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La prolifération des sectes dans la dernière moitié du vingt et unième siècle a préparé la voie aux raffinements et à la sophistication technologiques qui caractérisent la très forte expansion à laquelle nous assistons de groupes tels que les adeptes du Raj Dud sur Vénus. Que l’on retrouve, dans ces élans collectifs aveugles, la corruption et l’hypocrisie déjà présentes dans les anciennes associations du même type n’a pas été, comme le lecteur s’en doute, une grande surprise pour les auteurs de cette enquête.
« Sectes et sectateurs », article
de la revue
Psychologie d’aujourd’hui
Nishi réveilla Lutt avec une tasse de café bien fort. Elle avait apporté un filet contenant les objets qui se trouvaient dans la poche de son scaphandre et une étrange expression se lisait sur son visage. Elle attendit qu’il eût vidé sa tasse avant de demander :
— Qui est Ryll ?
La tasse lui tomba des mains et se brisa en mille morceaux. Il se redressa dans son lit.
— Où avez-vous entendu ce nom ?
— Qu’importe ? Vous dites vouloir m’épouser alors que vous n’ignorez pas que votre mère ne nous donnera jamais sa bénédiction !
— Ce n’est pas elle qui vit ma vie, coupa-t-il sèchement.
— Je n’ai pas le pedigree qui convient, c’est bien cela ?
— Elle apprendra de toute manière dans quel genre d’endroit vous avez travaillé sur Vénus, mais ça n’a rien à voir avec…
— J’ai conservé mon honneur !
Lutt lança une sonde en direction de Ryll.
Comment a-t-elle fait pour connaître votre existence ?
Le Drène ne répondit pas.
Espèce de faux jeton extraterrestre ! C’est vous qui lui avez dit, hein ?
Ryll demeura isolé de lui et impénétrable.
— Je vois que tout est vrai, alors, se lamenta Nishi.
J’ignore comment vous avez fait, mais vous ne l’emporterez pas au paradis ! fulmina Lutt.
— Vous êtes deux à occuper le même corps, murmura Nishi. C’est donc cela que j’avais lu dans vos yeux !
— Ce corps est à moi et il n’y a que moi dedans, fit Lutt.
— C’est vous qui faites surgir des petits bouts de papier du néant ? ironisa Nishi.
C’est donc ainsi que vous avez procédé !
Nishi se mit soudain à sangloter.
— Si vous faisiez apparaître un revolver, je vous tuerais sur-le-champ avec ! sanglota-t-elle.
Ryll trouva ce propos extrêmement choquant. Faire apparaître un revolver ? Il se sentait compétent pour idmager n’importe quel objet manufacturé ou presque, à condition de posséder son empreinte et la matière première. C’était une forme supérieure de créativité drène, à laquelle ses études et ses aptitudes l’avaient amplement préparé. Mais… une arme ? S’il idmageait une arme, il serait le premier Drène à le faire, et c’était une distinction qu’il ne tenait pas particulièrement à voir attachée à son nom.
Vous pouvez être fier de vous, cette fois-ci, accusa Lutt. Nous avons besoin d’elle pour survivre, et vous venez de nous en faire une ennemie.
Le choc fit sortir Ryll de son isolement.
Pourquoi donc aurions-nous besoin d’elle ?
Un seul mot de sa part et nous sommes morts !
Vous êtes mort. Je m’arrangerai toujours pour survivre.
Lié à un poteau sur la plaine ?
Ils ne feraient pas ça.
Tentons-nous l’expérience ? Facile. Je la viole et on verra ce qui se passera.
Non ! Attendez !
Que j’attende quoi ?
Elle veut que vous l’épousiez. Promettez-lui le mariage.
Lutt médita cela quelques instants. Épouser sa Nini ? N’était-ce pas ce qu’il désirait le plus ardemment dans chacun de ses rêves ? Mais la bizarrerie mystique d’une telle union lui faisait peur.
Comment ai-je pu rêver d’elle avant même de savoir qu’elle existait ?
