. Elle compte rester ? Il se laissa aller en arrière sur les coussins, les jambes tendues.
Je me vautre, Mère.
Il savait ce qu’elle allait dire.
— Ne te vautre pas, mon chéri, dit Phœnicia.
Dans le mille à tous les coups. Et toujours mon chéri fais ceci, mon chéri ne fais pas cela. Toujours mon chéri.
— Mon nom est Lutt ! cria-t-il, et cette fois-ci ce n’était pas feint. Ne m’appelle pas « mon chéri » ! Ne m’appelle pas « Junior » ! Ne m’appelle pas « Flutt » ! J’ai un nom. Pourquoi ne t’en sers-tu pas ?
Phœnicia prit un air blessé.
— Je ne t’ai jamais appelé Flutt. J’appelle mes deux fils « mon chéri » parce que je les aime.
Lutt sentit la colère gonfler la veine serpentine à sa tempe et posa un doigt dessus.
Phœnicia secoua la tête. Les deux anneaux d’or qui lui servaient de boucles d’oreilles rebondirent plusieurs fois sur son cou lisse.
— Ton père se fait beaucoup de souci pour toi, Lutt, et moi aussi. Et tu devrais vraiment perdre l’habitude de te vautrer ainsi. C’est mauvais pour ta colonne vertébrale.
— J’ai trente-cinq ans, dit Lutt. Si je me tiens mal, c’est mon affaire. Et je n’ai pas à vous demander d’autorisation, ni à toi ni à Père, chaque fois que je fais quelque chose.
— Mais, mon chéri, tes tentatives d’inventions commencent à devenir dangereuses. Il y a déjà eu mort d’homme.
— Un simple accident ! Père veut m’empêcher de continuer parce qu’il a peur que j’invente quelque chose de supérieur à tout ce qu’il a jamais découvert. D’ailleurs, c’est déjà fait !
— Ton père s’y connaît en inventions, mon chéri. S’il dit que quelque chose ne va pas, tu devrais lui faire confiance. Après tout, c’est lui qui te finance.
Regardant par la vitre arrière, Lutt murmura :
— Ce fric, je l’ai bien gagné, avec tout ce qu’il a pu me faire chier.
Il remarqua l’involontaire hochement de tête approbateur de Morey et sentit vibrer, l’espace d’un bref instant, la corde commune d’une souffrance rarement exprimée. Celle de deux fils négligés par un homme que son empire industriel consumait.
Le silence de Phœnicia indiquait qu’elle partageait ce ressentiment. Combien d’elle-même avait-elle dû investir, sur le plan sentimental, pour compenser cette absence de L.H. ? Était-ce cela qui l’avait poussée à fréquenter la haute société ? Possible. Mais, comme toujours, elle en avait trop fait.
Elle serait capable de n’importe quoi pour faire plaisir à ces hypocrites mielleux.
Morey choisit ce moment-là pour ajouter son grain de sel.
— J’ai remarqué quelque chose à ton propos, Flutt.
Phœnicia, prompte à sentir le vent tourner, lui lança :
— Tu sais que ce n’est pas bien d’appeler ton frère comme ça.
Haussant les épaules, Morey poursuivit en s’adressant à elle :
— Tu n’as pas remarqué qu’il ne s’affale de cette manière que quand il a des problèmes ou quand il souhaiterait se trouver ailleurs ?
— Nous avons tous nos petites manies, mon chéri.
— C’est sûr, grogna Lutt. Celle de Morey, par exemple, c’est de faire des tours de passe-passe avec l’argent qui lui est confié.
Morey devint blême, mais la satisfaction de Lutt fut douchée par la prise de conscience de sa propre réaction involontaire, quand il s’était redressé.
C’est que mes ennuis ne sont pas terminés, se dit-il.
Il poussa un bouton sur un tableau à sa gauche. Un vidcom ovale descendit du plafond au bout d’un flexible. Le minuscule œil robot du microphone le positionna devant Lutt et sa lumière verte clignota pour indiquer qu’il était prêt.
