56

La politique n’a jamais été une science. C’est une forme d’art. Seuls ceux qui manquent d’imagination peuvent y voir une science, et leurs « lois » s’effondrent toujours quand le besoin de créativité se fait sentir. En fait, c’est là le point de friction entre toute science et toute créativité.

L’Art de la politique de Sil Amil
Publications Séminole
s

Le sénateur Gilperton Woon arriva avec une heure de retard à la réunion prévue avec Lutt dans le bureau de celui-ci à l’Enquirer. Il était midi moins dix quand il poussa la porte d’un air vif mais préoccupé.

Ayant été prévenu par ses documentalistes, Lutt était à son bureau devant un bon canard à l’orange accompagné de haricots frais. L’un des procédés favoris de Woon, lui avaient dit les documentalistes, était d’arriver ainsi à ses rendez-vous le ventre plein et de prolonger ensuite la conversation de manière à avoir devant lui un hôte affamé.

Le sénateur, petit homme rondouillard à l’abondante chevelure grise, aux joues grasses et aux yeux porcins, éructa discrètement à la vue du repas de Lutt puis déclara de sa voix grave et melliflue :

— Je ne savais pas qu’il s’agissait d’un déjeuner d'affaires.

Lutt lui indiqua un fauteuil de l’autre côté du bureau et attendit que Woon fût assis.

— Ce n’est pas un déjeuner d’affaires. J’espère que vous avez apprécié votre repas chez Roselini. Leur faisan est particulièrement réussi.

— Vous me faites espionner, mon garçon ? demanda Woon.

— Un homme aussi en vue que vous l’êtes, Sénateur, est reconnu partout où il passe.

Lutt repoussa les restes de son déjeuner et appela un grouillot pour qu’il enlève le plateau. Quand la porte se fut refermée et qu’ils furent seuls dans le bureau, il déclara :

— Passons maintenant aux choses sérieuses. Nous avons une élection à gagner.

Woon croisa les mains sur son estomac rebondi.

— Et à votre avis, mon garçon, quel serait notre problème immédiat pour y arriver ?

— Premier point, vous cessez de m’appeler « mon garçon ». Je m’appelle Lutt Hanson et je suis candidat à la Présidence. Deuxième point, examinons la manière dont il faut agir avec Phœnicia. Elle pourrait nous poser des problèmes si nous ne la muselons pas.

— Eh bien… Mr. Hanson. Votre mère m’avait prévenu que vous aviez du caractère. Heureux de constater qu’elle avait raison.

— Vous savez ce qu’elle fait en ce moment ? demanda Lutt.

— Elle a dit qu’elle avait une affaire importante à régler et qu’elle ne pouvait pas assister à la présente réunion.

— Mon frère et elle sont en train d’installer le nouveau siège de l’entreprise familiale.

— Vraiment ? Elle m’a dit que les anciens bureaux de L.H. seraient transformés en sanctuaire à sa mémoire. C’est bien cela ?

— Sur le papier, ce sera du plus bel effet.

— Il y a peut-être quelque chose qui m’échappe ? Quelque chose que j’aurais besoin de savoir ?

— Je vous le dirai donnant, donnant. Moi aussi, j’ai besoin de savoir une chose. Où en êtes-vous de votre projet de me faire assassiner sur Vénus ?

Les petits yeux de Woon se rétrécirent encore. Il blêmit légèrement.

— Mr. Hanson, il faut que je sache comment vous avez eu cette information.

— C’est mon père qui me l’a dit.

Souriant légèrement, Lutt agrémenta sa réponse d’un mensonge.

— Il m’a dit également un certain nombre de choses qu’il savait sur vous.

— Bordel de merde ! Je me débarrasse d’un Hanson que j’avais sur le dos et il faut qu’un autre vienne prendre sa place !

Ainsi, Woon fait partie de ceux que Père manipulait grâce à son Centre d’Écoute, se dit Lutt. Tous les détails du complot pour m’assassiner doivent se trouver quelque part dans le Saint des Saints.

— Je voulais juste que vous sachiez qui commande ici, dit-il à Woon. Ma mère n’a jamais eu accès aux sources d’information privées de Père.

— C’est ce qu’il m’a toujours dit, mais il ne m’avait jamais parlé de vous.

— Cela fait partie de mon héritage. Vous n’avez pas remarqué tous les gardes Hanson dans cet immeuble quand vous êtes entré ?

— Comment ne les aurais-je pas remarqués ? Ils voulaient me fouiller des pieds à la tête jusqu’au moment où j’ai appelé votre mère. Elle s’est excusée, mais en ajoutant que les gardes étaient là sur son ordre. Que se passe-t-il donc ici ?

— Rien d’autre qu’un léger désaccord familial sur la question de savoir qui contrôle exactement quoi.

