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Nous ignorons pour quelles raisons Hanson Junior est entré en collision avec un vaisseau drène. Il prétend tout ignorer des Drènes. Aucun élément utile n’est ressorti de l’examen de l’épave. Notre conclusion provisoire est qu’un Drène s’est autodétruit pour échapper à la capture. Hanson pourra reprendre son vaisseau et fera l’objet d’une surveillance de notre part.

Rapport journalier de la Patrouille de Zone
XEN-50 / Major Capitaine

Devant l’ascenseur, Lutt marcha par mégarde sur un mégot de cigare encore rougeoyant et chassa la fumée d’une main en s’étonnant que le système de climatisation ne l’ait pas dissipée. Il découvrit la réponse en lisant une affichette crasseuse apposée près de la porte : « Veuillez vous armer de patience pendant la durée des travaux de climatisation. »

L’affichette était datée de près de huit mois auparavant.

La porte de l’ascenseur se referma avec un gémissement sourd, cachant à sa vue le major Capitaine sur son drôle de perchoir. Elle était plongée dans l’examen d’un document sur son bureau.

Vous auriez dû ramasser le cigare, intervint Ryll. Il n’était qu’à moitié consumé. J’aime bien tirer une petite bouffée de temps en temps.

L’ascenseur entama sa montée lente et bruyante.

Si je suis dingue, autant m’en accommoder tout de suite, se dit Lutt. Alors, ne me proposez pas de mettre à la bouche les laissés-pour-compte de quelqu’un d’autre. C’est le meilleur moyen d’attraper un sale truc. Et d’ailleurs, je ne suis pas fumeur.

Mais moi, oui, et ramasser un mégot m’évite de me fatiguer à idmager.

La salive des autres est pleine de microbes !

Les Drènes ne sont vulnérables à aucune de vos maladies. Ce corps est fait de mon protoplasme à plus de quatre-vingt-dix pour cent et je suis convaincu que les cellules drènes y ont la majorité.

La vieillesse est une maladie. Sommes-nous immunisés contre elle, également ?

Les recteurs de mon école affirment qu’il n’y a pas deux fusions identiques, mais si nous évitons soigneusement la Patrouille de Zone et les autres périls, nous devrions pouvoir vivre assez longtemps pour que votre question devienne purement académique.

Autrement dit, vous n’en savez rien ?

Je sais que j’aimerais bien qu’on me sépare de vous, Lutt.

Amen !

Vous commencez à croire en mon existence, n’est-ce pas ?

C’est vrai que cette salope a mentionné les Drènes… et que certaines paroles ont été prononcées par mes lèvres sans que…

Je suis navré d’avoir dû réquisitionner ainsi notre voix. Je m’efforcerai désormais de garder le silence en présence d’autres personnes, tout au moins jusqu’à ce que j’en sache davantage sur vos coutumes. Mettez cette impétuosité de ma part sur le compte de la jeunesse. Un Drène doit savoir être patient et observer attentivement avant de parler.

L’ascenseur s’arrêta avec un rebond et les portes s’ouvrirent dans un fracas alarmant. Lutt émergea dans un vestibule au sol revêtu de carrelage vert et au plafond haut où scintillaient de minuscules ampoules. Le centre du vestibule était occupé par la réplique d’un vaisseau ancien de la Patrouille de Zone aux ailerons brillants. Plusieurs groupes d’officiers discutaient autour. Ils ne prêtèrent que peu d’attention à Lutt. À travers les barreaux de la porte, celui-ci distingua une entrée couverte à colonnade et la rue avec sa circulation animée. Près de la porte, derrière une petite table, était assise une sergente débonnaire qui leva les yeux à l’approche de Lutt.

Il voulut dire quelque chose, mais la sergente le devança en poussant des papiers vers lui et en murmurant d’une voix blasée :

— Voilà un plan pour vous rendre au hangar. Signez ici pour attester que vous n’avez pas été maltraité et que vous aimez la Patrouille de Zone d’un amour filial.

— C’est vrai, dit Lutt. Je lui porte le même amour qu’à mon père.

C’était un peu sournois connue réponse, Lutt.

Et alors ? Vous n’avez pas fini de me distraire ?

Lutt signa à l’endroit indiqué et prit les indications pour se rendre au hangar. La sergente appuya sur un bouton du bureau devant elle.

La porte gémit, mais ne s’ouvrit pas.

