22
Ce n’est qu’une fois libérée de la griffe de son créateur que la vie peut accomplir son propre destin.
Aphorisme drène
Le premier matin sur Vénus, la Légion ne s’étant pas encore manifestée, Ryll insista pour qu’ils prennent le petit déjeuner dans la salle à manger de l’hôtel.
Au risque d’étonner de nombreux dîneurs, je vais peut-être apporter quelques modifications aux plats.
N’importe quoi sera préférable à cette bouillie qu’ils nous ont servie hier soir.
La salle à manger de l’Uno était dans une petite cour-jardin intérieure et le mobilier incéram aux formes fuselées avait l’aspect du métal.
Lutt, déjà en appétit à l’idée des prouesses promises par Ryll, fut consterné en voyant s’approcher une Lorna Subiyama toute en indulgence suave, qui s’assit à sa table sans invitation.
— Finis les vilains tours, j’espère, petit plaisantin, lui dit-elle. Je peux t’appeler Peter, n’est-ce pas ? Tu ne trouves pas que la bouffe est dégueulasse ?
Voyant qu’un garçon empressé s’approchait d’elle, Lutt répondit avec tact :
— J’ai connu pire.
— Ah ! vous êtes là, fit-elle en s’apercevant de la présence du garçon. Apportez-moi un autre de ces petits pains au lait, avec du café… (Se tournant vers Lutt, elle expliqua :) Le pain ici n’est pas trop mauvais et le café non plus, quoique les Français aient tendance à le faire un peu trop corsé.
— La même chose pour moi, demanda Lutt au garçon.
— Je suppose que tu te demandes ce que je viens faire sur Vénus, déclara Lorna Subiyama. Je sais que tout le monde est curieux de le savoir.
— Je meurs d’envie que tu me le dises, fit Lutt.
Elle se pencha d’un air mystérieux.
— Je suis ici pour écrire un papier sur la main du capitaine Danjou. Nous pensons qu’il s’agit d’un faux, d’une copie remarquablement réalisée.
Lutt la regardait sans comprendre. La main de Danjou ? De quoi diable pouvait-elle parler ? Il émit une sorte de grognement neutre.
— Hmmm ?
— Tu sais qu’il est mort en héros au Mexique, en 1863, reprit-elle. Il avait une main de bois qui, après sa mort, fut conservée dans un coffret à température contrôlée, que l’on ne sortait que pour les cérémonies importantes.
— C’était sous le règne de l’empereur Maximilien, dit Lutt, puisant dans ses souvenirs d’histoire.
— L’année avant son avènement, je crois. N’importe comment, il s’agit d’une relique précieuse pour la Légion. Mais nous croyons savoir que la main de Danjou qui se trouve ici sur Vénus n’est pas le véritable original.
— Tu n’as pas peur de porter un mauvais coup au moral de la Légion, si tu écrivais cet article ? demanda Lutt. Tu sais comme…
Il s’interrompit, car le garçon revenait avec leur commande. Quand il s’éloigna de nouveau, Lutt reprit :
— Je voulais dire que tu pourrais t’attirer de sérieux ennuis avec ça. La Légion n’est pas commode.
— Je n’irais pas le répéter à un légionnaire, mais il paraît qu’il existe plusieurs mains de bois dans le système solaire et qu’elles sont toutes utilisées pour gonfler le moral des troupes.
Lutt baissa les yeux vers la table. Il se doutait qu’il devait y avoir des micros et des caméras dissimulés ici comme dans les chambres.
— Tu peux poser ton cou sous la guillotine, si ça te plaît, dit-il. Pour ma part, j’admire la Légion.
— Oh ! mais tout le monde admire la Légion ! approuva-t-elle, la bouche à moitié pleine de petit pain au lait. Mais n’est-ce pas un peu hypocrite de sa part d’expliquer à chaque corps expéditionnaire qui part se battre quelque part que sa mission est tellement importante qu’on lui a confié la main du capitaine Danjou pour ajouter à sa force et à sa gloire ?
