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Les effluves de ce chaudron ne sont-ils pas ce que tu as respiré de plus captivant ? Vois comme ils volent tous à la poursuite de L.H., de son argent et de son pouvoir !

Réflexion du Raj Dud à Osceola

Assis sur les marches du bureau de son père, Lutt relisait le document d’une page qu’il avait trouvé sous la petite coupole transparente du Centre d’Écoute.

La lumière vive du silo MX pénétrait à flots par la fenêtre qui se trouvait derrière lui. Il faisait nuit à la surface, mais L.H. avait toujours voulu que son complexe soit illuminé en permanence.

« Dernières volontés. » C’étaient les mots qui figuraient au sommet de la page, dans l’écriture fine et serrée de son père. Mais Lutt doutait que quelqu’un pût savoir un jour quelles étaient réellement ses ultimes préférences. Il avait fait en sorte de maintenir l’incertitude en écrivant cette page.

Lutt était encore sous le coup de l’afflux d’adrénaline causé par le parcours piégé qu’il avait dû affronter pour pénétrer dans le Saint des Saints. Mais les commandes de la canne qu’il avait trouvée appuyée contre le mur derrière la porte du bureau avaient fonctionné sans exploser, grâce à l’expérience accumulée par Lutt en observant la manière dont son père s’y prenait. Toutes les portes s’étaient ouvertes, l’escalier mécanique l’avait transporté sans incident et la coupole s’était ouverte, après l’avoir dûment identifié, pour lui livrer cette unique page manuscrite.

« Tu sais que tu as toujours été mon préféré, Lutt, et que ton frère est un personnage retors et dangereux qui ne reculerait devant aucun crime pour parvenir à ses fins. Cependant, c’est exactement de cela que l’Entreprise Hanson a besoin pour survivre. Ton problème est que tu t’es toujours rebellé contre mon autorité alors que je sais très bien ce qui est bon pour toi. »

Il trouve Morey plus retors que vous ? s’étonna Ryll. Vous lui avez bien caché votre jeu !

Ignorant l’interruption, Lutt poursuivit sa lecture :

« J’ai discuté de tout cela avec ta mère. Elle soutiendra les efforts de Morey pour prendre le contrôle de la Compagnie. Et il y réussira peut-être.

Tu ne l’emporteras que si tu le bats à son propre jeu. Ce qui ferait de toi le meilleur P.-D.G. que l’entreprise ait jamais eu à sa tête. Si tu échoues, par contre, Morey fera très bien l’affaire et transmettra le patrimoine à la génération suivante. Peut-être puis-je compter sur toi pour nous fournir un digne héritier.

J’ignore ce qui s’est passé au moment de ton accident, mais cela t’a rendu indétectable par le Centre d’Écoute. Oui, c’est vrai, je n’ai pas cessé de vous espionner, toi et Morey. Puisque tu es en train de lire ceci, cela signifie que tu es arrivé le premier au Centre. Morey avait pour instructions de détruire cette note par un moyen que je lui expliquais en détail. Je ne t’accorde pas le même privilège. Mais le Centre d’Écoute t’appartient à présent, et il n’appartient qu’à toi. C’est un gros avantage. »

Que veut-il dire par là ? se demanda Lutt. Dans l’autre papier, il écrivait que tout était maintenant à moi.

Ne sachant plus que penser, il poursuivit sa lecture.

« Ta mère aura lecture de mon testament dès après ma mort. Tu ne pourras rien faire pour le casser, inutile de perdre ton temps. Je te donne un conseil : sois inflexible et ne fais pas confiance aux femmes. »

Lutt plia la feuille de papier et la mit dans sa poche de poitrine à côté des autres « dernières volontés » de son père.

Qu’avait donc voulu dire L.H. en écrivant que tout était à lui dans cette autre note trouvée près de son corps ? Ces quelques mots griffonnés dans ses derniers instants changeaient-ils quelque chose à son estimation selon laquelle le testament ne pouvait être cassé ? La proximité de la mort exerçait parfois, disait-on, d’étranges effets sur la pensée humaine.

Qu’est-ce qui l’a amené à penser que vous auriez envie de faire casser son testament ? demanda Ryll.

J’ai bien peur que nous ne le découvrions que trop rapidement. Et sa dernière note n’était même pas signée, bordel !

Lutt se tourna vers le couloir qui menait au Centre d’Écoute. Il s’ouvrait devant lui, libre de tout obstacle apparent.

Je commence à connaître quelques petites choses sur ses foutus pièges !