— Foutu matériel ! s’écria la sergente.

Elle se leva, marcha jusqu’à la porte et lui donna un coup de pied. Elle s’entrebâilla par saccades.

Lutt s’empressa de se glisser dehors, craignant qu’elle ne se referme brusquement sur lui. Il s’arrêta dans l’entrée à colonnade et contempla la rue.

Lutt, vous devriez cesser de considérer ma présence comme un facteur de distraction. Je tiens à étudier votre espèce primitive dans les moindres détails. Des questions vont se poser et je compte sur vous pour fournir les réponses.

C’est comme si j’avais un moustique en train de bourdonner dans mon oreille.

Tâchez de vous y faire, ou je vais commencer à vous appeler Flutt, comme votre frère.

Mon nom est Lutt, bon sang ! Et cessez d’épier mes pensées !

Je m’efforcerai de coopérer. Même si nous ne pouvons pas être bons amis, ça n’empêche pas de rester courtois.

C’est ça. Et moi, je suis la reine de Roumanie.

Lutt respira avec délice l’air glacé du matin. Une allée bétonnée s’enfonçait sur sa gauche entre deux hautes haies d’arbres, signalée par une pancarte indiquant : « Transports ».

J’essaierai d’être plus réservé, Lutt. Mais j’ai beaucoup à vous offrir et mon espèce a l’habitude de parler sans détour.

Vous parlez comme un moulin, oui !

Vous voudriez que je sois muet ?

Lutt s’enfonça sans répondre dans l’allée de béton. Elle serpentait entre les grands arbres sous lesquels, de place en place, il y avait un banc à côté d’une pancarte où était écrit : « Défense de s’attarder ».

Je vois que vous redoutez les situations embarrassantes, fit Ryll, revenant à la charge. Vous n’aimez pas vous montrer nerveux ni… hum… avoir le visage qui devient rouge. Vous voyez que vos réactions émotives ne nous sont pas inconnues.

Ce n’est pas bien de chercher à embarrasser les gens.

Les Terriens sont toujours gentils ?

Bien sûr que non !

Dans ce cas, je me comporterai comme un Terrien. Je serai gentil seulement une partie du temps. Cela me paraît honnête. Je ne tiens pas à créer des impairs dans le comportement de notre corps commun.

Pourquoi ne pas me laisser les rênes, hein ?

Je tiendrai mentalement le compte. Chaque fois que je verrai un Terrien se montrer poli, ou que j’entendrai parler de politesse, je ferai une marque. Nous autres Drènes excellons dans ce genre d’exercice.

Vous parlez trop !

Vous n’êtes pas poli, Lutt.

Je ne cherche pas à l’être. Je n’ai aucun désir d’être poli. Je veux seulement être débarrassé de vous !

Il est clair que vous ignorez tout des aptitudes mémorielles infinies d’un Drène. Nous n’oublions absolument rien. À condition d’avoir prêté attention, naturellement. Mon expérience et mon répertoire d’histoires sont limités par ma jeunesse et mon inattention passée, mais j’ai la possibilité d’enregistrer une histoire, ou n’importe quel détail observé, de manière à ne plus jamais les oublier par la suite.

L’allée débouchait sur un large escalier qui conduisait à un niveau supérieur planté d’arbustes et de buissons. Lutt entendit des bruits de véhicules qui se déplaçaient là-haut.

Je suis particulièrement doué quand je m’applique, insista Ryll.

Lutt se mit à grimper les marches quatre à quatre, à toute allure. En même temps, il poussait des glapissements destinés à couvrir les interventions vocales de Ryll et peut-être, espérait-il confusément, à secouer toute cette folie et à la laisser derrière lui. Un sansonnet s’éloigna de son chemin en sautillant, mais il ne rencontra personne jusqu’à ce qu’il soit parvenu au sommet, où deux femmes en uniforme de la Patrouille de Zone le regardèrent curieusement avant de descendre.

— Ne vous attardez pas dans l’allée ! leur cria Lutt avant d’éclater d’un rire hystérique.

Elles accélérèrent le pas en jetant derrière elles des regards craintifs.

Pour quelqu’un qui a peur d’être embarrassé, c’est un curieux comportement, Lutt.

Ah ! la ferme, vous !

Je vois qu’il faudra que je vous laisse encore un peu de temps pour vous adapter.