— Atelier N° 2, demanda Lutt.
Il imagina le timbre cristallin qui sonnait dans l’atelier de la banlieue de Seattle où il avait construit son vaisseau. C’était une région boisée, en grande partie inhabitée à présent. Autrefois, c’était un secteur résidentiel recherché, mais le vieux Hanson avait rasé toutes les habitations après les avoir achetées. Et l’opération avait été répétée onze fois autour de Seattle.
« Les Hanson tiennent à leur vie privée et à leurs terrains de chasse », disaient les commentateurs.
Une brève mélodie dans l’aigu signala l’enclenchement du système de brouillage destiné à assurer le secret de la communication. Au bout de plusieurs secondes, un visage barbu apparut sur l’écran minuscule et une voix aux intonations graves se fit entendre :
— Salut, Lutt. Heureux de te voir en forme.
— Salut, Samar. Tu es au courant, je vois.
— C’est vrai que Drich est mort ?
— Et le vaisseau est parti en couille.
Phœnicia leva les yeux au ciel. Lutt, son fils chéri, était capable de se montrer si grossier ! Et ces fréquentations qu’il avait ! Cet assistant qu’il avait engagé, Samar Kand, était aussi mal élevé que les amis dont il s’entourait. Pas un pour racheter les autres.
— Y a-t-il quelque chose de récupérable ? demanda Samar.
— Je te le ferai savoir. En attendant, commence la fabrication d’un nouveau bloc. Mais prends note de ces modifications…
Lutt remarqua du coin de l’œil que le regard de Phœnicia devenait terne. Elle n’avait jamais aimé les détails techniques. Quant à Morey, il s’intéressait à une jeune passante bien roulée qui tenait un limier en laisse au bord du trottoir.
Le pousse-pousse freina brutalement, bloqué par un camion qui manœuvrait pour reculer dans l’entrée d’un hangar. Morey sourit et voulut attirer l’attention de la jeune femme, mais elle ne jeta même pas un coup d’œil au véhicule voyant.
Lutt suivait tous ces détails avec une partie de son attention. Tout le monde en ville connaissait leur pousse-pousse, évidemment.
Tandis que Lutt dictait ses instructions, Ryll enregistrait les mots pour examen ultérieur.
Quelque chose chez le chien au cou plat attira l’attention du Drène. Il lui rappelait un recteur qu’il détestait à l’école des enfants doués. Qu’est-ce que ce chien avait donc de spécial ?
Il y avait bien sûr des différences entre le chien et le recteur Shanlis, mais c’était surtout l’expression du visage, décida Ryll, qui faisait la ressemblance. Les joues pendantes, l’air morose, le nez large.
L’animal s’assit sur son train de derrière et se mit à japper.
Ryll, voyant le sosie du recteur Shanlis faire une chose aussi saugrenue, éclata de rire et entendit son rire résonner dans la voiture. Il ne s’était pas aperçu qu’il utilisait le système vocal de leur corps.
— Arrête, crétin ! s’écria Lutt.
Le visage de Samar, sur l’écran vidcom, prit un air surpris.
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Pas toi, lui dit Lutt.
— Tu te sens bien, mon chéri ? demanda Phœnicia.
— Bien sûr que je me sens bien ! Tu as compris ce qu’il faut faire, Samar ?
— On va tâcher de démarrer ça. On se voit quand ?
— Je te rappelle. En attendant, je voudrais que tu envoies quatre turbo-hélicos avec des filets pour récupérer ce qu’il reste de notre vaisseau… (Il sortit de sa poche le papier de la Patrouille de Zone et lui lut les indications avant de conclure :) Tu es mon premier assistant, à présent, Samar. On va construire un Vortraveler encore meilleur.
Lutt remit le vidcom en place dans son logement escamotable et regarda Phœnicia. Elle était en train de sourire à Morey en réponse à une phrase que Lutt n’avait pas entendue.
Elle vient de dire qu’elle était contente que Morey ait des manières un peu plus raffinées que les vôtres, lui dit obligeamment Ryll.
