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Nous sommes redevables aux Terriens d’avoir inventé le concept de comportement inconscient. Avant la création de Wemply, ce concept ne s’était jamais appliqué aux Drènes. Aujourd’hui, nous sommes obligés d’admettre la possibilité que certaines de nos actions soient orientées vers des fins que nous n’avons pas prévues.

Journal de Habiba

— Mugly vient de m’informer que le nouveau vaisseau d’effacement est achevé et prêt à accomplir sa mission, dit Jongleur.

Il parlait de manière formelle et détachée, en appuyant sur les mots, conscient du fait que Habiba percevait sa détresse.

Un long frisson parcourut Habiba. Elle était à peine visible dans la pénombre grise qui enveloppait la sellette où elle se trouvait, au sommet de son Cône de Contrôle. Naguère, ce moment de la journée, où les ombres commençaient à s’allonger, était son préféré, car elle pouvait se détendre en admirant le paysage de Drénor qui s’étendait au-dessous d’elle. Mais maintenant, tout ce qui se trouvait au-dessous du cône était noyé dans une grisaille diffuse.

— Mugly est toujours volontaire pour partir avec le vaisseau ?

— Il l’est toujours.

— A-t-on reçu des nouvelles de Prosik ?

— Rien de nouveau depuis que sa présence nous a été signalée sur Vénus. Nous pouvons présumer qu’il a péri sur cette affreuse planète.

— Encore un brave qui nous quitte.

— Et tous ces autres braves que la Patrouille de Zone retient prisonniers dans ses geôles, y pensez-vous ? demanda Jongleur. Et nos agents sur la Terre ?

— Que voudriez-vous que j’y fasse ?

— Au moins, nous pourrions prévenir ceux qui sont encore libres qu’ils doivent quitter la planète.

— Les prévenir ? Et de quelle manière ?

— Je suis sûr, Habiba, que vous aviez prévu ce genre de situation.

— J’ai toujours laissé le soin de régler ces détails à mes collaborateurs !

Jongleur crut entendre dans sa voix quelque chose qui ressemblait presque à de l’hystérie. Il recula d’un pas et faillit tomber de la rampe spiralée où il avait l’habitude de se tenir durant les Psycons.

— Habiba… Je ne savais pas que… Je croyais…

— Il faut donc que ce soit moi qui pense à tout ?

— J’aurais besoin d’un peu de temps pour envisager diverses solutions de rechange, murmura Jongleur.

— Du temps ! Du temps ! C’est tout ce que j’entends autour de moi ces jours-ci !

— Je vous en prie, Habiba ! Je vous en supplie… Tout cela me bouleverse profondément. Et maintenant, je songe à ces pauvres prisonniers, à nos agents… Faudra-t-il vraiment les abandonner à leur horrible sort ?

— Aaah ! Pardonnez-moi, mon pauvre Jongleur. Vous avez raison. Nous devons faire quelque chose pour sauver nos sujets qui se trouvent sur la Terre. Ils ne se sont pas portés volontaires pour être sacrifiés. Ils méritent que nous nous occupions d’eux.

— Il y a certainement quelque chose à faire pour leur venir en aide, murmura Jongleur. Et si je demandais des volontaires pour aller les prévenir, et d’autres pour essayer de libérer les captifs ?

— Chaque fois que nous avons fait cela dans le passé, nous avons perdu de nouveaux Drènes, gémit Habiba. Ces Terriens sont des monstres !

— Peut-être avons-nous mal choisi les déguisements de ceux que nous avons déjà envoyés. Peut-être que…

Jongleur sombra soudain dans un profond silence. Seul son cache-oreille remuait tandis qu’il réfléchissait.

— Vous, vous avez une idée, lui dit Habiba.

— C’est que je ne sais pas vraiment si…

— Parlez, Jongleur ! Que vous est-il venu à l’esprit ?

— Eh bien… en compulsant les informations disponibles sur Vénus, je suis tombé sur un rapport concernant cette curieuse organisation militaire connue sous le nom de Légion étrangère.

— Oui, oui, je suis au courant. Ils se livrent à de nombreuses violences.

— Ils sont très redoutés, Habiba.

— Ils sont l’aboutissement naturel des éléments idmagés à l’origine de la Terre, déclara Habiba d’une voix dépourvue de toute passion.

— Même la Patrouille de Zone les craint. Elle répète à ses représentants sur Vénus qu’ils ne doivent en aucun cas s’engager dans un affrontement direct avec eux. Ils n’auraient pas la moindre chance.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— Habiba, ce Lutt Hanson Junior s’est mis la Légion à dos pour avoir enlevé sous leur nez une de leurs femmes. Peut-être pourrions-nous envoyer un commando déguisé en légionnaires pour régler cette question ?

— Pour régler quelle question, Jongleur ? Vous parlez par énigmes !

— La question de cette femme qui a été enlevée, Habiba.

— Mais ce subterfuge ne risque-t-il pas d’être immédiatement découvert ?

— Pas si nous leur donnons le change en leur faisant croire que la Légion a décidé de prendre elle-même cette affaire en main.

— Vous croyez vraiment que cela pourrait marcher ?

— Je pense, Habiba, que nos échecs précédents étaient peut-être dus au trop grand secret dont nous avons entouré chacune de nos opérations. Ils s’attendent à ce que nous nous glissions parmi eux par surprise. Mais si nous y allons ouvertement, déguisés en légionnaires…

— C’est peut-être une idée, Jongleur. Nous allons ajourner l’effacement afin de vous donner le temps de mettre votre plan en action.