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Si tous les Drènes mouraient, l’univers s’écroulerait, car toute vie et toute matière existent uniquement à la faveur de l’idmagie drène.

Les Tablettes Tactiles
Programme de l’École des Drènes

Ryll ne ressentit aucune douleur en se réveillant. Il n’avait aucun souvenir de la collision. Son esprit cherchait avec difficulté à appréhender la réalité. Quelle était cette étrange surface qu’il sentait sous lui ?

Je suis sur le pont d’un Explorateur, se dit-il.

C’était une matière glissante, imbibée d’un liquide visqueux. Quelque chose qui imitait la gravité l’y retenait plaqué. Ses sens drènes suggéraient qu’il était pris dans un mouvement de rotation erratique, mais il n’y avait pas que cela. Les forces de gravitation d’une planète aussi, peut-être ; mais il n’arrivait pas à comprendre pourquoi il reprenait conscience de cette manière-là, les yeux tournés sur leur pivot vers les ténèbres intérieures.

Je suis un Drène.

La pensée était suffisamment claire et suggérait des choses qui ne se trouvaient pas dans sa mémoire immédiate. Son cerveau était aussi douloureux que s’il se trouvait sous le contrecoup d’une biture au bazel. Une impression d’urgence le tiraillait vaguement, mais il refusait d’y faire face. Il préférait pour l’instant songer à ce qu’impliquait le fait d’être drène.

Était-ce une bonne chose que d’être un Drène ?

Je suis capable d’idmager.

Malgré ses pouvoirs de création drènes, il voyait pour le moment bien peu de motifs de réjouissance ou de satisfaction dans son aspect physique natal, et cette observation le frappa par son côté bizarre.

Les pouvoirs mentaux des Drènes étaient tout de même capables de donner naissance à la matière (y compris étoiles et planètes) aussi bien qu’à des formes de vies nouvelles. Il pouvait à volonté donner à son corps la forme de n’importe quelle créature et modifier entièrement aussi bien ses fonctions que son apparence.

Pour quelle raison, dans ce cas, se demandait Ryll, les Drènes avaient-ils tous un aspect si semblable, avec leur corps en forme d’ovoïde rebondi, leurs quatre jambes presque invisibles et leurs deux bras dont les mains à six doigts ne sortaient que quand ils en avaient besoin ?

Même Habiba, Collectrice Suprême des Contributions de Drénor et doyenne en âge de tous les Drènes, était incapable d’expliquer cette particularité. Elle disait que l’origine de la forme et des pouvoirs présents des Drènes se perdait dans la nuit des temps préhistoriques. Les Drènes, disait Habiba, ne différaient pas des autres formes de vies quant à cette connaissance limitée qu’ils avaient d’eux-mêmes.

Une sonnerie et un cognement métallique intempestifs vinrent interrompre ces réflexions.

Drôles de bruits. Patricia qui travaille ?

Curieux nom, Patricia, pour un vaisseau spatial semi-sentient. Telle avait été sa première réaction. Ce n’était pas un mot aisé à prononcer pour un Drène, même après avoir créé le système vocal adéquat dans son corps malléable.

Patricia ?

Il se souvint du choc qu’il avait eu au départ devant l’étrange comportement du vaisseau.

— Je m’appelle Ryll.

Il avait prononcé ces mots sur un ton protecteur, celui qu’on lui avait appris à employer face à un vaisseau d’excursion ordinaire. La réponse avait été inattendue :

— Ne prenez pas ce ton-là avec moi !

Il se revoyait assis dans la salle de commande, choqué par l’intonation autoritaire de ce vaisseau. Soupçonnait-il qu’il était en pleine aventure ? Il préférait penser à ce qu’il faisait comme à une aventure plutôt qu’un acte répréhensible.

Je voulais échapper au mortel ennui de Drénor.

Ryll en avait plus qu’assez de tout ce que l’on disait sur ses dons et sur ses promesses. À quoi s’attendaient-ils donc de la part du fils de Jongleur, le Premier Diseur ? Il était sûr que les Aînés mentionneraient son acte comme une simple plaisanterie d’écolier, s’ils l’attrapaient.

D’accord, je me suis emparé du vaisseau. Mais je suis un Drène, et très loin de Drénor.

Il n’avait pas idée de la manière dont il savait ces choses ni des raisons pour lesquelles il était important qu’il se concentre sur le fait d’être un Drène.

Pourquoi n’ai-je pas envie de me considérer comme une créature pleine de grâce ?

Était-ce parce que, tout en étant capable de modifier du tout au tout son apparence, il ne pouvait effectuer des changements partiels ? De chaque côté de son corps, les replis mous d’un cache-oreille de Drène flottaient comme de petites couvertures marron. Peu pratique, de même que le grand nez cornu qui, au-dessus du corps sans cou et sans épaules, dominait son visage, depuis la petite mèche rose de cheveux rebelles jusqu’à la bouche invisible qui ne se révélait que lorsqu’elle s’ouvrait pour manger ou émettre des sons.

Il eut la vision mémorielle d’autres Drènes comme lui en train de soulever un cache-oreille pour demander à leur interlocuteur de répéter ce qu’il venait de dire. Peu pratique, en vérité : petite bouche, cordes vocales insuffisantes, couverture sur les oreilles. En idmageant, il pouvait bien sûr transformer entièrement son aspect physique, mais la tradition interdisait que l’on agisse de cette manière quand on se trouvait sur Drénor. Les métamorphoses étaient réservées aux autres mondes. Drénor était un sanctuaire, un endroit de camaraderie réservé aux récits des Diseurs d’histoires.

