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Achetez-moi cinquante kilos de basilic séché. Faites-en des sachets d’une livre. Mettez-en cinq dans mon bureau et faites-en parvenir cinq autres à mon atelier en demandant à Samar de les conserver. Placez un sachet dans chacune de nos voitures et envoyez le reste chez moi.

Lutt Hanson Junior.
Note confidentielle à l’Administrateu
r
financier de l ’Enquirer

C’est peut-être ma seule chance d’accomplir jamais un acte héroïque, se dit Luhan.

Des années durant, il avait souffert en silence sous les ordres de Mugly, en sachant très bien que l’Aîné ne le tenait guère en très haute estime et qu’il n’accéderait jamais aux Élites en raison de sa difformité, son bras mal rétracté qui refusait de se conformer à la normalité drène.

Son déguisement de Terrien, cependant, n’était entaché d’aucune difformité. Vêtu d’une tenue de camouflage pour la jungle, Luhan était tapi, en compagnie de cinq autres Drènes semblablement accoutrés, en bordure d’une route forestière des environs de Seattle, attendant la nuit qui allait tomber d’ici une heure au plus.

Des senteurs exotiques assaillaient ses narines : odeur de terreau mouillé par une pluie récente, aiguilles de pin, phéromones d’excitation, modifiées par le métabolisme terrien, émanant de ses compagnons.

La route devant eux conduisait dans un creux de terrain, puis franchissait une crête arborée avant de longer le grillage qui marquait la limite, à l’opposé du lac, de la propriété Hanson.

Les ordres de Luhan étaient d’une simplicité fallacieuse : « Introduisez-vous dans la propriété avec votre équipe et capturez Hanson. À aucun moment vous ne devrez oublier qu’il s’agit d’un Drène fusionné avec un Terrien. »

C’est écœurant ! se disait Luhan.

Conformément aux instructions de Jongleur, les six volontaires drènes choisis pour cette mission avaient un air de famille. Leur corps de Terrien était grand, maigre, osseux, musclé, leur visage anguleux, leurs traits accusés, leur chevelure brune et abondante, leur regard perçant. Leurs lèvres fines se desserraient rarement pour parler. Ils s’étaient entraînés à s’exprimer à l’aide de formules brèves, surtout sous la forme de cris spectaculaires du genre : « En avant, pour la Légion ! Sus à l’ennemi ! La garde meurt et ne se rend pas ! Sale porc d’étranger ! Je crache sur ta tombe ! »

Concomitamment, ils avaient appris par cœur des répliques propres à leur valoir l’admiration de l’adversaire et à semer la peur dans ses rangs. Luhan aimait particulièrement : « Un légionnaire ne pleure pas », et il se demandait s’il aurait l’occasion de placer : « Plutôt la mort que parler ! ».

Les films et les livres d’où étaient tirées ces formules avaient imprégné Luhan et ses compagnons d’un enthousiasme sans limites. Un esprit de décontraction hardi s’était substitué à l’immobilisme drène.

— Nous n’avons jamais répliqué à ces Terriens avec la vigueur qu’ils méritent, grommela-t-il. Se laisser capturer par cette satanée Patrouille de Zone ! Comment avons-nous pu leur envoyer de telles mauviettes ?

— Qu’est-ce que vous venez de dire, l’ami ? demanda Deni-Ra, tapie à côté de lui.

De tous les volontaires qui avaient été sélectionnés pour participer à cette mission, Deni-Ra lui paraissait être le choix le plus douteux. Elle avait beau avoir le corps d’un mâle pour la circonstance, c’était tout de même une femelle. Et la guerre n’était pas la place d’une femme. La Légion n’avait pas l’habitude de se dissimuler derrière des jupons !

— Il fera bientôt nuit, dit Luhan. Nous montrerons alors à cette racaille ce que nous avons dans le ventre.

— C’est bien pour ça qu’on est venus, fit Deni-Ra avec un fort accent traînant.

Luhan était vexé à l’idée que c’était Deni-Ra qui copiait le mieux les accents qui leur avaient servi de modèles pour cette mission. Il ne faisait aucun doute qu’elle avait saisi presque à la perfection les intonations qu’il fallait. Quand il fermait les yeux pour l’écouter, il avait l’impression de voir un personnage sur l’écran.

— Suivez mes instructions à la lettre et tout se passera bien, dit-il avec le même accent.

— Je suis fière de servir sous vos ordres, fit Deni-Ra.

— Nous donnerons notre vie jusqu’au dernier homme, si nécessaire, murmura Luhan.

— Ils n’auront pas l’occasion de voir mon dos, fit Deni-Ra.

— Ça suffit comme ça ! lança Luhan.

— Qu’est-ce qui suffit, l’ami ?

— De frimer.

— Je ne faisais que m’entraîner, murmura piteusement Deni-Ra en baissant les yeux.

Par-dessus sa tête, Luhan regarda les autres. Tous des braves. Ce qu’il y avait de meilleur. Quoi qu’il puisse arriver cette nuit, l’ennemi comprendrait que les Drènes avaient lancé leurs meilleures forces dans la bataille. Si seulement Mugly l’avait autorisé à éliminer Deni-Ra… Il se sentait une responsabilité envers elle. Sa présence leur compliquait la tâche.