— Il ne t’est jamais venu à l’esprit que la Légion pourrait t’accuser d’être à la solde des Chinois ? demanda Lutt.
— Quelle idée de dire des choses aussi affreuses ! Je déteste ces petits hommes jaunes.
— Ils ne sont pas exactement jaunes, et j’en connais qui sont très grands. Si j’ai un conseil à te donner, laisse tomber cette idée. Écris plutôt quelque chose sur les femmes de la Légion.
— Sois une brave petite femme et contente-toi d’écrire de braves petites choses sur les femmes. C’est ça, ton conseil ? Tu es bien comme tous les mecs. Mais je ne suis pas d’accord, Totor. J’ai une guerre à couvrir et je la couvrirai.
— Je croyais que tu voulais m’appeler Peter.
— Il y a d’autres noms que je risque de te donner sous peu. Reste cool, Raoul. Il fait trop chaud ici pour qu’on s’excite.
Elle mit le reste de son petit pain dans sa bouche, avala dessus sa tasse de café entière et partit subitement en le laissant à ses occupations.
Lutt ferma les paupières, et sa tête oscilla légèrement tandis qu’il sentait ses yeux pivoter brusquement en dedans, puis revenir à leur position normale.
J’ai mis quelques morceaux de fruits frais à l’intérieur du pain, lui dit Ryll.
Quand il rouvrit les paupières, Lutt vit que le petit pain était apparemment inchangé, mais il y avait vraiment des fruits dedans. Des morceaux de pêches bien juteuses.
J’aurais quelque chose à vous proposer au sujet de notre corps, lui dit Ryll.
Il s’agit de mon corps ! Je l’ai depuis trente-cinq ans alors qu’il y a seulement quelques jours que vous avez débarqué.
Vous ne faites jamais attention à ce que je dis, Lutt. Le fait que vous n’ayez plus besoin de verres correcteurs, par exemple, devrait vous indiquer clairement qu’il ne s’agit pas du même corps.
Quelle est cette suggestion que vous avez à me faire ?
La seule solution raisonnable me paraît être de nous relayer chaque jour aux commandes de ce corps. Disons que vous faites ce que vous voulez jusqu’à ce soir, et ensuite je prends les commandes jusqu’à demain soir.
Vous connaissez l’adage « Possession vaut titre » ? C’est moi qui suis présentement en possession du corps.
Mais c’est ma chair qui le constitue principalement ! C’était pure générosité de ma part que de vous proposer un partage équitable. Vous oubliez que je vous ai sauvé la vie ? Sans moi, vous ne seriez plus rien.
Vous savez ce que je ferai si vous essayez de me dominer.
J’ai toutes les chances de vous survivre, quoi que vous fassiez. Dès l’instant où ce corps deviendra inutilisable, j’aurai toujours la ressource d’idmager mon propre corps drène, ou de choisir un autre humain plus compréhensif pour cohabiter dans son corps.
J’aimerais voir ce que ça donnerait sur Vénus, sans combinaison incéram.
D’après ce que je lis de votre instinct de conservation, vous bluffez, Lutt.
Voulez-vous qu’on sorte tout de suite pour faire le test ?
On ne vous laissera pas franchir le sas sans scaphandre.
Vous m’avez dit, dans la prison de la P. Z., que les Drènes étaient vulnérables. Si ce corps meurt, il meurt. Et vous affirmez qu’il est composé en grande partie de votre substance. Voyons donc si je bluffe.
Mais votre instinct vous pousse à survivre pour acquérir le plus possible de pouvoir personnel.
Il semble que nous nous comprenions un peu mieux, à présent. Vous aimeriez vous libérer des contraintes imposées par ce partage, et je préférerais, pour ma part, recouvrer mon autonomie. Nous avons donc ce désir en commun.
Ryll demeura quelques instants sans se manifester. Il pensait à part lui que sa situation empirait de jour en jour. Que ferait la Légion si elle découvrait la présence d’un Drène sur le sol vénusien ? Se faire capturer ici était sans doute pire que se faire capturer par la Patrouille de Zone.