Ryll aurait bien voulu être en ce moment sur Drénor, en train de participer à un récit de voyages lointains, d’aventures et de créations idmagées.

C’est pour cela que j’ai défié mes Aînés en m’emparant du vaisseau. J’en avais assez de cette vie stupide d’écolier. Je voulais être le plus jeune des Casquettes jaunes juniors. Voilà pourquoi j’ai fait ça. Voilà pourquoi je me trouve sur ce pont glissant.

Pont glissant ?

Ses yeux demeuraient pivotés vers l’obscurité intérieure, mais de nouveaux détails commençaient à faire surface.

Ce vaisseau.

Nombreux étaient les bâtiments qui occupaient la Plaine couleur de boue de Drénor et qui arrivaient ou partaient avec leur Capitaine Diseur. C’étaient de gros engins en forme de bulbe, hérissés de senseurs qui s’agitaient comme des antennes d’insecte pour les guider à travers les Spirales de la Création au sein d’un espace enchevêtré.

Quelquefois, sans raison discernable, un vaisseau demeurait inutilisé, en sommeil. Il attendait le bon capitaine. Et celui-ci s’était justement trouvé dans ce cas. Pour Ryll, il faisait partie du décor depuis sa plus tendre enfance, depuis qu’il avait quitté, à quelques mois près seulement, la germinerie.

Avant même d’être envoyé à l’école des enfants doués, il considérait déjà ce vaisseau comme le sien et il se créait des fantasmes à part dans les Spirales.

Il s’était souvent posé des questions sur sa personnalité réelle. Les différentes personnalités des Vaisseaux d’Excursion telles qu’on les enseignait à l’école le fascinaient. Les Vaisseaux étaient presque comme des gens. Mais celui-ci…

Vous m’appellerez Patricia.

Les recteurs qui s’occupaient de lui lui avaient expliqué que les voyages les plus intéressants dans les enchevêtrements de l’espace s’effectuaient à bord de bâtiments qui possédaient une personnalité compatible avec la vôtre. Il fallait donc savoir choisir avec soin son vaisseau.

Patricia ?

De nouvelles impressions sensorielles requéraient pour l’instant son attention immédiate. Quel était ce fluide visqueux qu’il sentait sous lui ? Pourquoi son corps était-il engourdi ? Il se passait quelque chose de curieusement anormal. Patricia était-elle victime d’un mauvais fonctionnement ? Impossible ! Les Vaisseaux d’Excursion étaient idmagés de manière à être parfaits. Mais dans ce cas, quel était ce mouvement de rotation erratique par lequel il se sentait cloué au plancher ?

Il essaya d’envisager la possibilité d’un mauvais fonctionnement de Patricia mais, au lieu de cela, forma mentalement l’image que le vaisseau offrait sur la Plaine de Drénor, celui d’un œuf doré aux antennes sensibles toutes luisantes. Il avait pris l’habitude, chaque fois qu’il passait devant la Plaine, de jeter un coup d’œil pour vérifier que « son » vaisseau n’avait pas été choisi par un adulte.

Surtout, attends-moi, beau vaisseau. Quand j’aurai mon diplôme, tu seras à moi.

Un jour, il avait vu un groupe de Drènes adultes travailler dessus, sous la direction de Mugly l’Aîné. Ils tenaient un conciliabule, en faisant pivoter leurs yeux vers l’intérieur pour idmager, sans doute afin de rendre l’appareil encore plus parfait.

Rien de fâcheux ne pouvait arriver à un vaisseau parfaitement idmagé.

C’était du moins ce qu’il voulait croire.

Un matin de bonne heure, avant l’école, il s’était glissé derrière le moniteur endormi et il était monté à bord pour s’emparer de quelques exemplaires de ses manuels de simulation de vol à la reliure écarlate.

Il se disait, pour rationaliser son acte, qu’on devait bien s’attendre à ce que les enfants doués se préparent pour le jour où ils deviendraient des Diseurs d’histoires chargés d’aller créer de nouveaux mondes. Mais cette préparation devait être nécessairement secrète, car apprendre à piloter à son âge un Vaisseau d’Excursion bouleversait quelque peu le rythme du lent programme d’études prévu par les adultes.

Personne ne se doutait qu’il était devenu capable de piloter « son » vaisseau et de le prendre sans permission pour disparaître dans les Spirales de la Création. Et qu’importe qu’il soit trop jeune pour avoir absorbé suffisamment de recommandations de prudence !

Je serai le plus jeune Drène à avoir jamais créé des mondes nouveaux.

Il se voyait déjà au sein de la division d’élite des jeunes Diseurs d’histoires, pépinière qui préparait directement au statut d’Aîné.

Idmager à sa guise !

Quelle gloire que d’utiliser ce don suprême des Drènes, rendre tangibles les fantasmes vivants de son esprit, créer de nouvelles formes de vies et retourner ensuite à Drénor pour faire le récit de ses efforts artistiques ! C’était uniquement pour cela qu’il s’était emparé de Patricia.