Tu parles ! Morey le diplomate. Morey le lèche-cul. Même avec L.H., il arrive à s’entendre.
La route était de nouveau libre et la voiture redémarra.
— Qu’est-ce que tu comptes dire à Père ? lui demanda son frère, qui commençait à manifester de réels signes d’inquiétude.
— Seulement ce que les circonstances me forceront à lui dire, fit Lutt.
— Il est plutôt furieux, dit Morey d’un air réjoui.
— Je crois qu’il se fait du souci principalement pour ta sécurité, intervint Phœnicia. Et il ne veut pas non plus que tu gaspilles ton temps dans des entreprises stériles.
— Il ne te rognera peut-être même pas ton argent de poche, fit Morey.
— Je m’en fous ! s’écria Lutt. Ce que je veux, c’est bien plus d’argent ! Merde, je l’ai mérité, quoi ! (Il adressa un sourire sarcastique à Morey.) N’est-ce pas ainsi que doit se comporter un vrai Hanson, mon cher frère ?
Phœnicia tourna vers ses deux enfants un sourire chaudement approbateur.
— Là ! N’est-ce pas beaucoup mieux lorsque vous vous entendez comme de gentils garçons ?
Elle envoya un baiser à Lutt du bout des doigts.
— Tu verras, mon chéri, ajouta-t-elle. Nous allons bientôt te retaper entièrement. Dès que les médecins t’auront fait passer des radios et tous les examens nécessaires.
Surtout pas ! protesta aussitôt Ryll. Vous ne devez rien permettre qui puisse révéler des différences internes essentielles. Nos yeux pivotants, par exemple. Restez à l’écart des médecins. Ils poseraient trop de questions auxquelles nous ne saurions pas répondre. Dites-lui que vous préférez consulter vos propres spécialistes.
Jugeant que c’était raisonnable, Lutt obéit. Phœnicia sembla convaincue, mais toujours soucieuse.
— Choisis les meilleurs, mon chéri. Je suis sûre que ton père approuvera ce genre de dépense.
Elle se pencha soudain en avant pour regarder les lunettes de Lutt.
— Tu as de nouveaux verres ?
— C’est très perspicace de ta part, Mère.
— Je t’avais fait remarquer que les anciens étaient rayés. Ceux-ci sont tout neufs.
— Je les ai changés juste avant l’accident.
— Tu as eu une chance inouïe de ne pas les casser.
Espérant détourner son attention, il l’interrogea sur la valise de cuir marron.
— Oh ! fit-elle. Je ne pense pas passer la nuit à la Garenne, mon chéri. Cette valise contient la copie d’un vase byzantin. (Elle prononçait « byzaaantin ».)
— Que fais-tu avec une copie ?
— C’est une histoire assez désagréable, mon chéri. Je l’ai acheté il y a huit jours à une vente aux enchères, chez Mr. Shigg. Il m’a assuré lui-même qu’il s’agissait d’une pièce unique, un original très rare. Mais quand je suis rentrée à la maison, j’ai découvert que je possédais déjà l’original – ou ce que je prenais pour tel – acheté il y a quatre ans à Singapour. J’ai donc maintenant deux vases, accompagnés l’un et l’autre de leurs documents officiels d’authentification. Je voudrais que ton père examine un peu cette histoire.
— Il y a des têtes qui vont tomber, dit Lutt.
Phœnicia porta la main à sa bouche.
— Oh ! J’espère qu’il ne va pas…
Lutt et Morey échangèrent un regard entendu. Encore un point qui les rapprochait. Phœnicia ne répugnait pas à faire appel aux méthodes musclées de L.H. lorsque cela pouvait l’arranger. Lutt soupira. Il aurait bien aimé, lui aussi, avoir le temps de se consacrer aux collections d’œuvres d’art. Une activité fascinante. Et qui pouvait rapporter gros, aussi, quand on savait s’y prendre.
Mais j’ai trop de choses à faire qui passent avant.