Vous m’avertirez, quand vous serez prêt à nous séparer, fit Lutt.
À la première occasion. En attendant, il y a un autre problème. Ce corps continue de grandir, comme je vous l’avais déjà dit. N’avez-vous pas remarqué que vos vêtements sont un peu serrés ?
J’ai fait quelques excès de table ces derniers temps, mais…
Il ne s’agit que de quelques centimètres par semaine, Lutt, mais ça s’additionne.
Mon Dieu ! Cela signifie que ma combinaison incéram ne sera plus mettable !
Pas de panique.
Mais sans combinaison… Pourquoi n’avez-vous rien dit quand ils ont pris nos mesures ?
Je ne l’ai pas jugé utile.
Crétin ! Le tissu incéram est indéformable et doit être parfaitement ajusté. C’est bien la raison pour laquelle les rares bébés qui naissent ici sont immédiatement expédiés ailleurs dans des incubateurs spéciaux. Il y a des règlements très stricts sur la contraception, qui est obligatoire sur Vénus !
Nous pouvons peut-être négocier, à présent.
Négocier ? Que voulez-vous dire ?
Je suis en mesure de réidmager notre scaphandre à une taille supérieure, et je doute que qui que ce soit remarque la moindre différence.
— Vous vous sentez bien, monsieur ?
C’était le garçon qui, penché vers lui, le regardait d’un drôle d’air.
— Ce doit être une incompatibilité avec votre nourriture, ou bien cette enquiquineuse de Texane, lui dit Lutt.
— Nous avons mieux à vous offrir, monsieur… moyennant un léger supplément, bien sûr.
Débarrassez-vous de lui, fit Ryll avec insistance.
— Nous en discuterons plus tard, dit Lutt à haute voix. Il faut d’abord que je consulte ma banque.
Le sourire du garçon ne fut guère plaisant, mais il s’éloigna sans rien ajouter.
Lutt reprit sa discussion avec Ryll.
Vous pouvez donc adapter ma combinaison à ma nouvelle taille.
À notre nouvelle taille, oui. Allons-nous nous relayer aux commandes de ce corps, ou dois-je laisser la nature suivre son cours ?
La dernière fois que je vous ai laissé le contrôle, je me suis retrouvé avec la plus grosse gueule de bois de toute ma carrière.
C’était la nourriture qui n’allait pas avec ma constitution drène.
À l’instant même où il faisait cette révélation, Ryll comprit qu’il venait de commettre une nouvelle gaffe.
Nous n’avions pourtant rien mangé de spécial. Le pistou était parmi les meilleurs que j’aie jamais goûtés et j’ai eu l’impression, sur le moment, qu’il vous plaisait aussi.
Il y a beaucoup de choses qui me plaisent mais que mon organisme ne supporte pas très bien.
Qu’est-ce que vous diriez si je commandais du pistou pour ce soir ? Vous avez entendu ce que le garçon a dit. Avec un supplément, on peut avoir n’importe quoi.
Ryll demeura hors de contact durant près d’une minute entière.
Pas de commentaire ? s’étonna Lutt. Et il pensa : Quelque chose qui se trouvait dans le pistou ? Mais quoi ? Les pâtes n’avaient tien de spécial. L’assaisonnement ? Se pourrait-il qu’il fasse une réaction au basilic ?
Ryll se sentait incapable d’intervenir dans ces pensées. Il savait qu’il était trop tard. Il avait attendu trop longtemps avant d’essayer de détourner ses soupçons. Tout ce qu’il pourrait dire maintenant ne ferait qu’aggraver les choses. Peut-être, à la rigueur, en supprimant le basilic de… Mais Lutt ne manquerait pas de s’en apercevoir.
Essayons de prendre une autre biture ce soir, insista Lutt.
Je fais ce que je peux pour être raisonnable avec vous, Lutt. Les Drènes cherchent toujours à être raisonnables. Réfléchissez à ma proposition de partager le contrôle et nous en rediscuterons plus tard.
Volontiers. Dès que nous aurons récupéré après cette biture.