Dans ce cas, que faisait-il donc allongé sur ce pont avec ce fluide visqueux sous lui ? Il flottait en outre une drôle d’odeur, qui lui rappelait vaguement quelque chose. Mais quoi ?

Patricia ? murmura-t-il, sans trop de conviction.

Le vaisseau ne répondit pas.

Patricia ne lui avait pas résisté quand il s’était emparé des commandes, bien qu’elle eût qualifié ses intentions de « rêve intéressant issu de votre ennui et de votre immaturité, mais tout à fait conforme au sens de l’idmagie d’un Drène ».

Patricia se serait-elle donc autodétruite ?

Cette horrible pensée eut pour conséquence immédiate de faire résonner dans sa tête les échos irrités de la voix de Patricia quand elle lui avait dit : « Vous vous dirigez vers un endroit dangereux. Le Diseur d’histoires qui me commande y laissera probablement la vie. »

Par les glandes éternelles de Habiba ! Il se souvenait soudain des inquiétantes révélations que lui avait faites son vaisseau : « La Patrouille de Zone terrienne retient un certain nombre de Drènes en captivité. Cette information m’a été communiquée pour me faire comprendre la nécessité de m’auto-détruire plutôt que de laisser les Terriens entrer en possession des secrets que je détiens. »

Cela dépassait les bribes d’informations qu’il avait pu glaner çà et là, dans les conversations des adultes, sur les catastrophes qui pouvaient arriver aux Drènes :

« Les êtres qu’il a créés ont fini par l’adorer comme un dieu ! »

« Ses créatures n’ont pas pu évoluer. Elles se sont éteintes d’elles-mêmes. Mauvaise conception à la base. »

Les enfants entendaient ces phrases éparses et forgeaient là-dessus leurs propres mythes. Mais sa situation présente n’était certes pas un mythe que les adultes pouvaient considérer avec une tolérance amusée.

Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit avant ?

Patricia affirmait que les enfants étaient incapables de prendre part à de vraies histoires de désastres tant qu’ils n’étaient pas reconnus capables de manipuler des données brutales.

J’ai déjà eu à faire face à des données brutales.

Qu’est-il arrivé à mon parfait vaisseau ?

Une fois de plus, il cria le nom de Patricia, mais le vaisseau ne répondait toujours pas.

Il aurait même été heureux, se disait-il, de subir un de ses sermons acerbes, pourvu qu’elle se manifeste à lui d’une manière ou d’une autre. Il n’aimait pas l’idée qu’il se trouvait tout seul.

Mais où suis-je ?

Ryll fit pivoter ses yeux vers l’extérieur et les garda ainsi. Il distingua des ombres, puis de douloureux éclats de lumière le firent clignoter à plusieurs reprises. Plissant prudemment les paupières, il aperçut, juste au-dessus de lui, une cloison jaune-argent aux bords déchiquetés. C’était la salle de commande de Patricia. Sévèrement endommagée. Détruite, mais pas totalement.

Il gisait sur le dos et il ressentit une douleur subite quand il fit sortir un de ses bras pour toucher le pont. Ce n’était pas une sensation de froid ni de chaud qu’il avait, c’était… quelque chose de… poisseux.

D’autres souvenirs lui revinrent.

Il vit son vaisseau émerger des Spirales ; il éprouva de nouveau l’exultation qu’il avait ressentie alors, et qui avait été aussitôt suivie de… de la catastrophe !

Son espace d’émergence était occupé par un autre vaisseau !

Le résultat ne fut pas seulement celui d’une collision, mais celui d’une tentative globale, par deux objets massifs, d’occuper en même temps le même volume d’espace. Sa salle de commande s’écrasa au centre de l’autre vaisseau, dominant l’impact, ce qui signifiait que la masse de l’objet où il se trouvait était plus importante que l’autre.

Les premières secousses et commotions de la collision passées, il avait entendu de toutes parts des craquements, des sifflements et des martèlements sonores. Il avait vu les manipulateurs affolés essayer d’isoler la zone où il se trouvait pour maintenir l’atmosphère. Et les incendies ! Il se souvenait qu’il y avait des flammes partout. C’était le feu qui avait détruit le système sacré de propulsion drène.

Je suis pris au piège ici. Mais ici, où est-ce ?

Il entendait encore autour de lui des bruits indiquant que des réparations d’urgence étaient en train de s’effectuer. Cela lui redonna de l’espoir. Il fit rouler son corps légèrement sur la droite. Quelle douleur ! Il lui fallut un bon moment pour vaincre la réaction de défense instinctive de tous les Drènes, qui était de se mettre en boule devant le danger.

La curiosité et le besoin de savoir lui vinrent en aide. Quelles étaient ces deux masses étalées de part et d’autre de la cloison éclatée ? Il les scruta attentivement.

Protoplasme gravement endommagé. Appartenant aux occupants de l’autre vaisseau.

Des lambeaux d’étoffe vert et noir cachaient une partie des chairs déchiquetées.

Il mit un temps interminable à faire sortir ses jambes pour se mouvoir péniblement vers les corps. Ses efforts indiquaient qu’il était victime de terribles blessures. Des organes vitaux avaient été broyés ou sectionnés. Les dommages étaient trop importants pour qu’il puisse les réparer en idmageant, mais la présence de ces deux corps au pied de la cloison éventrée lui offrait une solution de suivie.

