15
Quand j’étais jeune, on pouvait encore être soi-même – c’est-à-dire un individu. Et c’est pour en être un que je me suis battu toute ma vie.
Lutt Hanson Senior
Du haut de son appartement, au dixième et dernier étage de l’immeuble qui abritait ses ateliers de construction spatiale dans les environs de Seattle, Lutt observait l'épave de son Vortraveler sur l’aire de béton. Il ne restait plus du vaisseau qu’une carcasse tordue et calcinée. Tout autour, des ouvriers s’activaient comme des insectes à proximité d’une charogne. En ce début d’après-midi, l’ombre des bâtiments coupait l’extrémité éloignée de l’épave, au milieu de la zone de propulsion démantelée, selon une ligne onduleuse.
À l’abri dans son appartement, Lutt pouvait prendre la liberté de s’adresser à haute voix au cohabitant de son corps.
— Ainsi, vous ne retrouvez rien de votre vaisseau drène ?
Je n’ai rien pu identifier qui me soit familier.
— Ces salauds de la Patrouille de Zone ! Je me demande où ils veulent en venir.
Ils ouvrent l’œil. Et à la première erreur de notre part, hop ! ils nous mettront en prison, définitivement.
— Je suis obligé de penser que vous avez raison.
Pourquoi croyez-vous donc que je n’ai pas repris le contrôle de notre corps ? C’est que je ne suis pas encore sûr de pouvoir reproduire avec naturel toutes les réactions humaines.
— Puisque vous le dites.
C’est la vérité. Mais dites-moi, Lutt. Pourquoi traitez-vous votre propre frère de manière si odieuse ?
— Vous avez vu comme il s’est empressé de payer la première mensualité ?
Mais votre père vous a déjà tant donné.
— On est encore loin du compte ! Vous voyez ce vaisseau, en bas ? Je vais le reconstruire, et sans commettre d’erreur. Vous allez d’ailleurs m’aider.
Comment le pourrais-je ? Ce que vous voulez faire est extrêmement dangereux pour…
— Vous n’avez aucune idée de ce qu’est le danger. Mais vous allez l’apprendre bientôt si vous ne me dites pas tous les secrets du voyage par Spirales.
Je n’étais qu’un passager à bord d’un vaisseau automatique.
— Ne mentez pas !
Lutt ouvrit d’un coup sec la baie coulissante qui se trouvait devant lui. Avant que Ryll ait pu s’y opposer, il grimpa sur l’étroit rebord où il demeura en équilibre, se retenant d’une seule main au cadre de la fenêtre.
Qu’est-ce que vous faites ?
— Vous croyez que vous pourriez nous idmager un corps tout neuf si je précipitais celui-ci en bas ?
Ryll éprouva une terreur soudaine et se remémora des bribes d’une leçon apprise à l’école. Que faire pour quitter en catastrophe, au moment de sa mort, un corps avec lequel on a fusionné ? Mais tout ce qu’il trouva à dire fut :
Vous n’oseriez pas.
Pour toute réponse, Lutt lâcha sa seule prise sur la fenêtre et demeura en suspens face au vent qui soufflait contre la façade.
Tout ce que je sais, c’est qu’il faut soixante-dix minutes drènes, par les Spirales, pour rejoindre la Terre à partir de Drénor.
Lutt reprit sa prise sur le cadre de la fenêtre.
— Je sais combien dure une heure vénusienne, mais je n’ai pas la moindre idée de ce que peut-être une minute drène !
Environ deux virgule cinquante-sept minutes terriennes. Je vous en prie ! Rentrons !
Lutt se baissa pour repasser à l’intérieur, mais laissa la fenêtre ouverte.
Ryll n’osait essayer de prendre le contrôle de leur corps de peur que, dans la bagarre, Lutt ne réussisse à les faire passer par la fenêtre. Il se concentra sur le spectacle que regardait Lutt, une montagne lointaine à la cime enneigée. À part lui, il songea qu’il faudrait apprendre à mentir avec conviction s’il voulait cacher les connaissances dont tout Drène était le dépositaire au sujet des Spirales.
— Vous voyez cette montagne ? fit Lutt. Chaque fois que vous refuserez de m’aider ou de répondre à mes questions, j’irai faire du vol libre à partir du sommet.
Les souvenirs de Lutt montrèrent à Ryll qu’il ne plaisantait pas.
