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La vie terrienne a été idmagée selon un idéal de symétrie typiquement drène, mais également avec une asymétrie totalement discordante. La symétrie des deux yeux, des deux bras et des deux jambes s’oppose à l’asymétrie du reste : un côté du visage est différent de l’autre, un bras est plus long, un pied plus fort, et ainsi de suite. Cela ne peut être qu’une source de discordances supplémentaires, la vie cherchant par tous les moyens à découvrir la symétrie au sein de l’asymétrie.
Commentaire de Habiba
En sortant du bordel, tandis que Ryll était relégué dans les limbes cotonneux de la béatitude par les effets du bazel et de l’amour à la terrienne, Lutt demanda à un employé de la « Maison de la Santé » de s’installer au volant de la limousine pour reconduire leur corps partagé jusqu’à l’Enquirer.
Ryll se sentait tout racorni à l’intérieur de ce corps, épuisé et incapable de faire autre chose qu’enregistrer de vagues sensations physiques à travers les réactions de Lutt. Ces affreux miroirs ! Et pas seulement au plafond, mais aussi partout sur les murs. Tous ces efforts ahanants, geignants, moites… quelle dégoûtation ! Excepté tout à la fin, où la sensation avait été curieusement agréable.
Étroitement enveloppé dans sa cape, Lutt s’affala sur la large banquette arrière en grommelant :
— Faut qu’j’écrrrive l’édi… l’édito d’demain. Sacrénom ! Jjj… j’devrais pas être si rond, avec le peu d’vin qu’jai bu au repas !
À peine maître de ses pensées conscientes, Ryll gardait le silence, redoutant les tours que son cerveau imbibé de bazel aurait pu lui jouer. Les lumières des immeubles devant lesquels ils passaient s’agitaient et dansaient au son d’une musique inaudible.
Sans se soucier de ce que le chauffeur pouvait entendre, Lutt demanda tout haut :
— Comment ça s’fait qu’on est bourré comme ça, mon gros Ryll ?
Comme il n’obtenait pas de réponse, Lutt s’énerva :
— Ç’t’à toi qu’je parle, mon bébé !
Le chauffeur demanda, par-dessus son épaule :
— Pardon, monsieur ?
— J’vous ai ppp… pas parlé ! fit Lutt en se tapant sur la poitrine. Ç’t’à lui que j’causais !
Le chauffeur continuait de regarder devant lui et réprima son sourire jusqu’à ce qu’il fût sûr que Lutt ne s’en apercevrait pas.
— Ah, tu veux faire le malin, hein ? fit Lutt en tordant leur oreille gauche. Ouah ! Ça fait mal !
— Monsieur, vous voudriez peut-être que je m’arrête quelque part pour une désintox ? demanda le chauffeur.
— Contentez-vous de nous ccc… conduire à l’En… à l’Enquirer. Nom de nom, qu’est-ce qu’y avait dans ce foutu vin ?
À l’Enquirer, Lutt confia la voiture à un chauffeur d’une équipe de reportage en le chargeant de la garer et de renvoyer chez lui l’employé de la « Maison de la Santé » avec un généreux pourboire.
Ses employés s’efforcèrent de ne pas le regarder tandis qu’il titubait dans le grand hall en passant devant les plaques à l’ancienne, qui indiquaient : « Atelier de composition », « Imprimerie » et « Correcteurs ». Les bruits enregistrés d’une presse résonnaient à travers tout l’immeuble tandis que les odeurs synthétiques des ateliers de presse à l’ancienne flottaient partout dans l’air.
— J’adore cette vieille atmos… atmosphère, dit Lutt en s’adressant à Ryll. Tu sens ça ? C’est dans tttous les cccconduits de vwentilation. L’odeur des encres, de la pppoussière de pppapier, des mmma-chines, du cccafé rrrefroidi. Des vw… des wvieux sssandwiches…
Il s’arrêta pour se pincer les deux joues, aux commissures des lèvres, afin de les forcer à prononcer clairement. « Une odeur de rrrassis, dit-il avant de laisser retomber ses mains. Voilà cccomment j’appelle ça, moi. »
Le dernier mot avait été prononcé comme un hoquet.
Il se lança en avant, dans la direction approximative de la porte de son bureau, qu’il réussit à ouvrir après s’être cogné d’innombrables fois aux murs du couloir et à d’autres portes.