Laborieusement, il atteignit le premier d’entre eux. Il reconnut sa conformation d’après les descriptions faites par les Diseurs d’histoires : un humain de la Terre. Il était mort.

Il se dirigea vers le second corps.

Du sang… partout du sang… Le sien, jaune et fluide, se mêlait à celui du Terrien, vermeil, et à un liquide plus clair qui suintait d’une déchirure de la cloison.

Le second humain respirait encore. La jambe antérieure gauche de Ryll écrasa des verres de lunettes déjà brisés. D’horribles crampes tordirent sa chair et, de nouveau, le réflexe de la boule faillit le dominer.

Je ne dois pas le permettre !

Ce n’était pas le moment de se retrouver immobilisé, sans défense.

La drôle d’odeur était toujours là, mais il n’entendait plus le sifflement de l’atmosphère qui s’échappait. Quelle était donc cette odeur ? Le souvenir du récit totalement assimilé d’un Diseur d’histoires répondit à sa question.

Ce liquide clair : du vol-tol !

Il s’agissait d’une histoire drène très artistique, expliquant la nature du vol-tol, ce combustible hautement explosif utilisé pour la propulsion des premiers vaisseaux spatiaux terriens.

Le vaisseau avec lequel il était entré en collision était d’origine terrienne ! L’un de ses occupants était mort et l’autre paraissait agonisant.

Mais le vol-tol exigeait des mesures immédiates. Il pouvait prendre feu d’un moment à l’autre et achever de détruire ce que la collision avait épargné, en particulier toute vie à bord.

Ryll savait que c’était à lui qu’il incombait de régler le problème. Patricia n’était plus en état de fonctionner.

Il faut faire vite !

Il toucha la tête et la nuque broyées du survivant humain.

Il va mourir.

Chaque mouvement que faisait Ryll lui causait une atroce douleur. L’idée le traversa soudain qu’il était peut-être lui aussi mortellement blessé. Il interrompit sa reptation pour se livrer à une évaluation interne.

Par le bras gauche béni de la Collectrice Suprême ! J’ai perdu près de dix pour cent de ma masse !

Cette fois-ci, le réflexe de la boule ne lui posa pas de problème. Ses mains se transformèrent d’elles-mêmes en un éventail d’appendices filamenteux, réaction automatique contre laquelle chaque enfant drène était mis en garde dès son plus jeune âge. Il vit les filaments s’introduire dans le visage de l’humain mourant.

Une fusion !

Il savait qu’il fallait à tout prix empêcher cela. Les combinaisons entre formes de vies d’origines différentes avaient des conséquences imprévisibles et parfois dangereuses. C’était l’une des données brutales que l’on communiquait aux enfants.

Mais, si je ne retrouve pas ma masse immédiatement, je vais mourir.

Le regard de Ryll se posa sur la plaque d’identification audiovisuelle qui ornait un lambeau de la vareuse verte et notre du Terrien.

— Je m’appelle Lutt Hanson Junior, déclara-t-elle en anglais.

La faculté d’interprétation des langues que possédait Ryll comme conséquence de son éducation drène s’ajusta automatiquement au mode linguistique voulu.

Quels drôles de noms ces Terriens se choisissent !

En dépit de tous les avertissements, les impératifs de survie lui dictaient ce qu’il y avait à faire. Il ne disposait pas d’assez de temps pour idmager, et il était indispensable qu’il prélève des portions de cet organisme sur le point de mourir pour reconstituer sa masse drène.

Brusquement, il entendit quelque chose remuer à l’intérieur de l’épave. Une série de chocs métalliques. Puis… des voix !

Passant outre aux préliminaires, il laissa la chair du Terrien affluer pour se mêler à la sienne. C’était une sensation bizarrement agréable. Il sentit ses ressources drènes accaparer le protoplasme terrien, le répartir autour et à l’intérieur de ses cellules. Des bribes de conscience étrangère commencèrent à se manifester.

Fascinant ! Les cellules étaient porteuses d’informations terriennes. Il y en avait bien trop pour qu’il puisse les explorer d’un coup, mais le processus était comparable à l’assimilation d’un récit fait par un Diseur d’histoires drène.

Soudain, une voix sonore retentit derrière Ryll.

— Que tout le monde se prépare à évacuer immédiatement l’épave !

Ryll identifia les tonalités déformées d’un amplificateur artificiel.

Le choc causé par cette voix, ainsi que la fusion finale avec une partie essentielle de la masse de protoplasme terrien eurent sur lui un effet stimulant.

Il faut que je me cache.

En se servant des informations contenues dans les cellules terriennes, Ryll prit les traits et le costume de Lutt Hanson Junior. Une copie de Terrien prit forme sur le pont éventré, complète jusqu’aux lunettes à monture cerclée mais aux verres neutres, car il n’était nullement indispensable d’imiter l’original sur ce point. C’étaient les yeux de Ryll, dotés d’une nouvelle couleur olive, qui regardaient de l’intérieur de cette chair modelée à la terrienne. Le visage, méticuleusement reproduit, était large et mou, avec sa chevelure clairsemée d’un brun tirant sur le roux, son front haut et sa veine saillante, comme une méduse minuscule, sur la tempe gauche. Avec la ruse du désespoir, il s’appropria le ruban d’identification qui adhérait à la vareuse déchiquetée du Terrien et repoussa les restes de chair inutilisés à proximité du cadavre de son compagnon.