Vous n’allez pas faire ça ! protesta-t-il.
— Il y a des rafales descendantes extrêmement sournoises, là-haut, poursuivit Lutt. Elles peuvent vous rabattre au sol en un rien de temps, et c’est bien plus bas que du haut de cette fenêtre.
Vous êtes fou !
— Le vieux L.H. m’a appris ce qu’il faut faire pour obtenir ce que je veux. Et je vous signale que mon aile a été spécialement étudiée en fonction de ma taille et de mon poids normaux.
Mais nous avons grandi et pris du poids !
— On m’a bien averti de ne plus utiliser cette aile si je prenais plus de trois kilos. Trop dangereux. Je sens qu’il va y avoir du sport.
Pourquoi prendriez-vous de tels risques ?
— J’adore le danger. Vous le savez, puisque vous lisez mes pensées.
Mais vous n’étiez pas aussi fou avant l’accident.
— Disons que ce sont les effets du choc. Je suis un nouveau Lutt. L’accident m’a transformé.
Ryll ne savait plus que dire ni que faire. Il se trouvait dans une impasse et la situation empirait pour lui de minute en minute.
Voyant qu’il ne répondait pas, Lutt ajouta :
— Surtout, n’essayez plus de reprendre le contrôle, ou je saute à pieds joints par la fenêtre. Sinon, je trouverai bien quelque chose de pire à la première occasion.
Ryll sentit soudain la colère l’envahir.
Ingrat ! Je vous ai redonné la vie. C’est ainsi que vous me remerciez ?
— Vous ne sentez pas une drôle d’odeur ? demanda Lutt.
Une odeur ? Oh ! c’est celle de la fureur drène.
Au moment même où il laissait échapper cette révélation, Ryll comprit qu’il venait de commettre une erreur.
— On dirait le parfum d’une fleur, médita Lutt. Je ne l’oublierai pas. Si seulement Morey pouvait émettre de tels signaux. Vous avez vu comme il était fou de rage quand il m’a donné le fric ?
Il avait l’air assez furieux pour vous tuer.
— Morey ? Tuer quelqu’un ? Il est bien trop lâche pour ça !
On dit que les Terriens ne sont plus les mêmes quand ils sont acculés.
— C’est pareil chez les Drènes ?
Je ne peux pas le savoir.
— Voilà qui est intéressant. Savez-vous ce que j’apprécie dans notre petit arrangement, Ryll ? C’est que je ne me suis jamais senti dans une meilleure forme. Et en ce moment, par exemple, j’ai une faim de loup.
Vous me laisserez au moins participer au choix du menu ? Si ça devient trop pénible, je ne réponds pas de moi.
— Je saurai à quel moment vous avez atteint la limite grâce à cette merveilleuse odeur.
Merveilleuse ? Elle est atroce !
— Encore un exemple de ce qui nous sépare. Il doit y avoir des tas de choses que j’adore et que vous trouveriez répugnantes. Et… vice versa. Ce qui est bon pour l’oie est parfois du poison pour le jars.
Les pensées de Ryll se portèrent immédiatement sur le bazel.
— Je connais un endroit super pour déjeuner, dit Lutt.
Prenant juste le temps de passer sur ses épaules une cape bleu marine, il demanda qu’on lui amène une longue limousine, une Cadichev qu’il conduisit lui-même, beaucoup trop vite, au milieu de l’intense circulation pédestre et automobile qu’il y avait à cette heure-là dans les rues de la ville.
Ryll sonda la mémoire de Lutt pour se faire une idée de leur destination et reconnut l’endroit quand ils arrivèrent devant. Une enseigne de néon rouge sur toute la façade de l’immeuble à étages annonçait : « La Maison de la Santé ».
La pluie commença à tomber au moment où ils descendirent de voiture et grimpèrent un court perron en haut duquel s’ouvrit une porte de sécurité qui leur donna accès à un vestibule où dominaient le cristal et le velours rouge. Des éclats assourdis de musique, de rires et de conversations, mêlés à des tintements de vaisselle, parvenaient à leurs oreilles. Des odeurs de mets épicés flottaient dans l’air.
Un portier de carrure massive, vêtu d’une livrée noire et blanche à l’ancienne, prit la cape de Lutt.
— Heureux de vous accueillir de nouveau parmi nous, monsieur, dit-il.
