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Tous les volontaires pour cette mission à Seattle bénéficieront de la double solde et du double temps pris en compte pour l’avancement. Je vous rappelle que vous faites cela pour l’honneur de la Légion et pour protéger l’un des vôtres. Mais il est également vital que nous entrions en possession de ce nouvel appareil dont Mlle D’Amato nous a fait la démonstration.

Général Cloude Speely De Cazeville
Note de Service N° 50112

Tard dans l’après-midi, après avoir exploré une partie seulement de la maison de Lutt, Nishi demeura assise à la table de la salle à manger, dans un état de semi-hébétude, devant une tasse de thé fournie par la cuisine automatique.

Il lui était difficile d’accepter la réalité de tout le faste qui l’entourait. Elle se sentait presque coupable. La table était d’un bois noir exotique, le fauteuil était moelleux jusqu’aux accoudoirs, le kimono bleu nuit qu’elle portait avait une douceur soyeuse contre sa peau.

Elle s’était plongée dans une baignoire hyper-massante, douchée au « sensortal » qui avait aspergé son corps de jets odoriférants. Puis elle s’était poudrée de talcs suaves, parfumée d’essences florales et revêtue du kimono que quelqu’un avait discrètement déposé sur son lit.

À aucun moment elle n’avait vu la femme de chambre arriver ni repartir. Peut-être s’agissait-il seulement de l’un des petits robots programmés par la gouvernante.

Elle acheva de boire son thé, savourant le goût douceâtre du jasmin, et retourna dans la cuisine automatisée. Les parois et les armoires de rangement vitrées laissaient voir des rangées d’ustensiles et de conserves, des lumières clignotantes et les tapis roulants des serveurs automatiques. Partout il y avait des plaques d’identification et des étiquettes.

Au-dessus d’un gros bouton rouge, une plaque annonçait :

« Interrupteur central cuisine personnalisée »

Elle appuya sur le bouton et une voix métallique descendant du plafond demanda :

— Désirez-vous seulement sélectionner les épices ou s’agit-il d’une préparation entièrement nouvelle ?

— Les épices, répondit Nishi.

Deux casiers au panneau vitré, sur sa gauche, s’illuminèrent d’un éclat jaune. Nishi se pencha pour lire les étiquettes. « Cannelle… Cayenne… Coriandre… Cumin… Curry… Dobinoï… » Elle regarda un peu plus loin. « Marjolaine… Muscade-Paprika… » Tous par ordre alphabétique. Abruptement, elle retourna au début du premier casier. « Basilic » !

C’était l’épice que Ryll redoutait tant. Elle sortit le pot du casier, dévissa le couvercle et renifla. Un parfum âcre et familier monta à ses narines. Elle se souvenait que son père raffolait du basilic dans un plat qu’il avait l’habitude de commander au restaurant. « Bouffe de métèque », disait-il. Et sa mère, d’origine japonaise, avait failli lui renverser le plat sur la tête.

Une larme furtive glissa sur la joue de Nishi. Elle déglutit malgré la boule qu’elle avait à la gorge, alla vider le pot de basilic dans l’évier, fit couler un peu d’eau puis jeta le pot vide aux ordures. Levant la tête vers le vocodeur du plafond, elle déclara :

— Le basilic ne doit plus jamais être utilisé dans cette maison.

— Veuillez donner un nom de code à cet ordre, je vous prie.

— Par ordre de la châtelaine de ces lieux.

— Ordre enregistré.

Elle poussa de nouveau le gros bouton rouge et les casiers s’éteignirent.

Tandis qu’elle demeurait immobile, en train de se demander si ces mesures seraient suffisantes pour assurer la protection de Ryll, le timbre de la porte d’entrée se fit entendre et un écran mural, sur sa droite, s’illumina, montrant un homme de haute taille qui attendait sur le seuil.

— Lutt, tu es là, Lutt ? demanda-t-il.

— Qui est-ce ? interrogea Nishi.

— Vous devez être nouvelle dans la maison. Je suis Morey, le frère de Lutt.

— Il n’est pas ici.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis la fiancée de Lutt. Nous allons bientôt nous marier.

— La pute de Vénus ? Il vous a promis le mariage ? Félicitations, ma poulette. Il leur dit ça à toutes.