— Pas si léger que ça, j’ai l’impression. Il y avait bien une cinquantaine de gardes dans les couloirs, et tous armés jusqu’aux dents.

— Nous attribuerons cela à l’existence d’une menace terroriste, si le besoin s’en fait sentir. Pour votre part, vous pouvez considérer cela comme une démonstration de force de la part de ma mère. Elle veut me prouver que c’est elle qui donne les ordres à la garde Hanson.

— Et qui tient aussi les cordons de la bourse ?

— J’ai d’autres sources.

— Et des occupations ruineuses. Qu’est-ce que c’est que ce projet en cours dans vos ateliers ?

— Une invention qui nous rapportera gros.

— Quand cela ?

L’interphone de Lutt sur son bureau bourdonna à ce moment-là, interrompant sa réplique. La voix de la standardiste lui dit :

— Excusez-moi, Mr. Hanson, mais votre mère est sur la ligne trois.

— Oui, Mère ? fit Lutt en prenant la communication.

La voix mondaine de Phœnicia lui parvint, à peine déformée par l’amplificateur.

— Il n’y avait rien dans le testament de ton père concernant ton atelier, Lutt. J’ai fait mettre des gardes dans le bâtiment pour assurer sa sécurité.

— Et pour m’empêcher d’entrer ? fit Lutt en plissant le front.

— Voyons, mon enfant. Toi et ton employé, ce Samar, vous pourrez y retourner dès que vous aurez été mis au courant des nouvelles mesures de sécurité.

— Ainsi, tu as jeté Samar dehors, également. Je vois le tableau.

— Toutes les recherches effectuées dans ton atelier l’ont été sur le temps et avec les fonds de la Compagnie, Lutt. À aucun moment tu n’as cessé d’être l’employé de l’Entreprise Hanson.

Lutt réprima une réaction de rage. Sa mère était une rusée salope ! Quelles que fussent les dispositions arrêtées par son père dans son testament, elle allait le coincer à chaque tournant jusqu’à ce qu’elle ait satisfaction !

— Je comprends, Mère, répondit-il. Mais dans son testament Père dit que l’Enquirer et l’Agence de Presse des Spirales m’appartiennent. Vas-tu contester cela aussi ?

— Oh non ! C’est indépendant de ton drôle de vaisseau spatial, n’est-ce pas ?

— Il fonctionne selon le même principe que le communicateur.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de vaisseau spatial ? demanda Woon à ce moment-là.

— Il y a quelqu’un avec toi ? voulut savoir Phœnicia.

Lutt enfonça une touche de commande et vit le visage de sa mère apparaître sur l’écran du bureau. En même temps, elle vit les occupants de la pièce.

— Ah ! C’est vous, Sénateur, dit-elle. C’est vrai que vous deviez vous rencontrer au sujet de la campagne de Lutt.

— Bonjour, madame, dit Woon. Navré que vous ne puissiez vous trouver parmi nous.

Ce ton mielleux…, fit Ryll. Est-ce qu’il ne courtiserait pas votre mère ?

Ce n’est pas impossible. Il faudra ouvrir l’œil.

— J’espère que vous saurez faire entendre raison à mon fils, dit Phœnicia.

— Et j’espère de mon côté, madame, que nous n’allons pas vers une pénible confrontation devant les tribunaux au sujet de l’héritage de votre fils. Ce serait une forme tout à fait stupide de suicide politique.

Phœnicia mit une main sur sa bouche.

Lutt regarda le sénateur. Ce vieux politicien rusé venait-il de choisir son camp ? Une telle décision pouvait être dictée par un mélange de peur et d’intuition politique. Mais il était temps de mettre la chose à l’épreuve.

— Si une telle chose devait se produire, je serais dans l’obligation de retirer ma candidature, dit-il.

— Sage décision, approuva Woon.

— Il n’est pas question que je sois gênée en quoi que ce soit dans la manière dont j’administrerai l’Entreprise Hanson, dit Phœnicia.

— Les questions secondaires peuvent toujours faire l’objet de compromis, déclara le sénateur. Puis-je offrir mes services en tant qu’arbitre ?

— Il n’y a pas de raison pour qu’il y ait des conflits, dit Phœnicia.

Lutt perçut la nuance de conciliation dans sa voix.

Je ne saisis pas très bien les motivations de votre mère, fit remarquer Ryll.

Elles sont ambivalentes. D’un côté, sa fierté maternelle voudrait me voir devenir Président. Mais de l’autre, je ne suis qu’un pion sur l’échiquier de ses ambitions.

Vous autres les Terriens, vous êtes vraiment étonnants.

— Je suis certain de pouvoir trouver un arrangement acceptable pour toutes les parties concernées, déclara Woon.