Les voix étaient maintenant beaucoup plus proches, et les claquements métalliques plus forts. La voix amplifiée résonna de nouveau :

— Fuite de combustible ! Tout le personnel, à l’exception des équipes de volontaires, doit évacuer immédiatement le secteur dangereux !

Une masse de métal s’écrasa avec fracas sur le pont non loin de Ryll derrière lui. Des pas pesants se rapprochèrent. Une main enveloppée d’un gantelet entra dans son champ de vision, et la visière marron d’un casque de scaphandre se pencha sur son visage.

— Hé ! Il y en a un qui vit encore !

— Transportez-le ! ordonna aussitôt la voix amplifiée.

Les souvenirs et les motivations de Lutt Hanson Junior commençaient à sourdre dans la conscience de Ryll, comme un épanchement filamenteux au travers de ses connexions nerveuses. Quelle drôle de créature que ce Terrien ! Il eut de brèves visions d’une puissante famille en proie aux intrigues et aux conflits intérieurs. Ce Lutt Junior débordait d’activité dans de multiples domaines. Il luttait, tramait et se démenait aux fins de satisfaire l’ambition qui lui servait d’unique moteur.

— Il y a un mort là-dedans !

C’était la voix de l’homme en scaphandre qui s’était penché sur Ryll.

— Il est en partie liquéfié ! Beuark !

— Laissez-le, ramenez le survivant ! Ce truc-là peut exploser d’une seconde à l’autre !

C’était de nouveau la voix amplifiée.

Ryll sentit qu’on glissait quelque chose sous lui. Une étoffe fine avec une armature. Deux Terriens en scaphandre le soulevèrent et l’emportèrent à travers le trou déchiqueté de la cloison.

Ryll ferma les yeux et ressentit un profond élan de gratitude envers ceux qui venaient de le sauver, même si ce n’étaient que des créatures issues de l’idmagie drène. La survie dominait maintenant toutes ses réactions et il y avait un problème immédiat à régler.

Lutt Hanson Junior était en train de prendre conscience de la fusion.

Qui êtes-vous ? Comment avez-vous fait pour entrer dans ma tête ?

C’était une voix muette, mais qui retentissait comme une clameur dans l’esprit conscient de Ryll.

Qu’est-ce que vous fabriquez ? Sortez de là ! Fichez le camp !

Ryll essaya de donner forme à une pensée apaisante en réponse, mais fut incapable d’en extirper les résonances de panique.

Je ne peux pas sortir. Cela nous tuerait tous les deux.

L’humain réagit par un accès de panique accrue et essaya de prendre le contrôle de leur corps commun.

Ce corps est à moi et j’exige que vous le quittiez !

Il n’y a qu’une petite partie qui vous appartient. La plus grande est à moi et je fais tout ce que je peux pour nous sauver tous les deux.

Vous mentez !

Ryll fit surgir dans leur conscience commune l’image mémorielle des instants qui avaient précédé la fusion corporelle. Il contrôla soigneusement les informations partagées, tout en leur donnant l’apparence d’une scène non expurgée. Il fut le premier étonné de cette faculté de dissimulation qu’il se découvrait soudain.

La réaction de l’humain n’était guère difficile à prévoir.

Mon Dieu ! C’est moi, ça ? Oui… la nuque broyée ! Personne n’aurait pu survivre à cela. Je devais être mourant.

Nous étions tous les deux mourants. Il y avait assez de chair pour nous sauver l’un et l’autre, mais dans un seul corps.

Nous ne pouvons plus être séparés ?

Il existe peut-être un moyen, mais cela demandera du temps et certaines aptitudes que vous ne possédez pas encore.

Qui êtes-vous ?

Je suis un Explorateur drène.

C’était un mensonge, mais l’humain ne pouvait pas le savoir. Il ne pouvait accéder aux informations contenues dans le cerveau de Ryll que si celui-ci choisissait de les partager avec lui.

Qu’est-ce qu’un Drène ?

Je vous expliquerai ça plus tard. Dites-moi plutôt ce que faisait votre vaisseau dans mon espace d’émergence. C’est vous qui êtes responsable de l’accident.

Il n’y eut pas de réponse de la part du Terrien.

Ryll vit là un avantage qu’il décida aussitôt d’exploiter à fond.

Vous ne saviez donc pas que le Vaisseau d’Excursion d’un Explorateur pouvait surgir à tout moment à cet endroit ?

L’humain fit une tentative pour détourner la conversation en demandant :

Quel est ce langage que nous parlons, et comment se fait-il que je le comprenne ?

C’est le langage de Drénor. Celui de Habiba. Quand nous avons fusionné, quelques-unes de mes capacités linguistiques vous ont été transmises.

Pourquoi dites-vous que je suis responsable de l’accident ?

Vous êtes entré dans l’espace d’émergence sans émettre d’avertissement.

Je testais mon nouveau vaisseau.

Il était nettement sur la défensive.

Le résultat est que votre compagnon est mort et que nous avons perdu nos deux vaisseaux dans cette catastrophe. Qui sont les gens qui nous ont recueillis ?