Lutt émergea sur une large plate-forme bordée d’une chaussée courbe où stationnaient toutes sortes de véhicules : camions, cars, conduites intérieures. Il n’eut aucun mal à trouver le pousse-pousse. Il était gigantesque, décoré de moulures voyantes, avec une cabine fermée lourdement blindée. Il ressemblait à une chaise à porteurs rouge géante, montée sur roues à amortisseurs. Le timon reposait à l’extérieur sur un pékinois pneumatique de couleur vert jade. De part et d’autre, six robots ventrus, peinturés et vêtus de brocart à fil d’or comme les anciens mandarins, tenaient à la main une carabine à boulettes qui avait l’aspect d’un fusil laser.

Les Services de Sécurité Hanson les avaient mis là comme protection contre les terroristes, mais la conception était cent pour cent L.H. « Quelque chose de différent pour la famille et les amis. » L.H. avait un jour déclaré à un journaliste qu’il ne créait jamais rien pour ses ennemis, « sauf quand il s’agit de les rendre jaloux ».

Tout en s’approchant du pousse-pousse, Lutt se demandait si ces engins avaient jamais provoqué une autre réaction que le rire. Sa mère professait de l’admiration pour eux parce que leur conception avait fait partie de ses « cadeaux de mariage ». Elle aimait surtout l’idée que cette escorte de robots représentait un somptueux étalage de richesse, mais elle disait que leur présence était « une dissuasion à la violence ».

Brusquement, l’une des portières électriques de la voiture s’ouvrit dans un bruit mou pour se transformer en rampe de débarquement. Phœnicia Hanson apparut, suivie de Morey, le frère cadet de Lutt. Cela suscita une intense activité de la part des robots. Deux d’entre eux se détachèrent du timon et vinrent encadrer la rampe. Leurs armes se pointèrent sur Lutt.

— C’est moi, connards ! leur cria-t-il.

Les carabines étaient toujours braquées sur lui, mais les yeux des robots scrutaient d’autres secteurs autour d’eux.

Contemplant son frère et sa mère, Lutt se disait : Quel contraste ! Phœnicia, toute petite dans sa robe à festons blancs qui lui descendait aux chevilles, avait des traits qui semblaient pâles et délicats sous son chignon roux. Morey la dépassait de plus d’une tête, patricien autoritaire aux pommettes saillantes, aux yeux bleu pâle profondément enfoncés et au nez aquilin qui, au dire de certains, avait le pouvoir de rayer le verre.

Contrastes dans les contrastes, s’immisça Ryll.

C’était précisément ce que pensait Lutt. Sous les apparences fragiles de Phœnicia se cachait une dureté qui l’avait fait surnommer « Magnolia de Fer » par ses amies d’enfance de l’Alabama. Quant à Morey, derrière son imposante présence, il dissimulait un caractère faible.

— Tu as couru, lui dit Phœnicia tandis que Lutt s’arrêtait à ses pieds. Tu ne t’es pas échappé ?

— J’avais besoin d’exercice, dit-il.

— Exercice ? ricana Morey. Ça ne te ressemble pas beaucoup, Flutt.

— Tu ne sais rien de ce qui me ressemble, mais tu vas connaître ta douleur si tu m’appelles encore comme ça ! l’avertit Lutt.

— Mes enfants ! soupira Phœnicia. J’aimerais que vous grandissiez un peu et que vous appreniez à vous comporter comme des gens civilisés.

Lutt gravit la rampe d’accès, déposa un léger baiser sur le front de sa mère et jeta un regard noir à Morey. Il fut surpris parce que celui-ci n’était pas aussi grand que dans son souvenir.

Morey avait également remarqué quelque chose.

— Tu n’aurais pas vraiment grandi depuis la dernière fois qu’on s’est vus, mon cher frère ?

Ignorant sa question, Lutt grogna :

— Rentrons dans la cabine. On fait une trop belle cible ici.

— On croirait entendre parler ton père, dit Phœnicia.

Mais elle recula à l’intérieur de la cabine, suivie par Morey, qui faisait exprès de marquer le pas pour impatienter Lutt.

Il a toujours l’espoir qu’un terroriste aura ma peau !

Se baissant pour entrer dans le pseudo-pousse-pousse, Lutt s’étonna de se sentir dans une telle forme physique après avoir couru. Sa vie sédentaire de directeur de journal et d’inventeur l’avait conduit à accepter un rythme plus lent… jusqu’à hier.