— C’est d’accord pour moi, dit Lutt. Et toi, Mère ?

— Que désires-tu exactement, mon fils ?

— J’ai toujours aimé être indépendant. Père l’avait bien compris. Il est temps que tu le comprennes aussi. Je veux qu’on me lâche la bride.

— Il me semble que je te l’ai déjà lâchée d’une manière considérable. Tu as carte blanche en ce qui concerne tes ambitions politiques, ainsi que mon assurance que…

— Ce sont tes ambitions politiques, Mère.

— Disons nos ambitions, fit-elle, conciliante.

— Si nous gardons la tête sur les épaules, nous serons tous gagnants, dit Woon.

— Exactement ! approuva Phœnicia.

— Le sénateur et toi pourrez discuter de tout cela en détail, dit Lutt. Mais vos rencontres devront être absolument secrètes.

— C’est entendu, soupira Phœnicia.

Lutt avait déjà eu l’occasion d’entendre ce genre de soupir. C’était pour sa mère une manière discrète de marquer une victoire.

Elle lui dit « au revoir » d’une petite voix doucereuse qui ne fit que confirmer ses soupçons et raccrocha.

Quand l’écran s’éteignit, Lutt tourna vers Woon un regard dur. Le moment était venu de placer son petit bluff.

— Sénateur, dit-il avec le visage impassible d’un joueur de poker, au premier signe du moindre coup fourré de votre part, je vous descends en flammes. J’ai pour cela toutes les munitions qu’il me faut.

— Mr. Hanson, je suis votre homme comme j’ai été celui de votre père. Vous lui ressemblez terriblement et je me suis déjà fait une raison.

— Tenez-vous éloigné de Morey. C’est le défaut de la cuirasse familiale. On ne peut pas se fier à lui. Je suis au courant de toutes ses activités et il n’y a rien qu’il puisse faire pour m’en empêcher.

— Pas plus que moi, je présume. C’est un sacré dispositif de renseignement que vous avez là, Mr. Hanson.

— Le meilleur qui existe. À présent, écoutez-moi bien. Toutes les concessions que vous ferez à ma mère ne seront que du vent. Vous et moi sommes les seuls à diriger cette campagne. Est-ce clair ?

— Parfaitement clair. Mais quels sont mes leviers de négociation ?

— Elle veut à tout prix que je sois Président. Elle doit craindre aussi que je ne révèle certaines choses que je sais sur les affaires de la Compagnie. Si elle me force à rechercher des financements, je sais où m’adresser pour vendre mes informations.

Woon plissa les lèvres et expira silencieusement.

— Elle voudrait vous faire épouser cette mondaine de Spokane, Eola Van Dyke. Quel est votre point de vue sur cette question ?

Lutt se laissa aller en arrière. Épouser Eola ? Il songea à Nishi, qui se trouvait actuellement à l’autre bout du globe. Encore une salope ! Son père avait raison. On ne pouvait se fier à aucune femme !

— Si c’est le seul levier dont nous disposons pour la convaincre, servez-vous-en, dit-il.

— Et les anciens bureaux de L.H. dans le silo à missiles ?

— C’est mon domaine privé. Aucun compromis là-dessus. Elle transformerait ces lieux en un endroit où Père n’aurait jamais accepté de mettre les pieds.

— Elle semblait très préoccupée par quelque chose que vous devez y faire, dit Woon. Je n’ai pas très bien saisi de quoi il s’agit.

— Simplement de l’empêcher d’entrer, ainsi que mon frère.

Les lèvres de Woon émirent une sorte de vibration chantante.

— Et si elle vous coupe les vivres ?

— Nous avons d’autres ressources, ne vous en faites pas. L’identité des donateurs et des donatrices aurait même de quoi vous surprendre.

Woon souleva sa masse du fauteuil où il était assis.

— Plus rien ne peut me surprendre, dit-il en baissant les yeux vers Lutt. Mais savez-vous, Mr. Hanson, que vous avez grandi depuis la dernière fois que nous nous sommes vus ?

— C’est depuis mon accident. J’ai été en contact avec une substance chimique qui a fait repartir mes hormones de croissance. Rien de préoccupant, croyez-moi. Je suis en parfaite forme physique.

— J’ai jeté un coup d’œil à votre dernier bilan dans la Maison des Plaisirs, fit Woon en souriant.

— Je vois que je ne suis pas le seul à avoir mes sources d’information. Il faudra que je songe à colmater cette fuite.

— C’est pour cela que je vous en ai parlé, Mr. Hanson. Et soyez tranquille. Votre gain de taille est une excellente chose pour notre campagne. De toute l’histoire électorale des États-Unis, c’est toujours le candidat présidentiel le plus grand de taille qui l’a remporté.