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Et qui est chargé d’espionner les espions ?

Mot de passe dans les Services de Sécurité Hanson

Lutt Hanson Senior éprouvait des sentiments divers tandis qu’il observait de sa fenêtre, du haut de sa tour secrète, le quai de débarquement de la grotte M.X. où ses deux fils venaient d’apparaître.

Mes fils… mes ennemis.

Pas un seul des mots que Lutt Junior et Morey avaient échangés en traversant le labyrinthe de tunnels pour arriver jusqu’ici ne lui avait échappé.

Comment rattraper les erreurs de toute une vie ?

Il se sentait à la fois coupable et heureux d’avoir pris les précautions qui lui permettaient d’espionner ses deux fils. Précautions ? Avait-il eu, d’une manière ou d’une autre, l’intuition de ce que deviendrait un jour Morey ? Ou Lutt Junior ?

Quelque chose, en tout cas, lui avait inspiré de programmer un robochirurgien pour implanter une minuscule micropastille émettrice dans la nuque du nouveau-né Morey, vingt-neuf ans auparavant, exactement comme il l’avait fait, quelques années plus tôt, pour Lutt Junior. Ces dispositifs d’écoute étaient ses propres inventions et leur fabrication avait été entièrement automatisée, comme pour tout ce qui touchait aux questions de sécurité de l’Entreprise Hanson. Personne n’était au courant de leur existence. Seulement, la pastille de Lutt Junior avait cessé d’émettre.

Elles étaient censées durer toute une vie, mais… quelque chose n’a pas marché. Qu’est-il arrivé à mon fils aîné ?

La pastille de Lutt était muette depuis l’accident du Vortraveler et il ne pouvait plus, désormais, entendre ce que disait son fils que quand il se trouvait en compagnie de son frère Morey.

Il lui est arrivé quelque chose quand il était dans l’espace !

Les indices à sa disposition demeuraient bien minces. Quelques allusions bizarres à la présence d’un extraterrestre dans son corps. Et certaines paroles qui laissaient entrevoir des possibilités fascinantes dans le domaine de la communication… s’il s’avérait qu’il y avait quelque chose dans cette idée d’Agence de Presse des Spirales.

Ployant sous le poids des années, L.H. se déplaça, aidé par ses béquilles automatiques, le long du mur-fenêtre à vision unidirectionnelle, son attention concentrée sur le poste de sécurité, tout en bas, par lequel passait obligatoirement tout nouvel arrivant. Comme les autres, ses deux fils devaient être fouillés et examinés par des gardes humains et des automates avant de pénétrer dans un nouveau labyrinthe qui les conduirait au sommet de la tour où il se trouvait.

Il ne lui était pas facile de marcher et de regarder en même temps, vers le bas, le poste et la plateforme de débarquement. Des verres moteurs grossissants, autre invention complexe de sa part, étaient directement en contact avec sa cornée et faisaient saillie à l’emplacement de ses yeux défectueux comme les antennes d’un insecte mécanique. Quand il les portait, il ne pouvait ni remuer ni cligner les yeux. Le dispositif assurait la lubrification de la surface de l’œil et contrôlait sa durée d’utilisation. Il devenait opaque et le forçait à retirer les verres au-delà d’un certain seuil de fatigue. Il était aussi obligé de tourner la tête chaque fois qu’il modifiait sa ligne de vision.

Aidé de ses béquilles automatiques, Hanson Senior continuait à faire les cent pas, à la fois impatient de recevoir ses deux fils et pourtant redoutant leur venue.

Les jeunes Hanson franchirent le poste de sécurité et disparurent à sa vue dans les étages inférieurs de la tour mobile.

Hanson Senior effleura un bouton sur l’une de ses béquilles et la tour se mit aussitôt en mouvement pour gagner les profondeurs labyrinthiennes de l’ancienne caverne à missiles M.X. Tournant la tête, il adapta sa vision à un hologramme multicolore projeté à partir du mur opposé. Il s’agissait d’un organigramme en trois dimensions décrivant les différentes branches de l’Entreprise Hanson et des sociétés qu’elle contrôlait entièrement.

Le plus grand foutu conglomérat de tout le système solaire !

Des actifs supérieurs à ceux de la plupart des nations ; une pieuvre dont les tentacules monopolistiques se glissaient, pour dominer le marché, dans des endroits où peu de gens auraient songé à soupçonner leur présence.

Et qui va hériter de tout cela à ma mort ?

Il fut secoué, à ce moment-là, par une quinte de toux qui lui abaissa encore le moral. Ces temps derniers, il se sentait nettement plus mal dans sa peau et n’hésitait pas à reconnaître son désir anxieux d’aller mieux ou d’être débarrassé de la vie.

Mais comment faire la passation des pouvoirs ?

Il se sentait singulièrement infortuné. Ses deux fils étaient d’indignes voleurs, qui s’opposaient à leur père selon des voies détournées.

À quel moment ai-je commis une erreur ?

Il savait qu’il était, en partie au moins, à blâmer pour la nature aberrante de ses fils, soit à cause de la transmission génétique, soit à cause de l’éducation qu’il leur avait donnée. Mais le cours de leur existence semblait à présent inaltérable et il trouvait cela particulièrement ironique. Depuis longtemps, il était habitué à refaçonner selon ses désirs personnels l’univers qui l’entourait. Il modelait la matière, animée ou inanimée, comme il en avait envie.

Et voilà que je suis incapable de changer mes fils.

Les dispositifs de sécurité du corridor extérieur lui annoncèrent l’arrivée imminente de Lutt Junior et de Morey.

Il est temps d’essayer une dernière fois de corriger mes erreurs passées. Et cette fois-ci, je saurai me montrer encore plus tordu qu’eux !