Pour Ryll, le bureau de Lutt ressemblait à la salle de commandement d’un vaisseau spatial terrien primitif. De larges écrans affichaient des pages de journal à la demande. Un clavier sortait du mur, avec un siège moulant devant. Sur les bras du siège, il y avait des boutons de sélection de mode : modification, lecture, nouveau… Lutt se laissa tomber au creux du siège et demanda qu’on lui apporte du concentré à la caféine. Quand un garçon de courses vint lui donner la boisson, il l’avala d’un trait, éructa et se pencha vers le clavier.
Ryll, provisoirement relégué dans le rôle de simple observateur, vit les mots apparaître sur l’écran en même temps que les pensées de Lutt lui parvenaient par bribes. Malgré les objections du vieux Hanson, Lutt était visiblement décidé à faire sensation et à augmenter le tirage de l’Enquirer pour en tirer des bénéfices encore plus substantiels.
L’éditorial réclamait la création d’un Office du Logement municipo-régional chargé de mettre en œuvre différents moyens d’améliorer les conditions d’existence de « ces malheureux infortunés qui essayent de se raccrocher aux ombres de nos existences ».
Et maintenant, susciter des pressions pour que Mère fasse partie du comité ! jubila Lutt Mais je le ferai secrètement.
Fatigué de son rôle d’observateur, et recouvrant peu à peu ses forces, Ryll médita sur l’expérience du bordel. Cette Toloma, la favorite de Lutt, avait été une véritable surprise. Cinquante ans au moins, des cheveux d’un roux agressif, aux reflets de henné. Les souvenirs de Lutt lui apprirent qu’elle connaissait le vieux Hanson depuis plus de trente ans. Le jour où Lutt avait accompli ses quinze ans, il l’avait conduit chez elle en disant : « Dessale-le, Tolly. »
Quel être contourné et déconcertant vous faites, Lutt, intervint Ryll.
— Foutez-moi la paix quand j’écris un éditorial ! glapit Lutt.
Ne parlez pas si fort ! Quelqu’un pourrait nous entendre !
— Alors, fermez-la !
Ryll retomba dans un silence morose.
La plus grande surprise causée par Toloma, c’était peut-être cette réplique dans la bouche de Lutt :
— Tu es ma meilleure amie, Tolly.
Elle-même avait paru étonnée :
— Tu le penses sincèrement ?
— Bien sûr que je le pense.
Ryll trouvait moins désagréable de puiser dans les souvenirs de Lutt que de repenser aux contacts charnels dont il avait fait directement l’expérience. L’attitude du vieux Hanson le choquait profondément. Avant cette première visite chez Toloma, par exemple, il avait expliqué à son fils que les mâles de la famille Hanson devaient se serrer les coudes comme des compagnons de guerre.
— Quelle guerre ? avait demandé innocemment le jeune Lutt.
— La guerre contre les femmes, mon garçon ! Tu ne saisis donc pas ?
Une fois de plus, Ryll s’immisça dans la pensée consciente de Lutt.
Votre père est un homme malade et ce doit être contagieux, parce que vous avez attrapé sa maladie.
Lutt retira ses mains du clavier et se pencha en arrière dans son siège.
Écoutez-moi bien, espèce de Drène pudibond ! La prochaine fois que vous m’interrompez dans mon travail, je me lève et je sors dans le couloir en criant : « Il y a un Drène dans ma tête ! »
Vous n’en seriez pas capable !
Combien de temps faudrait-il, d’après vous, pour que cela parvienne aux oreilles de la Patrouille de Zone ?
Ils ont sûrement des espions ici.
Exact. Aussi, foutez-moi la paix !
Il se remit à écrire.
Contrit, Ryll retourna à ses méditations privées. Il se demandait si le Drène qui avait idmagé la Terre n’était pas un malade mental. Lutt avait le cerveau dérangé, cela ne faisait pas le moindre doute. Pendant qu’il faisait l’amour avec Toloma, il s’était plongé dans un rêve éveillé où il faisait comme si la femme qui se trouvait dans ses bras était sa « Nini » sans visage.
Il y avait, entre ce rêve éveillé de Lutt et les techniques de projection idmagique des Drènes, des ressemblances qui n’échappaient pas à Ryll. Ce fantasme nommé Nini recelait-il des éléments d’information utiles ? Qui était le mystérieux « autre homme » que Nini était censée aimer ? Pourquoi Lutt était-il incapable de voir le visage de Nini et d’identifier son rival ? Ce rêve éveillé était plutôt un cauchemar. Où s’arrêtait la raison et où commençait la folie ?