C’est peut-être une glitche de l’idmagie terrestre originale, suggéra Ryll.
Une glitche ?
Une anomalie qui se serait glissée dans le plan idmagé.
Je n’aime pas beaucoup ça.
Vous voulez dire que vous n’aimeriez vraiment pas l’épouser ?
Lutt regarda Nishi. Elle avait cessé de pleurer, mais elle le dévisageait avec une étrange expression de crainte mêlée à quelque chose d’autre. De l’espoir ?
— Nini, ma chérie, lui dit-il. Nous avons besoin l’un de l’autre. Vous voulez retourner sur la Terre et moi je…
— Je n’ai besoin de personne ! Je me débrouille très bien pour survivre par mes propres moyens !
— Et vous n’aimeriez pas être la riche épouse d’un milliardaire ?
Elle posa un doigt sur son menton dans une moue nettement spéculatrice.
— Ainsi, vous vous rappelez mes origines.
— Et j’ai besoin de vous.
— Besoin de moi ! Mais vous ne parlez jamais d’amour ! Seulement de besoin !
— L’amour n’est-il pas un besoin ?
— C’est plus que ça… beaucoup plus.
— Je n’avais jamais songé jusqu’ici à me marier.
— Et vous souhaitez vraiment vous marier avec moi ?
— Si je le souhaite !
Un sourire enchanteur lui creusa des fossettes.
— Dans ce cas, je vais prier le général Claude de négocier pour moi le contrat de mariage dès que nous aurons réglé les modalités de cession des droits de votre invention à la Légion.
— Ce qui signifie oui ? Vous allez m’épouser ?
— À condition que le contrat soit satisfaisant et que vous me donniez toutes les explications voulues sur cette personne, Ryll.
— Tout d’abord, je voudrais m’assurer de quelque chose, dit Lutt.
Il prit dans le filet le petit détecteur d’écoute que lui avait donné son père et sonda la chambre. L’appareil détecta un bouton-espion sur la tête de lit. Il l’arracha, l’examina rapidement et le détruisit.
— Rien de plus qu’un micro, dit-il. Qui a mis ça ?
— La Légion, ou D’Assas Anon. Personne d’autre n’aurait pu le faire.
— Pour le cas où il y en aurait d’autres qui auraient échappé à mon détecteur, je ne peux pas vous parler de Ryll maintenant.
— Mais vous promettez de le faire plus tard ?
— Je promets.
La malheureuse ignore à quel point vos promesses sont creuses, Lutt, ironisa Ryll.
Taisez-vous, sale faux jeton. Je nous ai sauvé la mise pour le moment, mais je ne vous oublie pas ! J’ai comme l’impression que nous allons nous faire faire un planeur spécial en incéram pour chevaucher les vents de Vénus !
— Lutt, il y a autre chose, lui dit Nishi.
— Quoi encore ?
— Les cuisiniers qui ont préparé le fugu voudraient que je les interviewe et…
— Allez-y ! Je vous donne carte blanche. Peut-être que le général Claude vous accordera également un entretien. Et vous pourriez faire quelque chose sur les horreurs de la guerre, vues par les soldats qui reviennent du front.
— Vous me faites gagner mon salaire ? C’est très bien, ça. Mais il y a un autre sujet que j’hésite à aborder, parce qu’il est délicat.
— Délicat ? Comment ça ?
— Mon gourou est au courant de votre présence ici.
— Votre gourou ?
Il se mit à rire.
— Ne riez pas. C’est le Raj Dud, le gourou le plus important de Vénus. De nombreux légionnaires vont lui demander conseil. Mon père ne jurait que par lui.
— Il s’est tout de même fait tuer.
— Parce qu’il n’a pas voulu écouter ses conseils !
— Et ce Dudule, comment sait-il que je suis ici ?
— C’est moi qui le lui ai appris. Il m’a ordonné de vous dire qu’il était extrêmement important que vous vous rencontriez et qu’il vous parle. De la plus extrême importance. Il a répété cela plusieurs fois.