La Patrouille de Zone. Je n’avais pas l’autorisation d’évoluer dans leur secteur et ça risque de coûter chérot. C’est la taule à tous les coups, malgré le nom que je porte.

Ryll pensa à part lui :

La Patrouille de Zone ! Ce sont eux qui détiennent des prisonniers drènes !

Il essaya de se montrer aussi persuasif qu’il en était capable.

J’ai une suggestion à vous faire, Lutt. Vous permettez que je vous appelle Lutt ?

Naturellement. Mais moi, comment dois-je vous appeler ?

Mon nom est Ryll. Je vous conseille de prendre le contrôle de notre corps pour répondre aux questions de la Patrouille de Zone. Il serait préférable que vous ne fassiez pas allusion à moi devant eux.

Il y eut quelques instants de silence, puis :

Ouais ! Ils me prendraient sûrement pour un cinglé, à moins que… Vous pourriez me dire à quoi nous ressemblons physiquement ?

Pas très différent de vous. Un peu plus grand que vous ne l’étiez avant l’accident. Plus massif.

Ryll sentit que l’on déposait la civière sur une surface plane et ouvrit les yeux. Il s’aperçut que Lutt faisait des efforts désespérés pour accaparer la suprématie de leur corps commun. Sa vision se brouilla. Il perçut de vagues mouvements de silhouettes en scaphandre, une cloison grise…

La visière d’un casque se rapprocha.

— Il reprend connaissance. Je lui fais une piqûre ?

— Pas maintenant. Ça va trembler sur ce pont, si ce combustible explose.

Comme si ces mots avaient été un signal, une brusque lueur rouge effaça toutes les ombres. Le choc assourdi d’une explosion se répercuta jusqu’à eux. Ryll se sentit soulevé par un souffle d’air chaud.

— Crémillion ! fit une voix à son oreille, tandis que le haut-parleur retentissait de nouveau :

— Faites venir les sapeurs ici au triple galop, ou il n’y aura bientôt plus rien à récupérer de ce tas de ferraille !

Ryll perçut les mouvements de plusieurs humains en scaphandre mais ne dit rien, car une autre personne, sans scaphandre, était penchée sur lui. Il n’apercevait que sa tête, large et aux cheveux courts. D’après sa voix, elle était du sexe féminin, et d’une efficacité autoritaire.

— Nous lui ferons une radio, mais à première vue il n’a rien de cassé.

— Une sacrée veine de pendu, ou je ne m’y connais pas. Et juste à côté d’un mort !

C’était une voix masculine, également proche.

— D’après sa plaque, il s’appelle Lutt Hanson Junior, dit la voix féminine.

— Hanson ? répliqua vivement l’homme. C’est le fils du vieux L.H. ! Je vais les avertir immédiatement.

Ryll sentait toujours les tentatives maladroites de Lutt Junior pour prendre le contrôle. On eût dit un insecte qui cheminait d’une manière hésitante et laborieuse le long de ses trajets nerveux. L’humain manquait d’expérience drène pour pouvoir accepter mentalement la réalité de l’histoire.

On entendit un cliquetis accompagné d’un bourdonnement.

Ma nouvelle tête humaine pivote sur un cou bien souple, se dit Ryll. Il essaya de la faire tourner vers le bruit qu’il venait d’entendre, mais ne réussit pas à faire rentrer l’homme dans son champ visuel. Sa voix, cependant, lui parvenait avec netteté.

— Ici le sergent Renner, mon commandant. Nous sommes sur les lieux. Il y a un survivant dont la plaque d’identité porte le nom de Lutt Hanson Junior.

Un silence, puis :

— Non, mon commandant. Une partie du carburant s’est répandue et a fait explosion. Il n’y a aucun autre survivant.

Le regard de Ryll se posa sur le brassard que portait la femme penchée sur lui. Il fit surgir dans la mémoire commune le commentaire assimilé d’un Diseur drène.

La Patrouille de Zone. C’est la redoutable et universelle force de sécurité des États-Unis, née de la fusion de tous leurs organismes de sécurité militaire précédents.

— Le sergent Renner poursuivit :

— Nous n’avons retrouvé qu’un seul corps à part lui, mon commandant, et nous n’avons pas pu le ramener.

Nouveau silence, puis :

— Très bien, mon commandant. À vos ordres.

J’ai fait du beau travail, se dit Ryll.

Il ferma de nouveau les yeux et essaya de faire le tri des informations mémorielles qu’il venait d’acquérir.

Quelle pagaille ! Mais ce sont des renseignements précieux. Ainsi, le vaisseau terrien utilisait une forme primitive de propulseur drène. Nous sommes entrés en collision parce que leur dispositif rudimentaire s’est dirigé naturellement vers le signal émis par mon vaisseau sur le point d’émerger. C’est trop stupide !

Qu’est-il arrivé à Patricia ? Mon vaisseau si parfait détruit à jamais ? Pourquoi, pourquoi ai-je pris ce vaisseau ?

Lutt Junior reprit à ce moment-là le contrôle de leur corps et Ryll se plongea avec soulagement dans ses pensées privées.

À l’école, on leur avait appris que, dans ce genre d’amalgame, le partenaire drène ne pouvait jamais se retirer complètement, mais pouvait dominer à volonté en prenant le contrôle des muscles et du système nerveux. C’était plutôt rassurant.

Il sentit que la civière était soulevée pour être transportée ailleurs.