On dirait en effet que vous vous occupez bien, intervint Ryll.
Cette voix dans sa tête avait mis dans le mille, cette fois-ci. Comme bien des gens qui étaient arrivés à quelque chose dans la vie, Lutt avait appris un secret. C’était l’art d’utiliser les moindres parcelles de temps.
Observant que le pousse-pousse était en train de s’engager sur l’autoroute du sud, Lutt calcula qu’ils arriveraient à la Garenne dans une quinzaine de minutes. Au moins, ce monstre ambulant était suffisamment équipé pour qu’il puisse employer utilement ces quinze minutes. Il se pencha en avant et releva une plaquette encastrée dans le plancher. Un coffret large et plat monta entre ses pieds. Un terminal de presse électronique sortit du coffret et grimpa à bonne hauteur devant lui.
— Regardez-moi ça ! ironisa Morey. Il ne peut pas se passer cinq minutes de son Éléna !
Lutt sourit. Au moins, Morey était au courant du jargon journalistique. Ces terminaux étaient couramment appelés dans la profession des lecteurs de nouvelles automatiques, et le sigle L.N.A. serait rapidement écrit sous la forme d’un prénom féminin familier. Devant Lutt se trouvait maintenant un cadre en titanium avec une série d’écrans souples à cristaux liquides qui formaient les pages. Il tourna un bouton noir moleté d’un quart de tour et le premier écran s’alluma sur la page de titre de l’Enquirer et l’encadré maison qu’il avait commandé : « Propriétaire, L.W. Hanson. »
Le vieux n’avait donc pas encore fait opposition.
Il tourna rapidement les pages, parcourant les titres et les articles qui l’intéressaient. Un titre le choqua :
NOUVEAU BAIL ACCORDÉ AUX 5 000 MILES D’INDIANAPOLIS POUR SES RECORDS DE VITESSE
Utilisant son code prioritaire, Lutt le changea en :
CONCESSION RENOUVELÉE AUX 5 000 MILES D’INDIANAPOLIS POUR LA VIE À FOND LA CAISSE
— Même pas capables de composer un titre accrocheur, grommela-t-il.
Soudain furieux, il tapa un mémo adressé à Anaya Nelson, sachant que la rédactrice locale obéirait à ses ordres, mais avec réticence. Elle saisirait aussi le message contenu dans le fait qu’il passait au-dessus de la tête de Ade Stuart pour lui faire faire le sale boulot à elle. Le mémo était bref et direct :
« La personne qui a rédigé le titre dans la quatorzième édition d’aujourd’hui, en haut de la cinquième colonne : virez-la. »
— Tu es si énergique ! lui dit Phœnicia. Exactement comme ton père.
Remettant l’Éléna dans sa trappe, Lutt fit la grimace.
— Quel dommage que je ne veuille pas chausser ses godillots puants pour diriger son empire interplanétaire !
— Qu’est-ce qui te fait croire que c’est ce qu’il désire ? demanda Morey.
— Ça l’est, petit frère. Tu peux me faire confiance.
Morey retomba dans un silence morose.
Phœnicia lui tapota le bras et pencha la tête pour regarder les robots en livrée voyante qui tractaient la voiture. Lutt avait raison à propos de l’empire Hanson et de ce véhicule, naturellement. Ce pousse-pousse et ces robots étaient terriblement grotesques. Mais elle les aimait quand même et pouvait aisément justifier cette faiblesse devant ses amis.
« C’est un cadeau de mariage de L.H. Il est très sentimental pour ces choses-là et l’équipage est magnifiquement entretenu. »
Le véhicule était en train de ralentir pour quitter l’autoroute. Elle vit des baraques branlantes, faites de tôles de récupération, de canon, fil de fer, plastique et planches pourries. On avait l’impression que la moindre brise les aurait démolies. Elles s’agglutinaient les unes contre les autres à la limite de la ville. On appelait ces quartiers des « cités rad-sol » partout où ils proliféraient sur la Terre et les autres planètes. Ras-de-sol à cause de la faible hauteur des toitures hétéroclites, mais aussi du statut des occupants.
