Michael.
Cela faisait maintenant presque trois ans que Michael Tolliver était le gérant d'une jardinerie du Richmond District qui s'appelait Les Verts Pâturages. Le propriétaire de cette entreprise était le meilleur ami de Michael, Ned Lockwood, un type de quarante-deux ans tout en muscles qui était presque l'archétype du "pédé Grands-Espaces".
L'expression "pédé Grands-Espaces", dans le jargon personnel de Michael, s'appliquait à tous ceux qui s'occupent d'une manière virile des belles choses de la nature : pépiniéristes, jardiniers, forestiers, bûcherons, et quelques paysagistes. (Les fleuristes, évidemment, étaient exclus de cette catégorie.)
Michael adorait travailler la terre. Les fruits de son labeur étaient esthétiques, spirituels, physiques et même sexuels, étant donné que bon nombre d'hommes de San Francisco trouvaient qu'il n'y avait rien de plus érotique que le prénom d'un homme grossièrement brodé sur le devant d'une salopette verte et délavée.
Tout comme Michael, Ned n'avait pas toujours été un "pédé Grands-Espaces". Au début des années soixante, alors qu'il n'était encore qu'étudiant à l'UCLA, il avait payé ses études en faisant le pompiste dans une station-service de Beverly Hills. Et un beau jour, un célèbre acteur de cinéma, de quinze ans son aîné, s'était arrêté pour la vidange d'huile et s'était amouraché de cette jeunesse musclée.
Du coup, la vie de Ned avait radicalement changé. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, l'acteur avait installé son nouveau protégé chez lui. Il avait payé les études de Ned et, dans les limites de ce que son agent et la décence lui permettaient, l'avait fait entrer dans sa vie à Hollywood.
Ned avait plutôt bien mené la sienne. Doué d'une aura sensuelle qui confinait au surnaturel, il avait le pouvoir de séduire tout être qui croisait son chemin, homme, femme ou animal. Ce n'était pas tant sa beauté, qui les captivait, que le don inné et presque enfantin qu'il avait de leur consacrer toute son attention. Dans une ville où personne n'écoutait jamais, il prêtait à chacun une oreille attentive.
Leur liaison dura presque cinq ans. Quand elle fut terminée, les deux hommes se séparèrent bons amis. L'acteur alla même jusqu'à aider Ned financièrement quand il déménagea à San Francisco.
À présent, la quarantaine passée, Ned Lockwood était plus beau que jamais, mais il commençait à se dégarnir. Enfin bref, il était chauve. Le peu qu'il lui restait de cheveux, il le coupait ras, exhibant fièrement son crâne lisse comme les routiers des pornos Wakefield Poole.
- Si jamais je commence à me laisser pousser les cheveux qui me restent sur les côtés et à les peigner sur le dessus pour faire du camouflage, avait-il gravement déclaré à Michael un beau jour, descends-moi sur-le-champ.
Ned et Michael avaient couché ensemble deux fois, en 77. Depuis, ils étaient amis, complices et frères. Michael aimait Ned : comme un chiot qui rapporte une proie morte et la dépose avec adoration sur le seuil de son maître, il racontait ses exploits romantiques à son aîné.
Et Ned l'écoutait toujours.
- Tu veux aller au Devil's Herd, demain soir ? demanda Ned. Il y aura un groupe.
Michael leva le nez. Il était en train d'empaqueter des primevères pour un agent immobilier de Pacific Heights qui avait mis des heures à se décider entre la variété rose et la jaune. Le client regarda Ned d'un oeil méprisant, puis reprit ses jérémiades.
- Evidemment, sur la terrasse il y a des fuchsias et ils tirent sur le violet. Mais le violet ne va peut-être pas avec le jaune, qu'en pensez-vous ?
Michael lança un regard excédé à Ned et tenta de garder son calme.
- Toutes les fleurs vont ensemble, dit-il posément. Dieu n'est pas décorateur.
Le client fronça un instant les sourcils, se demandant si cette remarque se voulait une insolence. Puis il eut un petit rire narquois.
- Mais certains décorateurs se prennent pour Lui, non ?
- Peut-être, mais pas chez nous, répliqua Michael.
Le client se pencha vers lui.
- Vous connaissiez Jon Fielding, si je ne m'abuse ?
Michael tapa la commande sur la caisse enregistreuse.
- On peut le dire comme ça, répliqua-t-il.
- Oh... Si j'ai touché un point sensible, excusez-moi.
- Pas du tout.
Michael sourit nonchalamment, espérant que l'autre ne se rendrait pas compte qu'il était furieux.
- Ça fait longtemps, c'est tout.
Il fit glisser le carton de primevères sur le comptoir en direction de l'inquisiteur.
- Et vous, vous le connaissez?
- Nous nous sommes déjà croisés à des soirées très privées, répondit le client en hochant la tête d'un air entendu. Au Gamma Mu.
"Il a lâché le nom comme un appât, remarqua Michael, comme si tout le monde connaissait ce club de milliardaires homosexuels."
Michael ne mordit pas :
- Dites-lui bonjour de ma part quand vous le verrez.
- D'accord.
Le client le fixa un instant, puis il tendit la main et fourra sa carte de visite dans la poche de la salopette de Michael.
- Comme ça vous saurez qui je suis, dit-il à mi-voix. Vous devriez passer chez moi, un de ces jours. J'ai une vidéo Betamax.
Et il partit sans même attendre de réponse, croisant Ned sur le seuil.
- Alors, qu'est-ce que tu décides ? demanda Ned.
Michael regarda la carte de l'agent immobilier, le temps de lire le nom, Archibald Anson Gidde, puis il la jeta dans la corbeille.
- Excuse-moi, Ned. Tu disais ?
- Le Devil's Herd. Demain soir.
- Ah... Bien sûr, avec plaisir.
Ned le considéra un instant, puis il lui ébouriffa les cheveux.
- Ça va, Bubba ?
- Oui, oui, fit Michael.
- Est-ce que ce mec... ?
- Il connaissait Jon, l'interrompit Michael. C'est tout.