L'épreuve du goût.
- Désolé, je suis en retard, dit Bill Rivera en rejoignant Michael à une table du Welcome Home. Le mec du frère de mon ex vient de repartir.
- Une minute : le quoi ?...
- Le mec du frère de mon ex. Il a fait son coming out il y a une semaine. Et ce fils de pute a choisi mon appart' pour le faire. Il a débarqué chez moi avec toute sa panoplie.
- Cuir ?
- Cuir, santiags, bandanas dans chaque poche, pinces à seins, costumes trois-pièces. Tout ce que tu voudras.
- Et qui était censé faire faire la tournée des bars au monsieur ? ironisa Michael.
- Je l'ai à peine vu. Il passait juste le temps de se pieuter, de changer de costume ou de me piquer mon poppers et il repartait aussi sec. Il a écumé tous les bars, de l'Alta Plaza au Badlands en passant par Le Chaudron pendant que je restais chez moi à regarder la télé. Ce matin, en partant, tout d'un coup, il est devenu très sérieux et il m'a sorti : "Tu sais, Bill, cette ville est trop débauchée. Je ne pourrais jamais y habiter." J'ai failli l'étrangler avec son harnais, ce con !
Michael éclata de rire et lui tendit le menu.
- Les mecs de L.A. sont les pires, affirma-t-il.
- Celui-là, il est de Milwaukee. Même les pédés de là-bas trouvent qu'on va trop loin.
Michael sourit soudain en se rappelant quelque chose :
- Tu as entendu parler de l'incendie qu'il y a eu à la station de métro de Castro Muni, la semaine dernière ?
Le policier secoua la tête.
- C'était pas grand-chose, continua Michael, mais ils ont quand même envoyé la grande échelle avec une dizaine de pompiers... plus sexy les uns que les autres ! Ils se sont garés devant le Castro Theatre, mais pour entrer dans la station, il a fallu qu'ils traversent le bal des Foggy City Squares.
- Traduis, fit Bill.
- C'est un groupe de danses folkloriques homo ! Ils faisaient leur grand numéro devant la Bank of America ! Braillements et yipees, tout en chantant des rengaines de western ! Rien que des hommes. Mais ce qui m'a le plus frappé, en fait, c'est la tête des pompiers : blasés comme jamais. Ils ont salué tout le monde gentiment et ils ont fait leur boulot... comme si à chaque fois qu'ils vont éteindre un incendie ils passaient au milieu d'une troupe de mecs qui dansent ensemble. Ça, ça n'existe nulle part ailleurs. C'est la raison pour laquelle j'habite ici, je crois. Ça et le fait que certains flics sont d'un genre un peu douteux !
- Et pas qu'un peu ! acquiesça Bill.
- Juste assez. T'es pas très branché country-music, hein ?
C'est ce qu'il avait déduit de la réaction de Bill à cette histoire de danses folkloriques. Le flic se contenta de répondre d'un grognement.
- Je te demande ça parce que... Eh bien, je me demandais si ça te plairait d'aller au rodéo avec moi.
- Le rodéo pédé ? s'enquit Bill en levant le nez.
Michael hocha la tête.
- Encore des folles qui font semblant d'être des cow-boys, c'est ça ?
- Pas toutes, répondit Michael. Il y en a qui font semblant d'être Dolly Parton.
Mary Ann ne cacha pas sa surprise lorsque Michael fit son apparition devant sa porte peu avant minuit.
- Je croyais que tu voyais l'Homme en Bleu, ce soir.
- Je l'ai vu : j'en viens.
- Je vois.
- Il n'aime pas avoir quelqu'un dans son lit, expliqua Michael. Pas toute la nuit, je veux dire.
- Ça a l'air d'être un marrant, dit Mary Ann.
- Je crois que ce qui nous intéresse, l'un et l'autre, c'est seulement le cul. Tant pis. C'est aussi bien. Il a des draps "Bonne Nuit".
- Des quoi ?
- Tu sais, des draps où il y a marqué "Bonne Nuit" partout. C'est assorti aux serviettes marquées "Bonjour". C'est atroce, Babycakes. Il a un goût... c'est à ne pas croire.
- Attends un peu ! J'ai eu les mêmes draps.
- Non ?
- Si ! Qu'est-ce qu'ils ont de drôle, ces draps ?
- C'est pas ça la question, dit Michael. La question, c'est que... on n'a pas grand-chose en commun.
- À part la baise.
- À part ça, oui. Mais ça, c'est génial ! Et la chose a pour curieux effet de me faire oublier ces draps à chier. Sans parler de la boucle de ceinture estampée BILL et du rideau de douche avec un mec à poil dessus.
- Moi, je trouve surtout que tu es affreusement snob ! le gronda Mary Ann.
- Peut-être que oui, mais au moins, ça m'empêche de trop m'enthousiasmer pour lui parce qu'il baise super-bien. S'il avait le moindre goût, je serais probablement déjà amoureux de lui depuis longtemps.
- Et tu ne veux pas ?
- Non.
- Pourquoi ?
Michael réfléchit un instant, puis déclara :
- C'est comme ce pull. Tu l'as vu, au fait, mon pull ?
- Il est très joli. La couleur te va bien. C'est du cachemire ?
- Oui. Quinze dollars à la friperie de Town School.
- Une bouchée de pain ! s'exclama-t-elle en caressant la manche. Il est presque neuf, Mouse.
- Pas si vite, dit Michael en levant le bras pour lui montrer un trou au coude gros comme une pièce d'un dollar.
- Tu pourrais le repriser, suggéra Mary Ann.
- Surtout pas. C'est de ça que je veux parler. J'aime ce trou, Babycakes. Il m'empêche de me soucier de mon pull en cachemire. J'ai le style, la sensation, le luxe du cachemire, sans avoir peur de l'abîmer. Il est déjà abîmé, tu vois ? Comme ça, je peux me détendre et l'apprécier tel qu'il est. C'est exactement ce que j'éprouve pour Bill.
- Et lui, qu'est-ce qu'il éprouve pour toi ?
- Il me considère comme un bon partenaire pour la baise, point final.
- Quel romantisme !
- Exactement. Donc, je me console en me disant qu'il a un goût de chiottes et que ça ne marcherait jamais entre nous de toute façon. Même s'il n'était pas aussi cruellement incapable de sentiments. Même s'il ne choisissait pas le dessus de la chasse d'eau pour exposer son "rayon charcuterie".
- Je crois que je ne vais pas te demander de précisions sur ce dernier détail, fit Mary Ann.
- Ce sont des bouquins de cul.
- J'aime mieux ça. Raconte-moi quelque chose d'agréable, au moins. Tu as des nouvelles de Jon ?
Michael s'efforça de prendre un air agacé :
- Tu t'arranges toujours pour le remettre sur le tapis, celui-là, hein ?
- Ça m'est égal, si ça te vexe. C'était un ami à moi aussi. Il était généreux, superbe et... il te considérait comme le plus beau mec de la ville ! C'était du cachemire aussi, mais sans trou, Mouse. Ne me dis pas que c'était si désagréable que ça, quand même !
Michael eut un soupir de lassitude.
- J'ai pas de nouvelles de Jon, OK ?
- OK. Désolée.
Il ne se donna pas la peine de dissimuler la lueur de regret qui passa dans ses yeux :
- Toi non plus ?