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Vous auriez, foutrement intérêt à me croire quand je vous dis que je suis correspondante de guerre ! J’ai vécu au milieu du carnage et des mourants et c’était pas marrant, faites-moi confiance !
Extrait d’une interview de Lorna Subiyama
— C’était votre fils, Ryll, déclara Habiba. Un cri drène primal qui m’est arrivé des Spirales.
Elle était face à Jongleur dans la maison drène des origines, préservée à la base du Cône. Les murs de pisé lui procuraient habituellement un sentiment de quiétude rassurante quand elle avait à s’occuper de questions déplaisantes, mais ce n’était pas le cas ce soir.
— Il n’est pas… il n’est pas…
Jongleur fut incapable d’achever sa phrase.
— Je ne peux rien dire avec certitude, Jongleur. Il y avait en même temps dans ce cri une grande douleur et une grande confusion… comme si la voix d’un Terrien y était mêlée pour m’exprimer son propre désespoir.
— Encore cette horrible fusion !
— Hélas ! c’est ce que je crains aussi.
— Mais vous pensez qu’il se trouve sur Vénus ?
— Tout l’indique. Les témoignages concordent avec les rapports de nos agents sur la Terre. Et cette grande douleur que j’ai ressentie, c’était du feu, Jongleur. Un grand feu qui le consumait.
— Oh… mon pauvre fils fourvoyé ! gémit Jongleur.
— Le triste exemple de sa brève existence devra servir à éduquer les générations futures, déclara gravement Habiba. Ainsi, ses erreurs auront été utiles à quelque chose.
— Oui… oui, bien sûr…
C’était une bien piètre compensation face au chagrin immense causé par la nouvelle, mais il était sensible aux efforts qu’elle faisait pour le consoler. Chère Habiba !
— Demain, nous devrons unir les forces de nos meilleurs idmageurs pour mettre le bouclier en place, dit-elle. Je dois vous paraître cruelle, mon pauvre Jongleur, mais rien d’autre n’a d’importance pour le moment. Toutes les autres questions sont devenues secondaires. Il faut absolument que ce bouclier soit créé.
— Et le deuxième vaisseau d’effacement ?
— Mugly me dit que sa réalisation prend plus de temps que nous ne l’avions prévu. Mais, quoi qu’il arrive, nous devons faire en sorte que le sort de Ryll ne soit pas celui de tous les Drènes.
— Alors, vous croyez vraiment qu’il est… qu’il est…
— C’est plus que vraisemblable, mon pauvre Jongleur. Et c’est peut-être mieux ainsi pour lui. Vous savez quel sort ont connu ceux qui ont fusionné avant lui.
— Ils ont perdu la raison et…
— Et ont sombré dans des comportements totalement imprévisibles !
Jongleur trouva soudain curieuse cette assimilation que faisait Habiba entre la folie et l’imprévisibilité du comportement. Était-elle vraiment capable de connaître à l’avance les réactions de n’importe quel Drène sain d’esprit ? Cette idée lui répugnait. Il n’y avait donc pas de vie privée ? On ne pouvait pas garder quelque chose rien que pour soi ? Naturellement, à l’occasion de chaque Psycon, Habiba avait accès à toutes les informations qu’elle désirait. De sorte que… de sorte qu’il devait faire partie de ses pensées et qu’elle… Se pouvait-il qu’elle influence les actions des Drènes au moment du Psycon ?
Ses méditations récentes sur les affaires de la Terre lui faisaient considérer les choses sous un jour entièrement nouveau. Était-ce mal de supprimer toute individualité ? Ou était-ce encore une idée déraisonnable ?
— J’aimerais bien savoir à quoi vous pensez. Jongleur, lui dit Habiba.
Pour la première fois de sa longue existence, Jongleur conçut qu’il pouvait dissimuler ce qu’il avait en tête à sa chère Habiba.
— Je réfléchis aux moyens de renforcer demain l’idmagie du bouclier, dit-il.
Aussitôt, il se sentit envahi par un froid glacial. Quelles pouvaient être les conséquences, s’il se mettait maintenant à ne pas dire la vérité à Habiba ? Bien sûr, il s’agissait d’un tout petit mensonge. Et il voulait réellement que l’idmagie du bouclier réussisse.
— Cher Jongleur, lui dit Habiba. Vous êtes si respectueux de mes moindres désirs. Avec votre aide, je sais que nous ne pouvons échouer.