Il sortit une enveloppe de sa poche et la glissa dans une fente à côté de la porte.

— Dites-lui que j’ai apporté ce qu’il m’a demandé, reprit-il. Et si vous n’êtes pas trop occupée en ce moment, pourquoi ne pas m’inviter pour une petite partie de plaisir ?

— Je lui transmettrai votre message, lui répondit Nishi. Et vous pourriez dire à votre mère de quel nom vous m’avez appelée.

— C’est elle qui m’a parlé de vous, ma poulette.

— Votre mère et moi avons conclu un accord, Morey. Après lui avoir parlé, j’espère que vous reviendrez me présenter vos excuses.

Le front de Morey se plissa d’une soudaine inquiétude.

— Un accord ? Elle ne m’a parlé de rien.

— Peut-être que vos dernières informations sont un peu périmées, Morey. Inutile de revenir si ce n’est pour vous excuser.

Elle quitta la cuisine et tomba sur la gouvernante, qui traînait dans le couloir menant à l’office. C’était une femme aux cheveux gris, aux traits vaguement orientaux, avec un regard qui avait l’air d’en savoir long.

— Comment vous appelez-vous ? lui demanda Nishi.

— Mrs. Ebey.

— Vous arrive-t-il souvent d’écouter aux portes dans cette maison, Mrs. Ebey ?

Un sourire agita nerveusement les commissures des lèvres de la gouvernante.

— C’est le seul moyen de survivre ici.

— Vous avez donc entendu ma conversation avec le frère de Lutt ?

— Celui-là ? Un vaurien ! Monsieur Lutt ne le laisse jamais entrer dans la maison.

— Et qu’avez-vous pensé de mon entretien avec sa mère ?

— Méfiez-vous d’elle. Elle est plus sournoise qu’elle n’en a l’air.

— Vous rangeriez-vous de mon côté, Mrs. Ebey ?

— Provisoirement. J’ai l’impression que vous êtes championne au corps à corps. C’est vrai que vous êtes vierge ?

— C’est la vérité.

— Vous êtes sans doute la première à avoir franchi le seuil de cette maison.

— Y a-t-il un moyen de verrouiller la porte de ma chambre pour que Lutt ne puisse pas entrer ?

— Je vais m’en occuper. Vous préférez une serrure palmaire, une empreinte rétinienne ou une clé à cinq fentes ?

— Que me conseillez-vous ?

— La clé. S’il n’y en a qu’une, il ne peut pas la reproduire et la serrure est incrochetable. Il peut enfoncer la porte, naturellement, mais ça lui prendra des heures. C’est du solide, cette maison.

— Merci beaucoup, Mrs. Ebey. Je n’oublierai pas votre aide.

— J’y compte bien. Et il y a autre chose qu’il faut que vous sachiez. Monsieur Lutt rentrera peut-être un peu tard ce soir. On donne une réception chez ses parents. Il se fera détourner au portail.

— Détourner ?

— Ils l’escorteront jusqu’à la réception.

— Qu’a-t-elle de si important ?

— La vieille a imaginé d’exhiber à son intention une autre fille à marier. Elle espère encore vous battre au poteau. C’est vrai que vous connaissez des tas d’histoires de putes sur le vieux L.H. et sur Lutt ?

— Plus qu’il n’en faut.

— Super ! Tout le monde les connaît, bien sûr, mais fournir des preuves, ça c’est autre chose.

— J’ai toutes les preuves.

— Bonne chance, ma petite. J’espère que vous allez leur en faire baver. Vous n’avez besoin de rien d’autre ?

— Pas pour l’instant.

Mrs. Ebey tourna les talons et disparut au détour du couloir. Longtemps, le bruit de ses pas demeura audible, puis il s’éteignit en même temps qu’une porte se refermait.

Nishi contemplait le couloir désert en méditant sur sa nouvelle situation. En un sens, certains éléments n’étaient pas tellement différents de ce qu’elle avait connu sur Vénus. Il fallait demeurer constamment sur ses gardes, percer les motivations cachées de chacun, savoir interpréter les moindres inflexions de voix, éviter les endroits où l’on pouvait vous tendre une embuscade. Vénus était un excellent terrain d’entraînement pour quelqu’un qui cherchait à survivre au sein de la famille Hanson.