61
J’aimerais tant que Wemply le Voyageur soit encore vivant. Je l’enverrais tout seul à la recherche du fond de l’Océan de Toutes Choses.
Soliloque de Habiba
Je ne suis plus la Habiba que j’étais avant. Je ne le serai jamais plus.
La pensée traversa rapidement l’esprit de Habiba, puis disparut.
Elle contempla, de l’intérieur de son dôme, les ombres grises du matin sur sa Drénor bien-aimée. Sa vision amplifiée lui révéla un groupe de ses Contribuables les plus respectés qui approchaient en titubant sur un chemin voisin de l’horizon, dans un état avancé visiblement en rapport avec le bazel. Elle n’avait pas le cœur de les réprimander ni de leur interdire la drogue. On la faisait pousser ouvertement, ces temps-ci, dans plus d’un jardin privé.
Jongleur venait de se retirer après lui avoir fait son rapport sur la captivité de Deni-Ra.
— D’après Mugly, Deni-Ra pourrait être une Latente, avait-il expliqué.
Les Latents, capables d’idmager les choses les plus imprévisibles, posaient périodiquement un problème dans la société drène. Jusqu’ici, cependant, les Redresseurs avaient toujours constitué pour eux une thérapie satisfaisante.
Il ne semblait pas possible, dans les circonstances présentes, de faire parvenir un Redresseur à Deni-Ra.
Ces derniers temps, Habiba s’était fréquemment demandé si Wemply n’avait pas été lui aussi un Latent. Cela aurait expliqué bien des choses. Mais ses soupçons lui étaient venus un peu trop tard.
— Nous ne gaspillerons plus aucune vie drène pour cette planète maudite ! avait décidé Habiba.
— Cela veut-il dire que vous n’enverrez pas là-bas le vaisseau d’effacement ? avait demandé Jongleur d’une voix tremblante.
— C’est à moi seule de décider de ce que cela veut dire !
Jongleur, battant en retraite sous l’assaut de la vague odorante de la colère de Habiba, s’était enfui dans le matin sans attendre qu’elle lui donne congé.
— Envoyez-moi Mugly ! avait-elle crié dans son dos.
Mugly se présenta peu de temps après, mais demeura à la base de la rampe spiralée. Croyait-il donc que la distance le protégeait de son regard scrutateur ?
— Si je convoquais un Psycon sur-le-champ, qu’apprendrais-je sur vous ? demanda-t-elle.
Mugly, sachant qu’il n’aurait pas le temps d’idmager une barrière mentale, regarda, tremblant et affolé, autour de lui. Il n’y avait pas d’autres membres de l’Élite que lui sous la coupole. Il n’avait jamais entendu parler d’un Psycon avec un seul membre. Était-ce possible ?
— Je sais bien ce que j’apprendrais, dit Habiba.
Ma barrière mentale a-t-elle mal fonctionné la dernière fois ?
— Je n’ai jamais eu réellement besoin d’un Psycon pour lire ce qu’il y avait dans le cœur de mes Contribuables, reprit Habiba. Vous conspirez contre moi, Mugly !
— Vénérée Habiba ! Je n’ai jamais agi que pour le bien de Drénor !
— Inutile de me donner de votre Vénérée Habiba ! Vous êtes le plus présomptueux de tous les Drènes que j’aie jamais connus ! Vous aviez prévu dès le début de commander en personne ce foutu vaisseau d’effacement !
Mugly se redressa dignement de toute la hauteur de ses quatre jambes.
— Je suis prêt à me sacrifier pour le bien de mon peuple.
— Ce n’est pas votre peuple. Et que savez-vous du bien des Drènes ? Vous nous avez tous contaminés par une maladie à laquelle il n’existe peut-être pas de remède.
— Habiba !
— Effacez la Terre et les conséquences seront catastrophiques ! s’écria-t-elle. Cette planète maudite et ses formes de vies sont étroitement entretissées dans la toile même de notre folklore et de nos légendes. Avant que je ne la mette en quarantaine, la Terre était le lieu le plus fréquenté par nos Diseurs d’histoires !
— Raison de plus pour l’éliminer, Habiba.
— Vous ne m’écoutez même pas ! Sans la Terre, toutes les capacités des Drènes seront compromises. Les Diseurs d’histoires redouteront les conséquences de chaque idmagie. « Suis-je en train de créer une autre Terre ? » demanderont-ils. Et tout notre univers explosera dans un sursaut de frustration idmagique !
— Mais nous savons quel est le défaut qui a condamné la Terre. C’est le Libre Arbitre et son évolution vers…
— L’orgueil et la présomption, le voilà, le défaut ! La même présomption qui vous anime, Mugly, avait déjà poussé Wemply à se lancer dans cette création insensée.
— Je suis sûr, Habiba, que la situation n’est pas aussi grave que vous la…
— Voilà que votre suffisance vous pousse maintenant à mettre ma propre parole en doute ! tonna Habiba. Mais pour cela je connais le remède. Nous allons tenir un Psycon sur-le-champ. Vous allez être mis en accusation. Vous êtes la honte de la Drénité tout entière ! Votre turpitude sera rendue publique !
L’appendice cornu de Mugly se mit à trembler. Brusquement, il se mit en mouvement et commença à grimper la rampe spiralée.
Habiba le regardait monter avec étonnement. Elle ne lui avait pas demandé d’approcher. Que faisait-il donc ?