Pauvres malheureux.
Prenant la route que Phœnicia préférait habituellement, la voiture longea la cité radsol. Elle contempla les femmes en haillons accroupies devant leur porte. Certaines allaitaient des bébés nus. Aucun des enfants qu’elle aperçut n’avait l’air en bonne santé.
Les femmes les regardaient passer. Elles regardaient toujours le pousse-pousse avec curiosité. Aucun homme n’était visible. On avait expliqué à Phœnicia que les hommes étaient tous occupés, le long de divers trottoirs, à ramasser des mégots ou à fouiller les poubelles et les terrains vagues à la recherche de quelque chose d’utilisable.
Aux yeux de Phœnicia, il ne faisait aucun doute qu’un grand nombre de ces gens étaient des déséquilibrés mentaux. D’après un article de l’Enquirer, ils souffraient de lésions cérébrales dues à la malnutrition ou à des tares génétiques. Pour elle, les regards de ces créatures désespérément démunies de tout étaient tous semblables : lamentables, ternes, sans espoir, presque sans vie.
Lutt regardait la cité radsol sans s’émouvoir à travers sa vitre blindée. Il considérait les gens qui vivaient là comme des figurants de l’existence. Des gens qui vivaient dans un monde lointain, sordide, au ralenti.
Phœnicia ouvrit la vitre de son côté, faisant pénétrer les clameurs et les odeurs ambiantes dans l’intimité parfumée du pousse-pousse.
Elle va le refaire, se dit Lutt. Quand donc finira-t-elle par apprendre ?
Phœnicia ouvrit un caisson réfrigéré sous son siège et en retira un sachet en plastique contenant de la nourriture. Elle le tint quelques instants en suspens dans l’ouverture sur l’extérieur, entre deux mondes. L’un de ses bracelets en platine heurta le rebord.
Lutt la regardait faire avec ce qu’il pensait être un détachement objectif. Il se considérait comme un journaliste en train de préparer un article sur le contraste entre la richesse extrême et la plus atroce pauvreté.
Docile, la voiture ralentit. Phœnicia tendit son sachet de plastique au-dehors. Ses doigts fins et manucurés lâchèrent leur prise sur le trésor. Il tomba par terre.
— C’est toujours le plus fort et le plus rapide qui l’emporte, dit-elle sans rentrer la main, en désignant les enfants et les femmes qui couraient pour s’emparer du sachet.
Une fille de treize ou quatorze ans, vêtue d’un haillon trop court pour ses jambes grêles, ignora le paquet et rattrapa la voiture qui continuait au ralenti. Elle toussa une boule de mucus sur la main tendue de Phœnicia.
— Ahhh ! fit-elle en rentrant vivement le bras.
Puis elle grimaça en voyant le crachat jaune-vert qui adhérait à son poignet.
— Bouffe ! cria la fille, qui courait toujours.
La voiture reprit rapidement de la vitesse, laissant le groupe se disputer le sachet.
Phœnicia s’essuya le poignet avec un mouchoir en dentelle de France, puis elle se pulvérisa un désinfectant sur le bras avec une bombe qu’elle avait dans son sac.
Morey effleura un bouton et la vitre se referma avec un bruit sourd. Un ventilateur se mit en marche, purifiant l’air à l’intérieur du véhicule.
— Ils font ça de plus en plus souvent, fit remarquer Morey.
— Un jour, dit Lutt en hochant la tête, l’un d’entre eux va voler une arme et ce ne sera pas un crachat que tu recevras. C’est stupide d’ouvrir cette fenêtre.
Il se remémora les visages qu’il avait vus, les regards tournés vers eux. Il n’y avait pas de colère dans leurs yeux, rien d’autre que le désespoir. Mais il savait que la colère était là, également.