C’est ma vigueur que vous ressentez, pas la vôtre, lui dit Ryll. Mais n’ayez pas peur que je vous gêne. Je désire étudier les membres de votre famille avant de leur adresser la parole en mon propre nom.

Ne faites surtout pas ça ! Vous m’entendez ?

Il m’est difficile de ne pas vous entendre alors que nous partageons le même corps.

La rampe se redressa et les enferma hermétiquement dans la cabine tandis que Lutt prenait place face à Morey et à sa mère, le dos tourné aux robots qui avaient repris leur poste le long du timon. Comme d’habitude, Lutt trouva la pénombre de la voiture écœurante avec ses velours vermeils, ses pompons, ses brocarts, ses laques rouges et noires. Et les sièges étaient trop mous.

— Vous étiez obligés de venir me chercher avec ce cirque ambulant ? demanda-t-il. Combien de fois n’ai-je pas répété que je déteste ça !

— Moi, j’adore cet équipage, dit Morey. El il rappelle de tendres souvenirs à maman… (Il se tourna vers Phœnicia avec un regard attendrissant.) N’est-ce pas, très chère mère ?

— Tu passes trop de pommade, mon chéri, lui dit Phœnicia.

— Je crois vraiment que ces véhicules ont été l’une des meilleures réussites de L.H., insista Morey.

Phœnicia tourna abruptement vers son fils cadet un regard acéré :

— Tais-toi donc ! Tu ne sais pas ce que tu dis.

Morey se réfugia dans un silence confus.

Morey la brosse à reluire, se dit Lutt. Il ne sait même pas à quel moment il risque de s’attirer des ennuis en défendant son père. Mais la réaction de Phœnicia avait quelque chose de surprenant. Y avait-il quelque chose que Lutt ignorait à propos de ces pousse-pousse ?

Phœnicia fit glisser un panneau brillant de laque noire à côté d’elle et se pencha pour parler dedans, s’adressant au système central qui dirigeait l’engin.

— Vous savez où il faut aller, Sou Pow Chou.

Son sens des nuances en alerte, Lutt perçut l’effort qu’avait fait sa mère pour prononcer le mot-clé sans lequel le pousse-pousse n’obéirait pas. Son père avait toujours dit que c’était le nom d’un de ses restaurants chinois préférés à Portland, Oregon, mais il se demandait maintenant s’il n’y avait pas un lien avec ses mystérieux personnages « providentiels ».

Le pousse-pousse se mit en branle et Lutt entendit le pas lourd des robots sur la chaussée, d’abord distinct, puis de plus en plus proche d’un vrombissement saccadé à mesure qu’ils prenaient de la vitesse. Il devait reconnaître une qualité à ces satanés pousse-pousse. Ils étaient capables de faire leurs soixante-dix kilomètres à l’heure sans trop forcer.

Lutt étudia son frère. Qu’allait-il faire à propos de Morey ? Je suis au courant de toutes tes indélicatesses envers l'Entreprise Hanson, mon cher frère. Et aussi de ce timbre-poste d’un million de dollars que tu caches dans ton talon gauche.

Voir et Entendre, une agence de détectives dont Lutt avait loué les services, lui avait fourni ces renseignements compromettants sur Morey. C’était une tâche peu aisée à accomplir sous le nez des services de Sécurité de la famille Hanson ; mais V & E, qui avait appartenu à feu Ricardo Green, était à présent dirigé par son fils, Esteban Green, ancien co-turne de Lutt à l’université. Déjeuners privés, soupers en ville, fréquentations sexuelles soigneusement hygiénisées par Green père, tout cela avait établi un solide lien entre les deux jeunes hommes.

Obéissant aux instructions d’Esteban, Lutt avait placé en personne les micros autour de Morey. Esteban n’avait pas posé de questions, mais Lutt soupçonnait V & E de mettre ses propres micros sur table d’écoute. Quoi qu’il en soit, espionner les Hanson pouvait être une opération dangereuse et Esteban s’était acquis une réputation de prudence extrême après la mort mystérieuse de son père dans l’écroulement d’un immeuble que V & E tenait sous surveillance.

Mais maintenant je te tiens, mon cher frère. Finies les traîtrises et les insultes.

