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Oui vous a promis la justice ?
Qui vous a promis du plaisir ?
Vous n’aurez, que du sang
En faisant ce boulot !
Chanson de marelle de la P.Z.
Phœnicia Hanson entra dans le bureau de Lutt comme un général conquérant sur le point d’examiner ses captifs. Elle aperçut Nishi assise sur un canapé d’osier avec Lutt debout derrière elle et fit un geste impérieux en direction de ce dernier.
— Laisse-nous.
— Mais, Mère, je…
— Tu en as assez fait pour déshonorer notre famille. C’est moi qui vais régler tout cela à présent. As-tu vu un médecin ?
— Hein ? fit Lutt, déconcerté par ce coq-à-l’âne.
— Je n’ignore pas que ton comportement aberrant, ces derniers temps, est dû à ton accident et à l’illusion de posséder une double personnalité. Simple état de schizophrénie dû à un infortuné traumatisme. As-tu consulté un médecin ?
— Oui, mentit Lutt. J’ai été examiné de la tête aux pieds.
— Et qu’a dit ton docteur ?
— Que je n’avais rien.
— Nous en verrons d’autres. À présent, laisse-moi avec cette… (elle toisa Nishi comme si elle venait de découvrir quelque chose de visqueux et de répugnant en soulevant une pierre) cette personne.
— Cette personne est ma fiancée, Mère. Elle ne…
— Nous discuterons de cela plus tard.
Nishi se leva, pâle, les lèvres serrées.
— Laissez-nous, Lutt chéri. Votre mère a raison. Nous devons discuter de certaines choses.
Lutt regarda tour à tour sa mère, puis Nishi, puis de nouveau sa mère. Il se rappela que Nishi, de son propre aveu, était experte dans l’art d’apprendre ce que les gens désiraient vraiment. Elle devait savoir que Phœnicia voulait débarrasser sa famille de cette intruse venue de Vénus. Mais y avait-il d’autres choses que sa mère désirait encore davantage ? Il serait peut-être intéressant de le découvrir.
— Très bien, dit-il. Je vous laisse régler ça ensemble. Il faut que je voie Samar et que j’inspecte le chantier de mon nouveau vaisseau. À très bientôt, ma chérie, ajouta-t-il en embrassant Nishi sur la joue, amusé de voir briller dans le regard de sa mère une lueur hostile devant cette démonstration d’affection.
Quand la porte se fut refermée derrière Lutt, Nishi déclara avec son sourire le plus angélique, en désignant un fauteuil :
— Asseyez-vous, je vous prie.
Le ton était celui d’une hôtesse mondaine faisant des politesses à son invitée.
— Ce que j’ai à vous dire, je pourrai aussi bien vous le dire debout.
— Comme vous voudrez.
— Combien ?
— Je vous demande pardon ?
— Combien d’argent voulez-vous ? Tout le monde a un prix, comme dit souvent mon mari. Quel est le vôtre ?
— Nous sommes ici pour discuter les termes d’un contrat de mariage, qui doit me protéger lorsque j’épouserai votre fils.
— Plutôt mourir que vous voir épouser Lutt !
— J’espère que les choses n’en arriveront pas là. Lutt en serait chagriné.
— Le chagrin de Lutt vous importe peu !
— Tout ce qui concerne Lutt a beaucoup d’importance pour moi, au contraire ! Je serai pour lui une excellente épouse. Je suis exactement le genre de femme dont il a besoin.
— Vous ?
— Vraiment, madame Hanson, vous ne comprenez pas du tout ma situation.
— Vous sortez d’un… d’un…
Phœnicia ne put se résoudre à prononcer le mot.
— C’est exact, mais je suis virga intacta et je peux prouver ma virginité.
— C’est ce que vous racontez !
— Mais ce n’est pas la seule chose. En tant qu’employée de D’Assas Anon, j’ai eu vent de pas mal d’histoires que vous trouveriez fort intéressantes, j’en suis certaine.
— La seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir combien je devrai payer pour être débarrassée de vous.
— Mais ces histoires concernent Lutt et votre mari. Dans ce genre d’établissement, les filles sont bavardes, comprenez-vous ? Certaines voyagent beaucoup, et transportent leurs histoires dans leurs bagages.
— Mais de quoi êtes-vous donc en train de parler ? demanda Phœnicia, dont le visage avait subitement pâli.
— Je disais simplement que, si jamais il me prenait la fantaisie d’aller trouver l’éditeur d’un de ces livres un peu osés, j’aurais des histoires intéressantes à lui raconter, avec plein de détails aisément vérifiables concernant la vie privée de votre mari et de Lutt.
Phœnicia tâtonna derrière elle à la recherche d’un siège, où elle se laissa choir. Elle releva les yeux vers Nishi comme si elle venait soudain de découvrir un serpent venimeux.