Passant en revue quelques-unes des expériences de Lutt en ces lieux, Ryll se sentit écœuré. Quelle étrange mixture d’activités !
Une partie de ses émotions filtra jusqu’à la conscience de Lutt, qui émit une pensée réjouie :
C’est une affaire qui marche très fort. C’est pour cela, sans doute, que Morey y a investi ses capitaux.
Un mélange de restaurant, d’établissement de cure et de maison de prostitution ?
Pourquoi pas ? La santé n’est-elle pas composée de plusieurs facteurs ?
Mais ce genre de chose est illégal !
Les clients de marque qui fréquentent cette maison s’arrangent avec la police et tout fonctionne parfaitement. En privé, nous l’appelons : « la Maison des Plaisirs ».
Le portier s’effaça pour laisser entrer Lutt, par une double porte, dans une antichambre principalement occupée par un portique en métal bardé de lumières clignotantes et d’appendices palpeurs semblables à des vermicelles.
Lutt pénétra sous le portique avec un naturel qui dénotait une longue habitude et laissa les palpeurs lui toucher la tête et les mains. Il commença à lire à haute voix les indications qui s’affichaient devant lui, au-dessus de son front : « A.C.O. + 0,5 ».
— Alimentation du Cerveau en Oxygène, plus zéro virgule cinq ! Chouette ! C’est mon meilleur chiffre jusqu’à présent !
Vous devriez être prudent, Lutt. Et si cette machine était capable de détecter des cellules non terriennes ?
Elle ne fait qu’interpréter mon métabolisme. Elle indique à présent quels organes fournissent l’oxygène et les autres éléments dont j’ai besoin.
Mais ils vont comparer ces nouveaux paramètres à leurs relevés précédents.
Et alors ? L’appareil ne prend pas de radio.
À quoi sert tout cela ?
Il y a un distributeur, à la sortie de cette salle, où je peux acheter des « médicaments de choc » chargés de compenser mes insuffisances. Ils incorporeront aussi certaines substances aux plats que je commanderai.
Je vois que la nourriture n’est pas votre principale préoccupation ici.
Tu parles ! Ce bordel est le meilleur de toute la Terre.
Lutt, je vous supplie de ne pas faire ça.
Allons, allons ! Je serai généreux. Je vous laisserai choisir une partie des plats.
Une hôtesse athlétique, vêtue d’une épaisse combinaison verte qui laissait voir les bosses des armes qu’elle dissimulait, aida Lutt à ressortir du portique.
— Vous avez vu ? glapit Lutt. Le distributeur ne m’a rien proposé. Il me recommande seulement quelques sains exercices là-haut !
— Vous êtes dans une excellente condition physique, monsieur, lui dit l’hôtesse, qui avait une voix râpeuse. Mes compliments !
— Le repas d’abord, fit Lutt en se frottant les mains. Rien de tel que vos bons petits plats pour tonifier les gonades. Je veux un salon privé. Envoyez-moi Priscilla avec le menu.
— Vous ne voulez pas Toloma, votre préférée ?
— Peut-être plus tard.
Le salon privé correspondait aux renseignements que Ryll avait déjà puisés dans la mémoire de Lutt. Le Drène l’embrassa d’un seul regard : des miroirs partout, une petite table au dessus en verre, deux fauteuils grêles, un épais tapis blanc, des lumières tamisées à chaque coin du plafond.
Pourquoi ces miroirs au plafond ? demanda Ryll.
Vous ne lisez pas la réponse dans ma mémoire ?
J’ai trop peur de ce que j’y découvrirais.
Ces miroirs sont super. Attendez et vous verrez bien. Regardez ce panneau mural. Il s’ouvre pour former un lit. La table et les chaises pour les repas sont également escamotables. Elles sont dans ce renfoncement que vous voyez là-bas.
Comme le tapis est épais !
Ouais ! Parfois, on se passe même du lit.
Vous êtes vraiment dégoûtant, Lutt.
Priscilla entra à ce moment-là par la porte qui se trouvait derrière eux, interrompant leur conversation.
— Oh ! bonjour, Lutt ! minauda-t-elle.
Ryll vit une blonde au visage étroit et aux larges seins. Elle portait un bikini transparent et des chaussures à talons aiguilles.
Au moins cent dix de tour de poitrine ! jubila intérieurement Lutt.
Renvoyez-la, je vous en supplie !