Une fois de plus, Lutt affronta le parcours solitaire qui menait au Saint des Saints de son père. Quand il en ressortit, cette fois-ci, il avait un sourire au coin des lèvres. Morey pouvait toujours essayer d’entrer !

Il verrouilla les portes qui commandaient l’accès à l’escalier mécanique et se tourna pour jeter un regard d’ensemble au bureau.

Morey était là ! Il se tenait sur le seuil, visiblement paralysé par la peur.

— Tu ferais bien de ne pas t’avancer davantage ! lui cria Lutt. J’ai trouvé le code pour passer, mais je l’ai entièrement modifié et j’ai même ajouté quelques touches à ma manière. Tu ne survivrais pas trois pas.

— C’est mon bureau, maintenant ! fulmina Morey. Mère m’a dit quelles étaient les volontés de Père. Elle sait exactement ce qu’il y a dans son testament.

— Ce bureau appartient à celui qui est capable d’y entrer et d’y rester ! cria Lutt. Approche, si tu penses que tu en es capable !

— Mais Père m’a laissé un message dans le Centre d’Écoute !

— Tu n’as qu’à venir le chercher !

— Mère et moi, nous ne te fournirons plus un sou pour tes travaux ridicules !

— Le Centre d’Écoute subviendra à mes besoins.

Mais tout en disant cela, Lutt éprouvait un serrement de cœur. Morey n’aurait pas proféré une telle menace s’il ne s’était pas senti sûr de pouvoir la mettre à exécution.

— Et tu n’épouseras pas non plus cette putain de la Légion ! ajouta Morey. Mère a d’autres projets pour toi.

— Et Mère a toujours le pouvoir d’obtenir tout ce qu’elle veut ?

— C’est ce qui est écrit dans le testament.

— Je détiens encore suffisamment de renseignements compromettants sur toi pour t’envoyer en prison ! cria Lutt.

— Mère dit qu’elle te coupera les vivres si tu t’opposes à nous !

— Dans ce cas, il vaut peut-être mieux rechercher un compromis.

— Jamais ! Tu es fini, Lutt ! Mère et moi prenons tout en main.

— Tu ferais bien de disparaître avant que je ne me mette vraiment en colère, Morey ! Je sais que tu as comploté pour me faire assassiner sur Vénus. Si j’avais besoin d’un prétexte pour me débarrasser de toi, cette seule raison suffirait amplement.

— Lutt, je m’installerai dans ce bureau, même s’il faut que je demande aux gardes Hanson de le rendre sûr pour moi.

— Tu survivrais peut-être trois pas, mais nos gardes n’en feraient pas plus que deux et ils le savent. Essaye toujours !

Il activa une commande, sur le pommeau de la canne qu’il tenait toujours à la main, et la porte du bureau, devant Morey, commença à se refermer lentement en le poussant à l’extérieur.

— C’est toi qui es fini, Morey ! cria Lutt.

Avant que la porte ne soit refermée complètement, Morey eut le temps de glapir :

— Tu me payeras ça, Lutt ! J’aurai ta peau, tu verras !

Sans lâcher la canne de son père, Lutt se dirigea, en contournant les marches, vers la fenêtre qui dominait l’ancien silo à missiles avec son activité incessante : départs et arrivées de rames, cargaisons en voie de chargement ou de déchargement, allées et venues de toutes sortes de gens affairés. Tournant le dos à la fenêtre, il s’avança vers la console informatique et les tableaux indiquant les activités de la Compagnie à travers tout le système solaire. C’était le véritable centre de commandement de L.H.

Oserai-je m’en servir ? Ai-je une chance de survivre si je touche aux ordinateurs de Père ? Ils sont sûrement piégés. Il y a peut-être un indice dans le Centre d’Écoute, mais l’accès en est sûrement piégé aussi.

Tandis qu’il hésitait, une lumière orange se mit à clignoter à la base d’un petit écran dans le coin inférieur droit du grand tableau. Un visage et un uniforme familiers apparurent sur l’écran.

Le major Capitaine de la Patrouille de Zone !

Sans réfléchir davantage, Lutt enfonça le bouton audio puis poussa un profond soupir à l’idée de sa propre audace. Rien n’avait explosé.

La voix du major Capitaine était à présent audible et elle le voyait, de toute évidence par l’intermédiaire d’un objectif qui devait se trouver quelque part dans ce bureau.

— C’est vous, Hanson ! Où êtes-vous ?

— Ça ne vous regarde pas. Que me voulez-vous ?