— Qu’est-ce qu’un cinglé de gourou pourrait vouloir de moi, à part mon argent ou mon influence ?
— Il n’est pas du tout comme ça ! Ses seules préoccupations sont d’ordre spirituel. Il ne demande jamais le moindre don et son seul but dans la vie est de venir en aide aux nécessiteux.
— Tu parles !
— Il était très inquiet pour moi, me sachant ici, à l’idée que je pourrais me faire agresser par un légionnaire ivre. Il m’a appris une incantation magique pour me protéger. Et il m’a demandé de prononcer les mots magiques en votre présence.
— Il ne vous a pas donné une petite poupée pour y planter des épingles ?
— Non, Lutt ! Le Raj Dud n’est pas comme les autres. Il a beaucoup de pouvoir. Il en a tant qu’il ne craint personne, pas même la Légion. Mais je savais que si je vous parlais de tout ça vous me prendriez pour une idiote.
Lutt lui sourit de toutes ses dents.
— Vous êtes peinée ?
— Je suis très peinée !
— Prononcez votre incantation, si vous voulez. Mais si ça ne marche pas, vous accepterez de coucher avec moi. D’accord ?
Elle tapa du pied par terre.
— Les hommes sont odieux, à certains moments !
— Écoutons la formule magique de ce gourou.
— Très bien ! Mais je vous avertis que je ne coucherai jamais avec vous avant d’avoir eu un contrat et une cérémonie dans les règles. Je pense qu’on ne peut pas vous faire confiance, Lutt Hanson Junior !
— Qu’est-ce qui est censé se passer, quand vous aurez prononcé l’incantation ?
— Vous verrez bien !
Elle plissa gravement les lèvres et ferma les yeux. À mi-voix, elle prononça :
— Om Mani Comme la Pluie dans tes Cheveux Padmé Sayonara Hum N’oublie Pas Barbara de Refermer la Porte.
Comme elle prononçait le dernier mot, une brillante explosion de lumière rouge envahit la chambre, forçant Lutt à fermer les yeux. Il se sentit tomber puis remonter, plaqué à une surface dure. Il rouvrit les yeux et s’aperçut qu’il se trouvait sur une plate-forme transparente à l’intérieur d’un cylindre métallique qui s’étendait vers le haut à perte de vue. Aucune trace de Nishi, ni de son lit, ni de sa chambre… tout avait disparu. Il se retrouvait tout seul, vêtu de son pyjama du dispensaire.
C’est un phénomène lié aux Spirales ! lui affirma Ryll.
Tout seul, ce serait trop beau !
Lentement, Lutt se redressa et regarda sous lui, à travers la plate-forme transparente. Le cylindre continuait aussi vers le bas à l’infini.
Son estomac se noua et il sentit un goût de bile à l’arrière de sa gorge. Le plancher transparent lui sembla soudain insubstantiel. Il n’y avait aucun bruit autour de lui à l’exception de ceux provoqués par ses propres mouvements, aucune odeur autre que l’âcreté de sa propre peur.
Que voulez-vous dire, lié aux Spirales ? demanda-t-il.
Avant que Ryll eût le temps de répondre, une voix masculine désincarnée résonna :
— Je suis le Raj Dud.
— Pour l’amour du ciel, où suis-je donc ? demanda Lutt en se mettant debout.
— Tu m’as connu autrefois sous le nom d’oncle Dudley, lui dit la voix.
— Oncle Dudley ? C’est toi, ce bidule ?
— Pense à moi uniquement sous le nom de Raj Dud. Regarde sous tes pieds.
Lutt baissa les yeux et, de nouveau, sentit une montée de bile.
— Le cercle qui te soutient représente ta volonté de vivre, reprit la voix. Si tu perds cette volonté, il disparaîtra.
— Allons, oncle Dudley ! Cesse de plaisanter !
— Je ne plaisante pas.