Morey avait souvent laissé entendre qu’il pourrait rapporter à sa mère la manière dont Lutt frayait avec les plus viles prostituées. « Tu te rends compte, si elle savait… »

Mais toi, tu frayes avec des bandits, Morey. Tu voles ta famille. Tu favorises les trafics de drogue les plus ignobles et…

Il fut interrompu par Ryll.

Quelles passions féroces vous avez, vous autres les Terriens ! Et comme vous avez l’esprit mal tourné, Lutt !

Restez en dehors de ça, vous !

Espiègle, Ryll s’empara de leur voix et murmura gravement :

— Les ennuis t’attendent, Morey !

Lutt reprit vivement le contrôle et s’écria :

— Taisez-vous !

— Qu’as-tu dit ? demanda Phœnicia. Et pourquoi changes-tu ta voix de cette manière ?

Morey avait peur.

— Qu’est-ce que ça veut dire, les ennuis m’attendent ? demanda-t-il.

— Regarde bien où tu mets les pieds, frérot.

— Vous ne pourriez pas arrêter un peu de vous chamailler ? supplia Phœnicia.

Que se passerait-il si vous leur parliez de moi ? demanda Ryll.

Vous feriez mieux de réfléchir plutôt à l’usage que pourrait faire la Patrouille de Zone d’un tel renseignement.

Votre propre famille… euh… cafarderait ?

Morey n’hésiterait pas.

C’est vrai. Vos souvenirs confirment cette pénible évidence.

Alors, cessez donc de m’empoisonner la vie avec vos interruptions !

Je peux faire plus que vous interrompre.

Ryll força leurs yeux à se fermer et les pivota en dedans.

Lutt s’étrangla et faillit défaillir.

Ryll repivota leurs yeux en position normale et les rouvrit.

— Tu te sens bien, mon chéri ? lui demanda Phœnicia. Qu’est-ce que ces horribles bonshommes de la Patrouille t’ont donc fait subir ?

— Ils m’ont enfermé dans une cellule et m’ont posé un tas de questions idiotes, répondit Lutt d’une voix faible. Ils vous ont dit que j’avais eu un accident à bord de mon Vortraveler, n’est-ce pas ?

— Ils n’ont rien dit, fit Morey. Père nous a informés ce matin de l’endroit où nous pourrions te trouver et nous a demandé d’aller te chercher.

— As-tu été blessé dans l’accident ? demanda Phœnicia.

— Oh ! à peine quelques égratignures.

Vous pourriez dire que je suis une hallucination consécutive à l’accident, suggéra Ryll. De cette manière, ils seraient au courant de mon existence sans que Morey puisse exploiter le renseignement.

Mais vous êtes une hallucination !

Parfait ! vous n’en paraîtrez que plus sincère !

Vous êtes complètement dingue !

Je ne saurais être à la fois hallucination et fou.

— Parle-nous de ton accident, mon chéri, demanda Phœnicia.

Respirant à fond, Lutt fit entrer dans ses narines l’odeur de neuf légèrement déplacée qui flottait à l’intérieur du pousse-pousse. Ce n’était pas une odeur naturelle. Cela venait d’une bombe, comme celles qu’il utilisait pour simuler les odeurs de salle de rédaction à l’Enquirer. Encore une façade. Phœnicia avait dû les essayer toutes.

— Cela aide de parler des dangers auxquels nous avons survécu, insista-t-elle.

Lutt regarda par la vitre blindée encadrée d’enjolivures de cuivre. Elle laissait voir une avenue bordée de peupliers que la perspective rendait minuscules et confondus avec la distance. Le pousse-pousse tourna à un carrefour et les arbres ne furent plus visibles. Un rayon de soleil toucha la vitre arrière, activant un écran vert sombre incorporé au verre.

— C’est quelque chose qui te fait honte ? demanda Morey.

Dites-le-leur, mais pas un mot sur les Drènes, demanda impérativement Ryll. Faites-le, ou je me tourne en dedans.

— C’est bon, dit Lutt.

Il se laissa aller en arrière sur les coussins de velours et leur fit un bref récit de l’accident et de ce qui s’était passé ensuite. Toujours poussé par Ryll, il conclut :

— Et j’ai eu l’impression qu’un extraterrestre entrait dans mon corps. Il y avait une voix dans ma tête.

— Tu entends des voix, maintenant ? demanda Morey.

Il semblait plutôt réjoui.

Vous faites un piètre diseur d’histoires, Lutt, intervint Ryll. Je ne suis qu’un très jeune Drène, mais je ferais mieux que ça.

