Pendant que les enfants dorment.
- Tu m'as demandé où étaient les enfants, dit Luke qui tenait toujours Prue serrée contre sa poitrine.
- Oui.
Il se recula et la considéra un moment, puis son visage s'éclaira comme celui d'un père un peu gâteux.
- Viens. Il commence à faire nuit. Allons les chercher.
Lui prenant le bras, il l'emmena en haut de la côte et la guida dans le labyrinthe des buissons de rhododendrons.
En sortant du vallon, ils suivirent le bord de l'à-pic jusqu'à ce qu'ils puissent apercevoir le marécage par une ouverture dans les taillis. Là-bas, deux minuscules silhouettes s'ébattaient au bord de l'eau.
- Edgar ! cria Luke. Anna ! Allons, les enfants, venez ! C'est l'heure d'aller au lit.
Les enfants levèrent la tête et protestèrent en piaillant.
- On ne discute pas, insista Luke. Il fait presque nuit.
Les enfants remontèrent la côte jusqu'en haut. En voyant Prue, ils crièrent joyeusement son prénom. Elle s'agenouilla auprès d'eux et les laissa l'embrasser en éprouvant un sentiment curieusement maternel.
- Ils ont l'air en pleine forme, dit-elle à Luke.
- C'était vrai.
- Ils ne peuvent pas s'empêcher de jouer dans la gadoue, gronda-t-il en ébouriffant les cheveux d'Edgar. Pas vrai, petit dur ?
- Elles seront tellement soulagées ! osa Prue en enlevant une brindille du pull d'Anna.
- Qui ? demanda Luke.
- Frannie et DeDe.
Silence.
- Nous pouvons appeler un taxi depuis la cabine en face du De Young, continua Prue. Ils pourront être chez eux dans une heure. Oh, Luke... C'est comme si on m'ôtait un grand poids de...
Luke réagit soudain violemment :
- Je ne veux pas que tu parles comme ça devant les enfants !
L'éclair de fureur qui lui était si particulier étincelait de nouveau dans ses yeux.
- Je n'ai pas...
- Ils sont chez eux, Prue ! Je pensais que toi, au moins, tu comprendrais ça !
- Luke...
- Tais-toi, Prue ! Nous en parlerons plus tard. Quand les gosses seront couchés. Compris ?
Une fois de retour à la cabane, elle regarda les jumeaux se pelotonner sur leurs paillasses à même le sol. Luke les borda et leur donna à chacun une peau de lapin. Puis il sortit sur la pointe des pieds dans le brouillard en emmenant Prue avec lui.
- Nous allons partir, chuchota-t-il.
- Mais nous ne pouvons pas les laisser...
- Non, nous quatre. La famille. Nous sommes réunis, maintenant. Nous avons tout ce qu'il nous faut. Nous allons partir en Amérique du Sud et recommencer une nouvelle vie, Prue. Mon Dieu, j'en suis si heureux !
- Luke... Ces enfants ne nous appartiennent pas.
- Et à qui appartiennent-ils, alors ? À cette vieille dinde mondaine ? Ils ne sont pas de son sang : elle les a eus par une agence, Prue. Elle te l'a dit elle-même.
- Je sais, mais...
- N'as-tu pas toujours désiré des enfants ?
Silence.
- Alors ?
- Luke, ça n'a rien à...
- Il est trop tard pour que tu en aies. Eh bien, maintenant, tu en as. Et tu as un amant qui t'adore plus que tout au monde. Tu ne vois pas que c'est justice ? Nous avons obtenu exactement ce que nous méritions, Prue ! Regarde-moi dans les yeux et contemple ton destin !
Elle le regarda dans les yeux et n'y vit que de la folie.
- D'accord, déclara-t-elle enfin après un moment d'hésitation.
- D'accord quoi ?
- Je viens avec toi. Cela me paraît si merveilleux, Luke !
Il faillit la broyer tellement il la serra fort.
- Dieu merci... Dieu merci !
- Nous pouvons partir demain matin, dit-elle. Il faudra que j'aille chercher quelques affaires... et des cartes de crédit. Nous pourrons louer un avion. Nous nous débrouillerons.
Il ravala ses larmes.
- Ce sera le paradis. Tu verras.
Prue avança tout doucement vers la côte.
- Merveilleux, oui, concéda-t-elle. Eh bien, je te retrouve ici vers...
- Non. Je veux que tu restes avec les enfants. Je dois m'absenter quelques heures.
- Ça ne prendra pas longtemps. Je vais te laisser bien au chaud avec les enfants. J'ai encore deux ou trois... détails à régler.
- Je vois.
Prue sentit un frisson la parcourir : était-ce une chance de pouvoir s'échapper ? Et s'il verrouillait la porte en partant ?
- Les enfants sont si persuasifs, continua Luke en caressant la nuque de Prue dans le noir.
- C'est-à-dire ?
- Il veut sa voiture de pompier, bêtifia Luke.
- Le petit ?
- Mmm, mmm. Elle est restée dans le jardin des Halcyon. Il la réclame depuis Sitka. Je lui ai promis d'aller la chercher. C'est le moins que puisse faire son papa.
Silence.
- Tu trouves ça idiot ?
- Non. Pas du tout. Je trouve ça charmant.
- J'ai trouvé l'adresse sur ses bagages. J'espère que c'est la bonne.
- À Hillsborough ?
- Mmm, mmm. Tu crois que la vieille sera là ?
- Je ne sais pas.
- Et l'autre... Comment s'appelle-t-elle ?... DeDe ?
- C'est difficile à dire.
- Je ferai attention, alors.
- Tu sais y aller ? demanda Prue. Tu as besoin d'argent pour le taxi ? C'est assez loin.
Il lui caressa doucement la joue.
- Ne t'inquiète pas.
Puis il la raccompagna dans la hutte, la coucha et l'embrassa tendrement sur les paupières.
- À tout de suite, chuchota-t-il.
- Quand il sortit en refermant la porte, elle tendit l'oreille, attendant le déclic du cadenas.
Il n'y eut pas de déclic.
- Déjà, elle avait l'impression de l'avoir trahi.