Les Diomède.
Après plusieurs heures de recherches à Nome, Mary Ann et DeDe trouvèrent enfin un pilote eskimo qui répondait exactement à leurs exigences. Il s'appelait Willie Omiak, et son cousin Andy était depuis quatre ans en poste dans la garde nationale sur la Petite Diomède.
- Tant mieux si ça lui plaît, hurla Willie pour couvrir le bruit du moteur. Nome, c'est suffisamment petit pour moi. J'ai essayé de vivre à Wales pendant un moment et ça me rendait dingue.
- Vous voulez dire au pays de Galles, en Grande-Bretagne ? demanda Mary Ann.
Elle n'arrivait pas à imaginer ce jeune homme au visage rond et à la peau mate dans la campagne anglaise.
- Non : Wales, en Alaska ! corrigea l'Eskimo. La ville la plus proche des Diomède, sur le continent. On va s'y arrêter pour faire le plein et vérifier la météo. Vous êtes sûres que vous voulez passer la nuit sur la Petite Diomède ?
- On devra peut-être, soupira DeDe. Ça dépend.
- Il y a pas d'Holiday Inn, observa Willie.
- On fera sans.
- Sûrement. Peut-être que vous pourrez coucher chez Andy.
Il leur fit un clin d'oeil, ayant apparemment deviné la première question qui était venue à l'esprit de Mary Ann.
- Vous inquiétez pas. Ils n'ont jamais vécu dans un igloo, mais généralement dans des cabanes sur pilotis. Le Bureau des affaires indiennes leur a construit des maisons neuves il y a six ou sept ans. Murs en polyuréthane... beaucoup plus chaud !
- J'imagine, dit Mary Ann, qui fut attristée de voir que même les Eskimos en avaient été réduits à utiliser le plastique.
- Et les défenses ? demanda DeDe tandis que le minuscule Cessna contournait la côte nord-ouest de Nome.
- Quoi, les défenses ?
- Eh bien, je veux dire... La Russie n'est qu'à quatre kilomètres, non ?
- D'après Andy, répondit Willie Omiak, ils disposent de trois fusils M-14, d'un lance-grenades et d'une grenade. Ça n'est pas exactement un job à plein temps, le métier de scout.
- De scout ?
- Les Scouts eskimos, expliqua le pilote. C'est le nom officiel des gardes nationaux d'Alaska. Ils travaillent surtout l'hiver, je crois, quand on peut traverser en marchant sur la glace. Maintenant, ils sont plus cools. En 47, les Russes ont retenu le père d'Andy pendant presque deux mois parce qu'il avait traversé le détroit pour rendre visite à des cousins. Merde, c'était pourtant juste de la famille! Mais personne n'avait entendu parler de la guerre froide.
- Est-ce que les Russes ont des forces stationnées sur la Grande Diomède ? demanda Mary Ann.
- Presque aussi redoutables que les nôtres, dit Willie avec un sourire ironique. Un mec dans une petite cabane sur la partie la plus haute de l'île.
- Et il fait quoi ?
- Il surveille, répondit le pilote. Pendant que notre sentinelle en fait autant. Personne n'a plus beaucoup de raisons de se rendre sur la Grande Diomède. La plupart de nos cousins ont été expédiés sur le continent, en Sibérie, dans les années cinquante. Du même coup, plus personne ne va sur la Petite Diomède non plus. Pourquoi vous y intéressez-vous, vous ?
- Nous recherchons quelqu'un, le renseigna DeDe.
- Un Eskimo ?
- Non, un Américain ! spécifia DeDe.
Willie Omiak regarda sa passagère, puis il se tourna vers Mary Ann et lui fit un clin d'oeil.
- Je préfère faire comme si je n'avais pas entendu, fit-il.
On aurait dit qu'elles avaient surgi de nulle part : deux masses de granit unies par leur isolement, mais divisées par la politique. Sur la plus petite, on apercevait un village, ensemble de maisons en planches et en toile goudronnée blotties les unes contre les autres, au pied d'une falaise de cinq cents mètres de haut.
- C'est Ingaluk, annonça Willie en passant à basse altitude au-dessus de l'île. Ici, nous sommes jeudi. Là-bas, sur la Grande Diomède, c'est déjà vendredi.
Mary Ann jeta un coup d'oeil en bas.
- Vous voulez dire... ?
- La ligne de changement de date passe pile entre les deux.
Il lui fit un petit sourire par-dessus son épaule.
- Ça va, c'est assez spécial pour vous, comme endroit ?
C'était effectivement très étrange. Deux continents, deux idéologies, deux pays, tout cela nettement réparti entre aujourd'hui et demain. Quel meilleur endroit pour chercher deux petits enfants terrorisés oscillant dangereusement entre deux destinées ?
Alors que le Cessna virait et descendait, Mary Ann distingua une école et une église. Puis la piste apparut : un rectangle goudronné près du rivage, délimité par des fûts et une demi-douzaine de personnes qui attendaient leur arrivée.
- Voilà Andy ! brailla Willie tandis que l'avion atterrissait en cahotant.
- Il a l'air enchanté de vous voir, observa Mary Ann.
Le pilote tapota la sacoche en cuir à côté de lui.
- J'ai le dernier numéro de Playboy, dit-il en souriant.
Mary Ann cessa de glousser en voyant la terreur qui emplissait les yeux de DeDe. Elles étaient venues traquer leur proie jusqu'au bout du monde, mais si jamais il était déjà trop tard ?...