— Ce que vous désirez par-dessus tout, madame, reprit Nishi, c’est conserver votre respectabilité ainsi que l’admiration de vos amis. En tant qu’épouse de Lutt…
— Jamais ! haleta Phœnicia.
— Comme je le disais, madame, je me porterai garante de votre réputation et de votre respectabilité auprès de vos amis. Ils me considéreront comme une héroïne pour avoir su conserver mon honneur dans des conditions aussi difficiles.
— Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous pourriez bien…
— J’irais trouver, par exemple, cette journaliste à scandale, cette Subiyama qui écrit en ce moment tant de choses intéressantes sur l’accident dont votre fils a été victime et sur les récents événements impliquant la Patrouille de Zone et la Légion.
— Subiyama ? Mon mari dit que c’est une sangsue assoiffée de sang !
— Même une sangsue peut avoir son utilité. Et j’ai de si belles histoires à lui raconter. Comment, par exemple, je chantais pour gagner ma vie au lieu d’écarter les jambes.
Phœnicia eut un haut-le-corps.
Nishi s’enfonça dans les coussins du canapé de rotin, ramenant ses yeux au même niveau que ceux de Phœnicia.
— Nous ferons établir par une personne du corps médical que je suis bien virga intacta. Très audacieux de notre part, n’est-ce pas ?
— Vous n’êtes pas sérieuse, j’espère ?
— Tout à fait sérieuse, madame. Ce sera une merveilleuse histoire. Comment j’ai sauvé Lutt en plein champ de bataille au milieu des roquettes qui explosaient de toutes parts, comment je l’ai soigné amoureusement quand il était entre la vie et la mort.
— Vous n’avez pas fait tout cela.
— Je l’ai fait. Les légionnaires peuvent témoigner de mon héroïsme et de ma dévotion. Savez-vous qu’ils m’appellent « la Chanteuse Vierge » ?
— Vraiment ?
— Je raconterai aussi comment Lutt et moi sommes tombés amoureux l’un de l’autre dans le dispensaire.
— Mais ces horribles images du… du…
Phœnicia ne pouvait toujours pas se résoudre à prononcer le mot.
— Songez aux dangers que j’ai dû braver pour révéler la vie affreuse que mènent toutes ces malheureuses. Songez à l’héroïsme supplémentaire que cela me confère. Avoir pu échapper à une telle existence avec mon honneur intact…
— Vous… vous pouvez vraiment le prouver ?
— Vous n’avez qu’à désigner le médecin de votre choix pour m’examiner, madame.
— Je… je préférerais que vous ne m’appeliez pas ainsi.
— Que je ne vous appelle pas comment ?
— Madame.
— Comment voulez-vous que je vous appelle, alors ?
— Mrs. Hanson fera l’affaire pour l’instant.
— Mais moi aussi, je vais être Mrs. Hanson.
Phœnicia la regarda un long moment dans les yeux.
— À condition que votre histoire soit vraie, vous pouvez m’appeler Phœnicia. Mais je vous prie de ne pas le faire en public tant qu’elle n’aura pas été entièrement vérifiée.
— C’est entendu, Phœnicia. Et maintenant, nous pouvons aborder la question du contrat de mariage.
— Mais que pouvez-vous demander de…
— Votre fils a mené jusqu’ici une vie des plus dissolues. Je suis certaine que vous ne l’ignorez pas. Il m’aime, mais quelle garantie puis-je avoir qu’il ne succombera pas de nouveau à ses mauvais penchants lorsque nous serons mariés ?
Phœnicia porta la main à son front, puis la baissa pour dire sur le ton de la confidence :
— Vivre avec un Hanson n’est pas de tout repos.
— Je suis certaine que nous serons d’un grand réconfort l’une pour l’autre, déclara Nishi. Mais il est naturel que je dispose d’une source de revenus indépendante, en accord avec ma nouvelle position sociale.
— C’est ce qu’il s’est passé pour moi, soupira Phœnicia.
— Vraiment ?
— Oui ; mon père avait insisté.
— Aaah ! Que voilà un homme avisé !
— Il avait fait faire, préalablement, une enquête sur L.H., mais il n’a jamais voulu révéler ce qu’il a découvert.
— Il y a des choses qu’il vaut mieux taire.
— Vous avez bien raison, ma chère. Mais vous n’avez pas de père, je crois ?
— Je suis orpheline. Mon père et mes frères sont morts sur Vénus. Ce sont eux qui m’ont fait prêter serment, sur la tombe de ma mère, que je conserverais mon honneur quoi qu’il arrive.
— Pauvre petite chérie. N’oubliez pas de mentionner cela quand vous révélerez la manière dont vous avez sauvé la vie de Lutt.
— Vous pouvez me faire confiance… Phœnicia. Avec vous pour guider mes pas, comment pour-rais-je trébucher ?