Ce « don » de nourriture était devenu un rite pour Phœnicia. Quel article cela ferait pour l’Enquirer : « La dame du monde avec son ersatz de conscience ne fait pas son cinéma au bénéfice des pauvres. Elle le fait pour elle-même, afin d’avoir une occasion de se vanter de sa générosité devant ses amies et de pouvoir évoquer la déplorable conduite des bénéficiaires. » Que dirait L.H. si je publiais un papier dans ce goût-là ? Pas pensable, évidemment. Il faut être solidaire des siens. Mais peut-être que nous devrions faire une nouvelle série d’articles sur les cités radsol. Les pauvres foulés aux pieds sont toujours parmi nous. Les malheureux infortunés essaient de se raccrocher aux ombres de nos existences.
Ryll absorbait tout cela en silence. L’aventure ne tournait pas du tout comme il l’avait imaginé. Les mérites de la patience et de l’attention aux cours commençaient à acquérir une stature nouvelle.
— L.H. sait ce que tu fais ? demanda Lutt à sa mère.
— Écoute, je ne voudrais pas que tu dises à ton père que j’ai ouvert la vitre, murmura Phœnicia. Il serait contrarié.
— Bien plus que contrarié ! fit Lutt. Il serait furieux, avec toutes les précautions qu’il prend pour notre sécurité.
— Il a peur qu’un méchant terroriste ne jette une bombe par la fenêtre ouverte, dit Phœnicia.
— Ou bien une poignée de ces pastilles d’orientation qui collent aux vêtements et dont on ne peut plus se débarrasser, renchérit Morey.
— Votre père est littéralement terrorisé à l’idée que quelqu’un pourrait nous suivre jusqu’à ses bureaux avec un pisteur électronique.
— On a déjà essayé, tu sais, fit sèchement Lutt.
— Il y a des moments où je ne le comprends pas. Ses bureaux sont mieux protégés par ses services de sécurité que sa propre maison.
— C’est une protection différente, Mère, fit Morey. Il a raison de dire que nous n’aimerions pas vivre sous terre. C’est déjà assez désagréable d’avoir à y travailler.
— Mais tous ces secrets… même pour sa propre famille, gémit Phœnicia. C’est comme les militaires et… et ce besoin qu’ils ont de savoir…
— Pourquoi ne fixerais-tu pas un tiroir réfrigérant à l’extérieur de la voiture ? demanda Morey. Tu n’aurais qu’à appuyer sur un bouton de l’intérieur et le tiroir déverserait la nourriture. Père a raison quand il dit qu’un Hanson n’est jamais trop prudent.
— Tu pourrais mettre au point un tel système, Lutt ? demanda Phœnicia.
— Bien sûr. Seulement, ce seront les robots qui feront la distribution. De cette manière, nous utiliserons le système de communication existant au lieu d’ajouter un nouveau bouton.
— Ce serait merveilleux ! dit Phœnicia.
Lutt secoua la tête en pensant avec consternation à toutes les choses qu’il ne pourrait pas dire. Les coolies mécaniques de mon père jetant leur pitance aux paysans. Quel article, si j’osais l’imprimer ! Vous notez bien tout ça, Ryll ?
Vous avez une drôle de famille, qui ne ressemble à rien dans mon expérience, Lutt. Ohhh ! pourquoi nous arrêtons-nous ?
Nous sommes arrivés à la Garenne.
Lutt entendit les grandes portes de l’enceinte de sécurité se refermer bruyamment derrière eux. Une lumière crue baignait l’aire de stationnement animée d’une intense activité humaine et mécanique.
Comme chaque fois qu’il venait ici, Lutt se sentit une boule à l’estomac.
Un groupe de gardes portant l’uniforme bleu des Hanson courut vers la voiture, l’arme au poing.
— J’espère que vous serez gentils avec votre père, tous les deux, dit Phœnicia. Je vous verrai plus tard.
— Tu n’entres pas avec nous ? demanda Lutt.
— Il faut que je retourne à la salle des ventes pour régler ce petit malentendu. Morey expliquera l’affaire à ton père. Il sait ce qu’il faut dire.
Ouais ! Morey sait toujours ce qu’il faut dire !