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Les essais du Vortraveler II ont dépassé tous les espoirs. Autour de Vénus en orbite en dix-huit secondes. Autour de Mars en vingt-sept secondes et retour en vingt-deux secondes. Temps total écoulé : une minute sept secondes.

Rapport de Samar Kand

— C’est une terrible mission qui vous incombe, Jongleur, déclara Habiba en baissant gravement les yeux vers lui du haut de la plate-forme éclairée pour la nuit de sa maison de pisé.

Il avait couru dans le noir en réponse à l’appel urgent de Habiba. Il n’avait aucune idée de l’heure exacte qu’il pouvait être, mais il savait qu’il était très tard… ou très tôt. Le sommeil lui faisait défaut depuis de nombreux jours et le pressentiment de ce que la Collectrice Suprême allait lui demander aplatissait les rides de son front.

Elle avait un aspect effrayant, se disait-il, avec ces poches d’ombre sous les yeux et les plaques lisses qui entouraient son appendice cornu. Jamais Jongleur n’avait vu la peau de Habiba se tendre à ce point.

Il demeurait tremblant au-dessous d’elle, les quatre genoux endoloris. Pourquoi se tenait-elle ainsi sur cette plate-forme ?

— Le vaisseau d’effacement doit partir, déclara Habiba. C’est le destin, je suppose.

Jongleur fut sidéré. Le destin ? Jamais les Drènes ne se servaient de ce genre de terme. La création, les causes, les effets, oui. Mais le destin, jamais.

— P… pourquoi m’avez-vous fait venir ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

— C’est vous qui allez effacer la Terre, décréta gravement Habiba. Je ne peux confier cette terrible responsabilité à personne d’autre.

L’espace d’un instant, Jongleur crut qu’il allait défaillir.

— Habiba…, gémit-il. Par pitié…

— C’est à vous que cela incombe, Jongleur. Vous êtes mon Premier Diseur.

Ces mots l’emplirent d’une fierté douloureuse. Le Premier Diseur de Habiba ! Mais quelle lourde responsabilité !

— Ne pourrions-nous pas attendre le retour de Mugly ? supplia-t-il. C’était son idée…

— J’ai bien peur que Mugly ne revienne plus.

Encore un choc ! Mugly… ne plus… revenir ?

Quelle terrible mission avait-elle dû lui confier ?

— Vous en êtes… sûre, Habiba ?

— J’en suis sûre.

— Mais… l’équipe de Mugly est toujours… c’est-à-dire… il y aurait Luhan… il pourrait…

— Luhan ? Ce n’est pas le moment de plaisanter !

— Mais je ne plaisan…

— C’est encore pire ! Je vous l’ordonne solennellement. Prenez ce vaisseau pour rejoindre la Terre et effacez cette horrible planète. Immédiatement ! En partant sur-le-champ, tout devrait être fini, d’après mes calculs, d’ici quarante heures.

— Habiba… vous aviez prédit une catastrophe si jamais…

— J’ai dit immédiatement, Jongleur !

— Est-ce que… moi non plus… je ne reviendrai pas ?

— Il est possible que vous surviviez, mais il est plus probable que vous mourrez, fit Habiba, ajoutant aussitôt d’une voix radoucie : Cela m’attriste que nous nous séparions ainsi.

Sa décision était irrévocable, il le voyait bien.

— Puis-je prendre le temps de faire mes adieux à ma famille ? implora-t-il.

— Cela ne ferait que propager la tristesse et la peur. Allez directement au vaisseau. Faites votre devoir.

— Et Ryll… mon fils… qui est toujours sur la Terre ?

— Vous perdez du temps, Jongleur ! La Terre doit être effacée ! Le destin de tous ceux qui peuplent cette monstrueuse création est déjà scellé !

Encore ce mot : le destin.

Habiba désigna la porte par laquelle Jongleur était arrivé.

— Allez ! Dans quarante heures, la Terre ne doit plus exister !

Tremblant et titubant, Jongleur s’éloigna. Il avait l’impression de laisser son passé derrière lui comme certaines créatures laissent leur peau. Mais une nouvelle et lourde charge pesait à la place sur ses épaules. Qui aurait ciir que l’avenir pût être si lourd à porter ? Le présent éternel dont tous les Drènes avaient joui jusqu’ici était effacé. Le passé et l’avenir étaient devenus hostiles.

La porte franchie, Jongleur dut se frayer un chemin parmi la foule des Élites qui se pressaient à l’intérieur du Cône faiblement éclairé, n’osant se présenter devant Habiba sans invitation. Il fut hélé de tous les côtés à la fois.

— Jongleur ! Que fait Habiba ? Pourquoi avez-vous l’air si accablé ?

Il ne pouvait que hocher lugubrement la tête.

Il comprenait, à présent, pourquoi Habiba lui avait parlé du haut de cette plate-forme.

C’est parce qu’elle ne supportait pas l’idée de me regarder en face !

— Il se passe quelque chose ! lui cria quelqu’un. Vous devez nous dire ce qui ne va pas !

La tristesse et la peur. Sa seule présence diffusait déjà l’horrible mélange. Et je ne peux rien faire d’autre qu’obéir à Habiba. Je suis son Premier Diseur. J’en subis les conséquences !