— C’est votre père que j’appelle.

— Mon père est mort et c’est moi qui prends la relève.

— Merde ! Ils ont réussi à l’avoir aussi ?

— Ils ? De quoi parlez-vous donc ?

— Où êtes-vous en ce moment, Hanson ?

— Ne vous occupez pas de ça. Dites-moi ce qui se passe. Pourquoi vouliez-vous parler à mon père ?

— Vous n’êtes pas au courant ?

— Si je l’étais, je ne vous poserais pas la question !

— Un commando a attaqué votre propriété familiale. Nous croyons savoir qu’il s’agirait de la Légion étrangère. Ils ont abattu une vingtaine de vos gardes et donné l’assaut à votre maison. De quoi est mort votre père ?

— Pourquoi ne le demandez-vous pas à ses médecins ? Qu’est-ce que ça veut dire, au juste, un commando a donné l’assaut à ma maison ?

— Ils ont fait sauter la porte et enlevé quelqu’un qui se trouvait à l’intérieur.

Nishi !

— Qui ont-ils enlevé ? demanda-t-il tout haut.

— Nous ne le savons pas encore, mais nous avons envoyé une brigade sur place pour enquêter.

— S’il s’agit réellement de la Légion, c’est tout un bataillon qu’il vous faudrait.

— La plaisanterie est très drôle, Hanson. Avez-vous fait quelque chose pour vous mettre la Légion à dos ? Avaient-ils une raison d’enlever quelqu’un qui se trouvait sous votre toit ?

— Ils ont peut-être kidnappé ma fiancée.

— Cette fille que vous avez ramenée de Vénus ?

Comme Lutt ne répondait pas, elle demanda :

— Et tant que j’y pense, comment avez-vous fait pour regagner la Terre ? Vous ne figurez sur le manifeste d’aucune compagnie de transport.

— Nous avons préféré rentrer à pied… Quels sont les autres dégâts dans la propriété ?

— Il y a un gros trou dans la clôture et il vous faudra remplacer quelques portes chez vous. Vous pourriez aussi songer à recruter de meilleurs gardes. À présent, répondez à la question que je vous ai posée tout à l’heure. Comment avez-vous fait pour rentrer ? Ne me forcez pas à vous traîner ici pour un nouvel interrogatoire.

— Osceola m’a fait passer à travers son miroir magique.

— Je saurai la vérité, Hanson. Tôt ou tard, je finirai par la savoir. Ne me forcez pas à employer des moyens désagréables pour vous faire parler.

— Je sais pourtant que vous en raffolez, dit-il avant de couper la communication.

Que vais-je faire, maintenant ? S’ils ont enlevé Nishi… Mais c’est bien fait pour elle, elle n’avait qu’à ne pas me repousser ! Cependant, si elle s’est fait enlever…

Il ressentit une immense impression de vide et de perte.

Qu’elle aille au diable ! Qu’est-ce que je peux faire maintenant, Ryll ?

Vous me demandez mon avis ?

Je demanderais conseil au Diable en personne si je croyais qu’il pouvait m’aider.

Mes conclusions sont qu’il s’agit de la Légion et qu’ils ont enlevé Nishi.

Mais pour quelle raison ?

Vous le savez déjà. Vous ne voulez simplement pas regarder la vérité en face. La Légion n’abandonne jamais les siens.

Cette connerie !

Mais aussi, grâce à Nishi, la Légion doit désirer ardemment mettre la main sur votre rudimentaire système de communication par Spirales.

Vous croyez qu’elle les a réellement convaincus ?

Ils pensent peut-être qu’un moyen secret de communication présentant une sécurité absolue leur donnerait un avantage décisif sur les Chinois.

C’était bien là-dessus qu’elle comptait insister. Alors, qu’est-ce que je fais ?

S’il faut prendre au sérieux les menaces de votre frère, vous n’êtes pas en position de faire quoi que ce soit.

Je vais leur proposer de négocier. Samar peut abandonner provisoirement le travail sur le nouveau Vortraveler et nous améliorerons la fabrication de ces…

Ne feriez-vous pas mieux d’abord de prendre connaissance du testament laissé par votre père ?

Mais Nishi…

La Légion ne lui fera aucun mal. Et n’oubliez pas qu’elle refusera de satisfaire vos instincts libidineux tant que vous ne l’aurez pas épousée.

La salope ! C’est vrai, vous avez raison en ce qui concerne le testament. Il faut que je sache ce que le vieux avait en tête. Chaque chose en son temps, après tout.