— Deni-Ra, chuchota-t-il, vous allez rester un peu en arrière. Si les choses tournent mal pour nous, vous vous éloignerez d’ici en vitesse. Vous regagnerez Drénor et vous leur direz que nous avons fait de notre mieux.

— De toute manière, l’ami, il faudra que je franchisse cette crête si je veux voir ce qui se passe. Mais ne vous faites pas de souci pour moi. Ces gredins ne m’impressionnent pas.

— Je vous ai ordonné de cesser de frimer ! fit Luhan d’une voix rocailleuse. Jongleur m’a confié le commandement de cette mission et vous devez obéir à mes ordres.

— Il faut que je m’entraîne pour le cas où je serais capturée, protesta Deni-Ra.

— Obéissez à mes ordres et vous ne serez pas capturée.

Deni-Ra se réfugia dans un silence morose.

Luhan consulta sa montre. Il avait l’estomac noué. Il allait bientôt faire assez sombre. Ils n’auraient qu’à suivre la route avant de franchir la crête. Mais il aurait préféré que Jongleur les autorise à utiliser des armes.

Un lance-roquettes, au moins. Ou même des poignards. La Légion est célèbre pour ses corps à corps au poignard.

Mais Jongleur n’avait rien voulu savoir ! Il ne les avait autorisés à se servir que de cisailles et de barres de fer pour forcer la clôture. « Vous avez le droit de vous défendre, mais seulement si vous êtes attaqués les premiers, et uniquement avec vos mains et la supériorité conférée par vos cerveaux et vos muscles drènes. »

Mais à quoi pouvaient servir leurs mains nues face à de véritables armes ?

Les Terriens possédaient tous les avantages à l’exception de la tradition drène et de l’esprit de corps calqué sur celui de la Légion.

La nuit tomba enfin. Il perçut différents mouvements devant lui. Des gens qui avançaient. Des cliquetis de métal contre métal. Les crétins ! Ils devaient pourtant attendre ses ordres ! Il faillit aboyer un ordre pour les faire tenir tranquilles, mais il se ravisa. La consigne était de se montrer fort et silencieux.

— Il fait noir, chuchota Deni-Ra. Est-ce qu’on ne devrait pas y aller ?

— J’étais sur le point d’en donner l’ordre, lui dit Luhan.

Il leva le bras et le laissa retomber énergiquement en avant, mais s’aperçut que personne ne pouvait le voir dans cette obscurité.

— Pour l’honneur et la gloire de la Légion, dit-il, en avant ! Restez groupés jusqu’à ce que nous ayons atteint la clôture.

— Bien parlé, sergent, fit Deni-Ra d’une voix rocailleuse. Houla !

Cette dernière exclamation lui avait échappé au moment où elle trébuchait en entraînant Luhan avec elle dans sa chute.

— Je vous avais donné l’ordre de rester en arrière, maugréa-t-il en s’extirpant de là.

Une fois de plus, il avança sur la chaussée enténébrée, mais il perçut des mouvements devant lui.

— Attendez-moi ! cria-t-il d’une voix sourde. (Mais il entra aussitôt en collision avec une silhouette immobilisée devant lui.) Tenez-vous par la main jusqu’à ce que nous arrivions à la clôture, ajouta-t-il en chuchotant.

— Oui, répondit en français la silhouette qui se tenait devant lui.

Est-il normal que nous parlions français ? se demanda Luhan. Non ! Il ne faut pas que l’ennemi devine nos origines !

— Parlez anglais ! ordonna-t-il à ses hommes. L’ennemi ne doit pas savoir qu’il a affaire à la Légion.

— Il a raison, murmura quelqu’un sur sa gauche. N’oubliez pas ce que le général a dit : « Plutôt la mort que le déshonneur ! »

Le général ? s’étonna Luhan. Mais qui venait de parler ? Cette voix ne lui était pas du tout familière.

La main qu’il tenait était calleuse et quelque chose de lourd et de métallique heurta la hanche de Luhan. La cisaille ?

— Voilà la clôture, chuchota quelqu’un devant Luhan. Couchez-vous pendant que nous fixons la charge.

— Fixons la charge ? se dit Luhan, complètement désorienté. Et c’est moi qui suis censé donner les ordres ici !

Mais la clôture était effectivement un peu plus loin devant lui, visible à la faveur de la faible bioluminescence incorporée dans la rangée supérieure des barbelés.

Quelqu’un donna à Luhan une rude bourrade dans le dos qui l’envoya s’étaler dans un fossé.

— Le sergent a dit de se coucher !

Luhan regarda autour de lui tandis que sa vision s’adaptait peu à peu à la faible lueur diffusée par les barbelés. Il y avait beaucoup d’hommes ici. Beaucoup plus que n’en comportait son petit commando drène. Que se passait-il donc ?

Une énorme explosion interrompit ces pensées.

— Pour la Légion !

La clameur s’éleva, rauque et exultante. Luhan se sentit soulevé par les épaules à deux mains et poussé en avant dans une charge frénétique à travers le trou béant qui venait de se former dans la clôture.