— C’est donc cela que tu as fait depuis ta disparition, il y a vingt-cinq ans ?
— Il n’y a jamais eu de disparition. J’ai simplement pénétré les secrets de l’ascendance spirituelle. Observe bien !
Il y eut à côté de Lutt un grésillement d’énergie statique et Nishi se matérialisa, tenant toujours son filet à la main. Elle trébucha en avant et lâcha le filet, qui passa aussitôt à travers la plate-forme et se perdit dans le néant au-dessous d’eux.
— Ce sac ne possédait aucune volonté de vivre, dit la voix. Bonjour, ma petite Nishi. Le cercle où se trouvent vos pieds représente la volonté de vivre de Lutt, et la vôtre aussi à présent. C’est la seule chose qui vous soutient au sein de l’infini.
— Que faites-vous donc, mon gourou ? murmura-t-elle.
— Je suis en train de mettre Lutt à l’épreuve, ma chère. J’ai un message à lui confier.
— Écoute, oncle Dudley, lui dit Lutt. Est-ce une façon de traiter ton propre neveu ?
— Lutt ! chuchota Nishi. Que dites-vous là ?
— La vérité. C’est le frère aîné de ma mère. Il travaillait avec mon père, mais ils se sont brouillés et…
— Ce n’était pas une brouille, Lutt, fit la voix. J’ai seulement été éclairé alors que ton père demeurait dans le noir.
— Ah oui ? Vraiment ? J’ai toujours entendu dire qu’il s’agissait d’une invention que vous aviez faite ensemble. Peut-être que l’endroit où nous sommes…
— Au lieu d’étaler ton ignorance et ton irrespect, tu ferais mieux de rechercher la sérénité et d’écouter mon message, lui dit la voix.
— Je ne sais vraiment pas où tu veux en venir, oncle Dudley, mais c’est bon, dis-moi ce que tu as à me dire.
— C’est ton père lui-même qui m’a transmis ce message pour toi. Il veut te prévenir que ton frère a conspiré avec le sénateur Woon pour te faire assassiner sur Vénus.
— Morey ? me faire assassiner ?
Je vous avais prévenu de ne pas le pousser à bout, intervint Ryll.
— J’ai peur ! frissonna Nishi.
— Mon frère n’est pas quelqu’un de bien redoutable, dit Lutt. C’est un lourdaud incapable de faire preuve de la moindre imagination.
— J’ai l’impression que le sol est en train de devenir mou sous nos pieds, murmura Nishi.
— Foutaise ! Oncle Dudley, tu es toujours là ?
Une voix métallique lui répondit :
— Le Raj Dud a été obligé de s’absenter pour une raison urgente. Ici son secrétariat.
Nishi lui serra le bras très fort.
— Lutt ! le sol est en train de se ramollir !
— Je me fiche de savoir qui vous êtes ! s’emporta Lutt. Nous sommes arrivés ici parce que ce Dudule avait dit à Nishi d’utiliser sa stupide formule de protection.
— La clause de protection, oui, fil la voix métallique. Aaah ! je vois. Il est arrivé un message qu’il a accepté de vous communiquer en personne. L’avez-vous bien eu ?
— Je l’ai eu, son foutu message !
— Compte tenu des circonstances, il vaudrait peut-être mieux que vous attendiez son retour dans la salle d’attente. Je suis navré qu’il n’ait pas laissé d’instructions vous concernant, mais son départ a été précipité.
— Lutt ! s’écria Nishi.
Il baissa les yeux et vit que les pieds de Nishi s’enfonçaient dans la plate-forme.
— Hé ! s’écria Lutt. Sortez-nous de là ! Renvoyez-nous à l’endroit d’où nous sommes venus !
— Je regrette beaucoup, dit la voix métallique, mais je ne dispose que de pouvoirs limités et l’injonction de la clause de protection est toujours en vigueur. Tout ce que je peux faire, c’est vous transférer dans la salle d’attente du Raj Dud.