Patricia, qu’est-il en train de t’arriver ?

S’emparer du vaisseau avait été la chose la plus facile au monde. Un peu trop facile, même. Le moniteur en chef de la Plaine, durant la seizième année de Ryll après la germinerie, était une Éminence du nom de Prosik, affecté des tremblements caractéristiques de l’intoxication au bazel. Il n’avait d’ailleurs pas que ce défaut-là. Dans l’ensemble, cela expliquait pourquoi il n’avait jamais dépassé le statut d’Éminence, qui représentait le dix-neuvième degré à partir de la base dans la hiérarchie sociale de Habiba, qui en comportait cinquante-sept au total. Souvent, il s’endormait durant ses factions et, même quand il était éveillé, n’hésitait pas à accompagner lui-même l’enfant curieux à l’intérieur du vaisseau pour le faire jouer au Diseur d’histoires.

S’il n’avait pas été endormi, je n’aurais jamais pu me procurer les manuels de simulation de vol.

Malgré le gâchis qu’il avait provoqué, Ryll se sentait particulièrement fier de la manière dont il s’était emparé du vaisseau. Il avait fait pousser le bazel – qui était évidemment impossible à idmager – dans une petite serre expérimentale qui jouxtait sa chambre. Il avait caché la plante interdite derrière des végétaux à larges feuilles et ses parents, quand ils étaient venus admirer la serre, n’avaient rien vu du tout.

Ryll avait d’abord essayé le bazel sur lui-même. Il s’était réveillé, le lendemain matin, avec une horrible migraine et de vagues souvenirs de ses effets, principalement quelques vagues visions où il sortait ses quatre jambes en même temps et s’endormait à force de les compter et de les recompter.

Régulièrement, Ryll offrait à Prosik quelques petites tiges de bazel. Et un jour, il donna à l’Éminence un bouquet entier, « pour vous remercier de me laisser jouer dans ce magnifique vaisseau ».

Peu après avoir consommé la plante, Prosik laissa son appendice cornu se rétracter dans la masse brune de son corps où il demeura presque enfoui, faisant du moniteur en chef quelque chose qui ressemblait plus à un bloc informe de protoplasme semi-comateux qu’à une créature vivante. Il ne bougea pas lorsque Ryll s’introduisit dans le vaisseau, les yeux brillants fixés sur l’éclat jaune irradiant de la salle de commande.

Enfin, il se trouvait dans le Saint des Saints d’un véritable Diseur d’histoires, avec, qui plus est, les connaissances permettant de piloter le Vaisseau d’Excursion !

Autour de lui s’étendait un espace ovoïde qui faisait plusieurs fois sa taille en hauteur et qui était si large que ses appendices les plus extensibles ne pouvaient en toucher le bout. Il caressa des doigts la première plaque de commande et une chatoyante clarté jaune-argent diffusa aussitôt partout son éclat doux et excitant.

Il contempla les commandes. Cette lumière signalait que les forces créatrices de vie étaient à sa disposition.

Ainsi, j’ai bien les pouvoirs nécessaires.

On ne pouvait jamais en être tout à fait sûr tant qu’on n’avait pas touché cette plaque dans la salle de commande, et les enfants n’avaient pas le droit d’y pénétrer.

L’espace d’un instant, il se sentit pris de panique à l’idée de toutes les trames vitales qui se trouvaient ici en puissance, et il mit un peu plus de temps que nécessaire à refermer les panneaux extérieurs.

Ses hésitations passées, il forma le pseudopode approprié, toucha les plaques appropriées dans l’ordre voulu et, exactement comme le décrivait le manuel de simulation, se retrouva avec le vaisseau au sein des Spirales infinies de l’espace enchevêtré.

Une immense exultation l’envahit.

J’ai réussi !

Ses capteurs lui montraient ce qu’il y avait à l’extérieur. La substance même de la création, baignée d’une lumière qui ressemblait beaucoup à celle du Saint des Saints des Diseurs d’histoires. Là dehors se trouvait le plus excitant de tous les mystères, la matière première à partir de laquelle l’idmagie drène fabriquait de nouveaux lieux et de nouvelles vies. Il avait effleuré cette plaque de commande et il s’était imprégné l’esprit de l’existence des Spirales. À présent… à présent, il pouvait idmager quelque chose d’important !

Aucun autre Drène ne pouvait plus maintenant retrouver sa trace. Seuls les systèmes de bord et sa mémoire détenaient les coordonnées nécessaires pour guider son retour. Drénor n’était pas perdue pour lui, mais il était perdu pour Drénor.

Installé dans le harnais du Diseur, au centre de toute décision, il se sentait véritablement le maître d’un rêve-réalité précurseur d’une merveilleuse idmagie. C’était ce moment-là que le vaisseau avait choisi pour lui causer un choc.

— Vous m’appellerez Patricia, au féminin.

Ryll avait littéralement bondi. Rien, dans tout l’enseignement qu’il avait reçu, ne l’avait préparé à la simplicité ni aux facultés d’adaptation que l’on pouvait déceler dans la voix de ce… de cet artefact. Jamais on ne lui avait parlé d’un vaisseau capable de prendre l’initiative du dialogue.

— Voilà qui est fort intéressant, avait-il réussi à répliquer. Et pourquoi ne vous appellerais-je pas Trissia ?