— Et ce pauvre Drich Baker qui est mort ! se lamenta Phœnicia. Seigneur ! il va falloir que j’appelle sa famille !

— Mais Lutt entend des voix, Mère !

— Il n’a pas dit des voix, mon chéri, mais une voix. Son accident a été plus sérieux qu’il ne veut le faire croire. Nous devrons faire appel à des spécialistes.

— N’est-ce pas aussi ce qui est arrivé à mon oncle Dudley ? demanda Morey.

— Mon frère n’a rien à voir avec tout ceci ! Ne prononce plus son nom, ou je serai obligée de le dire à ton père.

— Je me demandais seulement s’il n’y avait pas une tare dans la famille, fit Morey d’une voix plaintive.

Votre oncle Dudley m’a l’air d’un personnage fort intéressant, fit remarquer Ryll.

Je vous en prie, ne parlons pas de ça pour le moment, implora Lutt.

Tiens ! Vous êtes devenu presque poli avec moi.

Je vous supplie de m’écouter. Morey serait ravi de se servir de cette histoire pour me diminuer aux yeux de notre père. Et si jamais elle parvient aux oreilles de la Patrouille de Zone…

Entendu. Mais c’est bien parce que vous le demandez poliment. Je fais une marque en votre faveur.

— Tu n’aurais pas dû construire ce vaisseau sans l’accord de ton père, dit Phœnicia. Tu sais comme il s’y connaît pour tout ce qui touche aux inventions et aux choses de ce genre.

— Ce pousse-pousse, par exemple ? demanda Lutt.

Phœnicia fronça les sourcils, mais se contenta de tapoter le genou de son fils.

— Ne t’inquiète pas, mon chéri, lui dit-elle. Nos spécialistes sauront te soigner.

— Des voix dans sa tête, murmura Morey en hochant le menton.

Phœnicia coula vers lui un regard d’avertissement et se laissa aller en arrière sur les coussins. Plaçant deux doigts soigneusement manucurés sur le côté de sa chevelure, elle entreprit de rajuster son chignon.

Lutt nota la grâce mondaine du geste, le menton à demi dressé. Une vie d’abondance avait inculqué à Phœnicia un sentiment de supériorité. Morey essayait de singer ses manières, mais le résultat était factice. Encore des façades. Il y avait chez lui quelque chose de foncièrement féroce, sinistre et sournois, particulièrement dans ses yeux d’un bleu périssable qu’il avait hérité de sa mère. Il était rare que Morey regarde quelqu’un en face.

Phœnicia, par contre, était capable de transpercer quelqu’un du regard. Le vieux L.H. et elle se ressemblaient aussi peu que possible pour un couple de gens mariés. Lui était un ancien docker spatial qui avait réussi à la dure. Elle représentait les vieilles fortunes et les vieilles manières du Sud. Mais à sa manière mondaine, elle était cent pour cent aussi coriace que son mari.

— Ton père aimerait te parler de tes récentes dépenses, Lutt, dit Phœnicia.

Morey ricana.

Lutt regarda par la vitre de son côté. Sur la sellette !

— Moi aussi, j’aurais quelques petites choses à lui dire, fit-il.

— Je suis sûr qu’il sera très intéressé par ces voix que tu entends dans ta tête, jubila Morey.

— De même que par certaines de tes récentes activités dont je pourrais le mettre au courant, riposta Lutt.

Les sourcils de Morey se rapprochèrent en un double pli creux.

— Tu ferais bien de tenir ta langue, dans ton intérêt, ajouta Lutt.

Phœnicia se tourna vers son fils cadet.

— Tu t’es encore attiré des ennuis, Morey ?

— Dis-lui où tu étais le week-end dernier, fit Lutt.

C’est vrai, demanda Ryll, que votre frère se trouvait en compagnie de truands le week-end dernier ?

V & E n’a pas pu me mentir.

Voyant que Morey ne répondait pas, Phœnicia soupira :

— Eh bien, vous allez bientôt vous trouver tous les deux en compagnie de votre père. J’espère qu’il saura vous convaincre de vous comporter davantage en frères affectionnés.

Lutt se redressa vivement.

— Nous allons à la Garenne ?

— Je t’ai dit qu’il voulait te parler, dit Phœnicia. Vous tâcherez de bien vous tenir, tous les deux. Nous allons bientôt y être.