Deux ou trois pas au-dessous d’elle, Mugly s’immobilisa. L’odeur de sa fureur ne pouvait être confondue avec nulle autre. Elle vit ses yeux pivoter en dedans pour idmager. Un morceau de la rampe disparut pour lui fournir un matériau idmagique et une longue perche apparut dans sa main. Quand ses yeux reprirent leur position normale, il recula le bras pour lui lancer la perche.
Une lance !
Elle l’avait reconnue d’après les histoires de violence terrienne. L’odeur du poison dont la lame était enduite la glaça. Mugly avait des intentions meurtrières !
Elle se jeta de côté au moment où la lance lui perçait le bras gauche. Sa réaction fut un mélange de douleur et de consternation.
Il me faut une arme défensive !
Du fin fond de son instinct de survie, faisant preuve d’un talent idmagique hors pair, Habiba referma sa plaie et fit surgir une arme. Une mitraillette Thompson se matérialisa dans ses mains tandis que Mugly reculait pour lui donner un second coup. Sans que sa volonté consciente y fût pour rien, Habiba pressa frénétiquement la détente. Un bruit atroce lui assourdit les oreilles tandis que les balles traçaient une ligne de petits trous jaunes sur la poitrine de Mugly. Les impacts lui firent perdre l’équilibre et il tomba en arrière par-dessus le morceau de rampe pour s’écraser tout en bas avec un bruit mou.
Étonnamment froide et détachée de tout cela, Habiba se pencha pour le regarder. Était-il encore conscient ? Aurait-il la force d’idmager les réparations que son corps endommagé demandait ? Non ; sa chute l’avait rendu inconscient. Elle vit le sang jaune se répandre sur le sol. Il demeurait immobile tandis que la vie le quittait peu à peu.
Habiba sentit le moment précis de sa mort et un silence pesant l’envahit, drainant tous ses sentiments maternels. Sa peau se tendit sur son front, effaçant les rides des Diseurs d’histoires.
Elle regarda la mitraillette qui était toujours dans ses mains et en idmagea aussitôt la grigne avec un frisson de répulsion.
Qu’ai-je fait ?
Elle s’efforça de rationaliser les horribles événements qui venaient de se produire.
Mugly m’aurait tuée. Je me suis défendue pour le bien de tous les Drènes.
Cet argument ressemblait de manière suspecte à celui que Mugly avait utilisé pour se justifier.
Est-ce moi la plus présomptueuse de tous les Drènes ?
C’était une pensée bouleversante. Se pouvait-il que Mugly eût raison à propos de la Terre ? Non ! Les arguments qu’elle lui avait opposés sur les conséquences remontaient d’un endroit beaucoup plus profond dans sa conscience. Quelque part en elle gisait la certitude que ce serait la fin pour Drénor s’ils effaçaient la Terre.
Supprimer toute cette vie de manière préméditée ? Je ne pourrai jamais me résoudre à l’ordonner.
Mais j’ai tué Mugly.
Lentement, elle descendit la rampe et demeura un long moment immobile devant le corps de Mugly. Il avait un aspect pitoyable. Une onde angoissée la parcourut. Elle souleva le corps dans ses bras, en prenant le temps d’idmager la grigne de toutes les traces de la tragédie qui maculaient le sol. De nouveau, le silence pesant de tout à l’heure se referma sur elle. C’était quelque chose d’étrangement lointain et familier, qui la faisait trembler de tout son corps.
Il ne faut pas que mes Contribuables apprennent ce que je viens de faire.
Portant Mugly, elle descendit encore, par un couloir privé, jusqu’à la construction en pisé rouge qui avait été sa première maison sur Drénor. Là, elle idmagea un grand trou dans le sol et y déposa Mugly. Quand elle eut tout remis en place, elle s’accroupit pour considérer son problème.
Je ne suis qu’une personne individuelle. Je ne peux pas toute seule maintenir toute la création en place.
Mais quelle est la différence entre tuer Mugly pour me défendre et effacer la Terre pour défendre Drénor ?
Les conséquences.
Les conséquences de toute action défensive devaient être soigneusement pesées. Mugly avait disparu et son absence allait certainement l’entraîner à élaborer tout un tissu d’explications mensongères.
Mais ne suis-je pas la Diseuse d’histoires suprême ?
Cette pensée faisait vibrer, tout au fond d’elle, une étrange corde de son souvenir. Elle ne pouvait pas le définir tout à fait. Mais quelqu’un, un jour, l’avait appelée ainsi :
« Vous êtes la Diseuse d’histoires suprême. La tâche vous appartient. »
Elle pouvait presque entendre la voix. Mais c’était quelqu’un qu’elle était incapable d’identifier. Quelqu’un qui n’existait plus depuis longtemps.
Comment pouvait-il y avoir une personne pareille ? Ne connaissait-elle pas tous les Drènes qui existaient ?
Accroupie là, tremblante de toutes les choses qu’elle dissimulait en elle, elle ne s’aperçut pas, l’espace de plusieurs battements de cœur, que Jongleur était revenu et qu’il se trouvait dans l’encadrement de la porte qui livrait passage dans le couloir du bas.
— Habiba ? demanda-t-il d’une voix hésitante. Quel était ce grand bruit ? Nous sommes plusieurs à l’avoir entendu et…
— Je n’ai pas requis votre présence, dit-elle.
— C’est pour l’amour de vous que je suis là, Habiba. Que se passe-t-il ?
Ainsi commence le mensonge, se dit Habiba. Puis, à haute voix :
— J’ai dû envoyer Mugly en mission. Une mission difficile.
— Mugly ? Je ne l’ai pas vu sortir. Mais quelle mission, Habiba ? Pas le vaisseau d’effacement, j’espère !
— Une mission encore plus difficile que ça, dit-elle.