Les avertissements qu’on lui avait donnés à l’école à propos des fusions corporelles donnaient le frisson à Ryll. Certaines leçons suggéraient la possibilité d’effectuer une séparation en adaptant les équipements d’un vaisseau spiralier, mais aucune ne promettait le succès à coup sûr. Tous ceux qui avaient réussi la double opération de fusion et de séparation s’accordaient pour dire que « la porte d’entrée est aussi la porte de sortie ».
Et allez donc savoir ce qu’ils entendaient par là !
Jamais Ryll ne s’était senti aussi déprimé par sa situation. Prendre le contrôle du corps et risquer de se faire identifier comme drène ? Oserait-il courir ce risque ?
Lutt acheva son éditorial, fit apparaître un lit escamotable contre le mur opposé de la pièce, s’étira, baissa les lumières et se prépara à dormir.
Cet éditorial ne va pas faire plaisir à votre père, intervint Ryll.
Ni à ma mère, je pense. Mais laissez-moi dormir.
Ryll sentit le cohabitant de son corps sombrer dans le sommeil. Il appréhendait les rêves qu’il allait faire. Quel détestable personnage que ce Lutt. Pas la moindre gratitude envers celui qui lui avait sauvé la vie. Il ne s’intéressait à rien d’autre que ses propres désirs.
Si j'arrive à nous séparer, il moura. Pourquoi n’a-t-il pas encore compris ?
Il se revit, en mémoire, sur le pont de son vaisseau spiralier, lorsqu’il avait repris connaissance après l’accident et procédé à la fusion des protoplasmes. Il se souvint de l’afflux des cellules étrangères dans son corps mutilé.
La porte d’entrée est aussi la porte de sortie ?
Il se demandait maintenant s’il n’était pas possible d’idmager leur corps beaucoup plus petit que dans son état actuel, en le réduisant exactement dans les proportions correspondant à la masse de chair apportée par Lutt.
Ryll fit pivoter ses yeux en dedans et s’apprêta à idmager un nouveau corps humain, mais se heurta immédiatement à une vive résistance. Il émanait de Lutt, même endormi, une puissante volonté de survie.
Il se protège inconsciemment en bloquant mes efforts d’idmagie !
Alors qu’il se préparait à effectuer une nouvelle tentative, Ryll sentit que Lutt se réveillait.
— Ainsi, vous n’avez pas tenu compte de mon avertissement ? D’accord, mon gros. Demain, on va faire du vol libre au sommet d’une montagne.
Lutt ! Non ! Je voulais seulement…
— Je sais ce que vous vouliez faire. Alors que je vous avais bien averti.
Ryll se retira au plus profond de sa conscience privée, bien résolu à fortifier ses pouvoirs idmagiques en passant mentalement en revue tous les cours dont il était capable de se souvenir.
Oh ! là ! là ! Pourquoi n’ai-je pas été plus attentif en classe ?
Et ce vol libre risque d’être fatal.
Ryll essaya, une fois de plus, de se rappeler la manière d’échapper à un corps fusionné quand celui-ci était sur le point de mourir. Quelques informations éparses lui étaient revenues dans des rêves éveillés où il se voyait commander son propre vaisseau dans les Spirales, mais il y avait des lacunes frustrantes. Les paroles de l’instructeur se mêlaient aux ordres que Ryll adressait lui-même, dans son rêve, au vaisseau imaginaire.
Soudain, il sentit monter en lui une vague de fureur contre Lutt.
Ce Terrien en prend bien à son aise avec mon corps !
— Je hume un parfum fort intéressant, murmura Lutt.
Ryll choisit de l’ignorer. La colère et la peur avaient réussi à combler quelques trous de mémoire irritants. L’instructeur, entre autres, avait parlé de la manière d’échapper à une forme de vie combinée au moment de sa mort, même si l’on en avait été prisonnier toute sa vie.
L’essentiel est de ne pas agir trop tôt ni trop tard, avait-il dit. Et ces mots, dans l’esprit de Ryll, étaient brûlants comme du feu.
Comment définir trop tôt ou trop tard ? Cela signifiait-il qu’il fallait préalablement recouvrer sa masse initiale, ou bien se transporter dans un autre corps de masse équivalente ?
La mémoire de Ryll n’offrait malheureusement aucune réponse à ces questions et il se sentait nargué par l’assurance jubilante de Lutt. À part lui, il pensa :
Il s’agit de mon corps, tout de même ! J’ai le droit d’en faire ce que je veux ! C’est lui qui est un intrus !