— Patricia ! avait-elle corrigé énergiquement. Vous m’appellerez Patricia parce que c’est mon nom, et que là où nous nous rendons il est couramment utilisé.

— Mais je veux seulement traverser les Spirales pour…

— Mes ordres sont d’atteindre une destination précise et je ne puis désobéir.

— Je m’appelle Ryll et je vous ordonne…

— Je constate que vous manquez de maturité et qu’une supervision attentive sera nécessaire. Il m’est difficile de computer les raisons qui vous ont fait désigner pour cette tâche. Peut-être ne vous juge-t-on pas irremplaçable. C’est la seule explication rationnelle dans le cadre de la mission qui m’est assignée.

— Répondez à ma question !

Un silence.

— Veuillez m’expliquer pourquoi vous avez une destination précise.

— Je suis un Vaisseau d’Inspection spécialement conçu pour procéder à l’effacement d’une idmage.

Le corps de Ryll se rétracta en une boule dure tandis que son appendice cornu se pointait dans la direction d’où provenait la voix du vaisseau, au-dessus de lui sur la paroi. Il savait ce que signifiait cette posture. Réflexe défensif.

Lentement, il redonna forme à son orifice vocal et fit la seule chose qu’il lui restait à faire. Il passa aux aveux.

— C’est très intéressant, murmura Patricia, mais je n’ai pas la possibilité de rebrousser chemin dans cette mission et vous êtes le seul Drène que j’aie sous la main pour prendre les décisions vitales.

— Pourquoi Prosik ne m’a-t-il donc pas prévenu que vous n’étiez pas un vaisseau comme les autres ?

— Prosik n’est qu’une Éminence. Il sera, bien entendu, sévèrement puni. Quant à vous, le sort qu’ils vous réserveront ne peut être pour le moment que matière à conjecture.

— Ils connaissent notre destination. Ils vont se lancer à ma poursuite, n’est-ce pas ?

C’était plus une affirmation qu’une question.

— Ils nous suivront, mais bien plus lentement. Je suis conçue en vue de l’effacement rapide d’une création quelconque pour le cas où un Diseur me l’ordonnerait d’urgence.

L’effacement !

Encore ce terme, qui faisait frémir Ryll quand il songeait à tout ce qu’il impliquait. Une planète entière, avec toute la vie qu’elle abritait, disparue à jamais. La preuve tangible de l’idmagie créatrice d’un Diseur d’histoires… réduite d’un seul coup à néant pour ne plus jamais exister. L’appendice cornu de Ryll ne cessait de rentrer et de sortir, témoignant sa détresse.

— Mais pourquoi… Je veux dire : du moment que…

Ryll ne pouvait se résoudre à exprimer une telle pensée, plus horrible que tout ce qu’il avait jamais envisagé jusque-là.

Données brutales, en vérité !

— Les créatures de ce monde constituent une menace potentielle envers toutes les créations idmagées que les Drènes ont jamais produites.

C’était encore plus terrible !

Ryll commençait à entrevoir les raisons extrêmes qui avaient poussé à la création de ce vaisseau. Et un autre aspect du problème lui vint à l’esprit.

— Vous voulez dire que… j’aurai peut-être à décider de… que c’est à moi qu’il incombera de donner l’ordre de…

Il était toujours incapable de dire le mot.

— Vous êtes un Drène. Vous aurez peut-être à ordonner cela. Et si vous l’ordonnez, j’obéirai.

Elle lui détailla alors les données brutales en sa possession.

Ryll se sentit brusquement accablé de solitude. Ni l’enseignement qu’il avait reçu à l’école ni les histoires des Diseurs qu’il avait assimilées ne l’avaient préparé à cela. Il était coupé de toutes ses attaches de sécurité, de toute réalité solide ou prévisible.

Peut-être ne pourrait-il plus jamais retourner sur Drénor, l’endroit où tous les Drènes élaboraient leurs récits et refaisaient le plein de leurs énergies.

Habiba appelait cela : « replonger ses racines dans le passé ».

Mais même s’il survivait à la… à cette…

Maudite Habiba !

« Revenez ou mourez », disait toujours Habiba.

Et elle avait pour l’appuyer toute la longue histoire des tragédies drènes.

Je dispose au maximum de neuf années drènes.

Passé cette limite, les Drènes qui n’étaient pas rentrés à temps avaient été retrouvés morts dans des endroits lointains. La tradition populaire affirmait que, pour survivre, tous les Drènes devaient mettre en commun leurs expériences narratives et que Drénor était un réservoir de régénération mystique qui leur permettait de vivre éternellement. Tout le monde croyait à cela malgré le nombre très peu élevé d’accidents mortels qui survenaient à des Drènes, aussi bien sur Drénor qu’en des lieux plus ou moins lointains.

Revenez ou mourez.

Ryll se disait qu’il préférait peut-être mourir plutôt que de ramener ce genre d’histoire-là chez lui sur Drénor. Qui voudrait encore l’admettre parmi les Casquettes jaunes quand il aurait… quand il aurait… fait ce que Patricia disait ?

Ses craintes étaient peut-être inutiles, de toute manière. Même déguisé en Terrien, il n’était rien d’autre, pour le moment, qu’un prisonnier drène de plus entre les mains de la redoutable Patrouille de Zone.