Je croyais que vous vouliez étudier de près le comportement des humains.
Priscilla leur tendit un épais carton en disant :
— Voilà le menu. Je ne sais jamais ce que vous allez choisir.
Qu’elle s’en aille au moins pendant que nous mangeons, implora Ryll.
Vous êtes vraiment prudes, vous les Drènes.
Nous sommes seulement raffinés.
— Casse-toi, Prissie, fit Lutt.
Priscilla eut une moue déçue.
— Vous ne voulez pas écouter mes suggestions ?
— Une autre fois.
Elle s’éclipsa en disant :
— Je vous envoie Toloma.
Lutt ouvrit le menu.
— Hé ! s’écria-t-il. Ils ont dû trouver un nouveau fournisseur de basilic frais ! Ils ont remis le pistou à la génoise au menu.
Ryll se sentit soudain consterné. Du basilic ! Le nom terrien du bazel ! Oh ! là ! là ! Quelle tentation… mais aussi quel danger… beaucoup trop révélateur pour Lutt… Aucun Drène n’était capable de compenser par idmagie les effets de cette drogue.
Nous prendrons du pistou, ça c’est certain, jubila Lutt. Arrosé d’un bon vin rouge.
Je pourrai transformer votre pistou en rammungis, ou en worsokels.
De quoi diable parlez-vous ?
Avec les pli-plis amers, ils comptent parmi les mets préférés des Drènes, expliqua Ryll. Mais en privé il pensa : Quoi que je fasse, le bazel restera. Cette terrible drogue défiait l’idmagie. Des Drènes chuchotaient que les origines du bazel remontaient à une lointaine « dispersion » antérieure même à Habiba. Mais personne ne savait rien de précis à ce sujet.
Vous croyez que ça me plairait ? demanda Lutt.
Je ne sais pas. Vous n’êtes pas curieux ?
Ouais, un peu. Mais ne touchez pas à mon pistou. Je vous commanderai quelque chose d’autre… Il étudia le menu en détail… De l’anguille fumée ? Non… Je déteste ça. C’est trop fort.
Les Drènes adorent les plats très riches, particulièrement les entremets.
Je crois qu’on va s’en tenir à mes préférences.
Mais vous avez promis !
Il m’arrive de ne pas tenir nies promesses.
C’est quelque chose que je dois apprendre à faire, moi aussi ?
Je crois que vous l’avez déjà appris.
Vous autres Terriens êtes trop soupçonneux ! Vous avez l’esprit terne, sans imagination. C’est la même chose en ce qui concerne vos goûts alimentaires.
Écoutez-moi bien, mon ami drène. Bon gré, mal gré, nous sommes obligés de faire la route ensemble. J’admets que vous m’avez rendu service après l’accident, et que certaines conséquences ne sont pas faites pour me déplaire, mais…
Par exemple, le fait d’être encore en vie ?
Ou d’avoir gagné quelques centimètres et une superforme. Cette machine, en bas, ne ment pas.
Nos destins sont liés provisoirement, Lutt, mais je nous séparerai dès que j’en aurai l’occasion. La majeure partie de cette chair m’appartient !
Quand vous voudrez, mon gros. Mais pour l’instant, on se régale de pistou.
Même si je proteste vigoureusement ? Au nom de l’Amplitude, ne pourrions-nous pas adopter un compromis ?
De quel genre ?
Pour commencer, chacun de nous pourrait choisir une moitié du repas.
D’accord. Mais êtes-vous capable de séparer nos facultés gustatives ?
On nous a dit à l’école que c’était très difficile à réaliser.
Vous me direz quand vous serez prêt, hein ?
Ryll, tenté de pousser un soupir de satisfaction, préféra demeurer totalement à l’écart des commandes de leur corps. Pour une première tentative majeure de dissimulation, les choses ne s’étaient pas passées trop mal. Lutt avait besoin d’aide pour reconstruire son Vortraveler ? Très bien, dans la limite du possible. Ryll se souvenait vaguement qu’il existait un rapport entre les grands Vaisseaux d’Histoires et la technique permettant de rompre les liens de la fusion corporelle. En aidant Lutt à fabriquer son vaisseau, Ryll pensait pouvoir se libérer d’une manière ou d’une autre.
Si seulement je pouvais me rappeler ce qu’ils disaient à l’école quand je n’écoutais pas.