Strass-City.
Ned Lockwood jeta un coup d'oeil à la pendule du tableau de bord tandis que la camionnette cahotait entre les rangées de palmiers qui bordaient le collège d'Hollywood High.
- Vingt-deux heures vingt. On s'en est pas mal sortis. Salut à toi, Alma Mater.
- Tu as fait tes études à Hollywood High ? demanda Michael.
- Comme tout le monde, non ? fit Ned avec un sourire en coin.
- Dans ce cas, tu as été formé à la vie commune avec une star. Ça ne t'est pas venu naturellement.
- On peut le voir comme ça, dit Ned.
Michael secoua la tête, émerveillé.
- Hollywood High, murmura-t-il en contemplant les murs clairs du bâtiment qui s'enfonçaient dans l'obscurité. J'ai toujours voulu aller à l'école avec le fils d'Alan Ladd, quand j'étais môme.
- Pourquoi ?
- Sûrement parce que c'était le meilleur moyen pour arriver au père, expliqua Michael. J'étais dingue de lui.
- Quand tu avais quel âge ? demanda Ned en riant.
- Huit ans, se défendit Michael. Mais un gosse, ça a le droit de rêver.
- Petit obsédé, va !
- Dis donc, rétorqua Michael. Si je me souviens bien, tu éprouvais la même chose pour Roy Rodgers, non ?
- J'avais au moins dix ans, protesta Ned.
Michael se mit à rire et regarda de nouveau le paysage. Il n'y avait pas beaucoup de gosses dont la libido n'avait été émue, d'une façon ou d'une autre, par le royaume luxuriant qui s'étendait devant lui.
Comme bon nombre de ses amis, il se faisait un devoir rituel de vomir sur Los Angeles : son côté tentaculaire et vulgaire, ses autoroutes toujours bloquées, ses allures de dépotoir asphyxié...
Mais dans des moments comme celui-là, des nuits comme celle-ci, quand tout le monde semblait posséder une décapotable et que l'air dense, tiède et chargé de parfums de jasmin lui faisait le même effet qu'une main remontant le long de sa cuisse, Michael était capable de laisser de côté ces évidences et d'avoir à nouveau la foi.
C'est incroyable, s'étonna-t-il. Chaque fois que je viens ici, même si c'est l'enfer, je suis toujours aussi émerveillé qu'un bouseux qui débarque pour la première fois en ville. Ce qu'il y a de bien avec Los Angeles, c'est qu'on y trouve toujours mille raisons de lui pardonner...
Brusquement, Ned fit une embardée pour éviter de justesse un bel éphèbe blond sur son skate-board. Son maillot de football était déchiré juste au-dessous du thorax pour laisser voir trente bons centimètres d'abdos bronzés. En le dépassant, Ned émit un "ouf" de soulagement, puis :
- Même eux, ils ne font plus le trottoir à pied !
Michael se retourna pour voir le jeune mec penché à la portière d'une Mercedes gris métallisé, laquelle venait de s'arrêter le long du trottoir, devant le siège des biscuits Famous Amos.
- Ça y est, fit-il. Il a alpagué un client.
- Une étoile est née, ironisa Ned.
La camionnette quitta Sunset et remonta sur Beverly Hills, territoire de pelouses ombragées plongées dans un silence de mort.
Les rues se firent de plus en plus raides et étroites. La plupart avaient été baptisées "côte quelque chose", mais il était quasiment impossible de discerner où elles commençaient et où elles s'arrêtaient. Michael se demanda comment, même en habitant le quartier, on pouvait retrouver le chemin de sa maison en pleine nuit.
- Est-ce qu'il sera là quand on arrivera ? demanda-t-il. Je dois avoir l'air d'une cloche.
Ned lui pressa le genou de sa main libre.
- Il y a un mégot de joint dans le cendrier. Fume-le.
- Tu es dingue... Si tu crois que ça va me détendre ! Dès que je le vois, je m'enfuis en hurlant dans la nuit.
- Il n'est peut-être pas encore rentré de Palm Springs. Te fais pas de bile.
Michael regarda par la vitre. Les lumières de la ville scintillaient au-dessous d'eux comme les clignotants d'un tableau de bord.
- Qui va nous accueillir, s'il n'est pas encore là ?
- Son majordome, probablement.
- C'est tout ce qu'il a comme personnel ?
- Non, il y a la plupart du temps un cuisinier, un secrétaire et un jardinier. Mais ce soir, il n'y aura sûrement que son majordome.
Michael tenta de s'imaginer une telle existence et se tut un instant.
- Tu sais quoi ? demanda-t-il enfin.
- Non.
- Ma mère pensait que *** était le type le plus sexy qui soit. Elle en ferait tout un plat si elle savait où je vais.
Ned se tourna vers lui et sourit :
- N'oublie pas de prendre des notes, alors.
- OK. Redonne-moi les mensurations de sa queue ?
- Assez pour que certains aient eu des soupçons sur les vraies raisons de sa nomination aux Oscars, plaisanta Ned.
- Oh, si grosse que ça ?
Michael eut un petit rire nerveux, puis il se pencha et embrassa Ned dans le cou.
- Je n'arrive pas à croire que c'est pour de vrai. Merci, mec !
Ned haussa les épaules :
- Je crois que vous vous plairez. C'est un type vraiment sympa.
Il s'engagea dans une allée et s'arrêta devant une immense grille métallique. Puis il appuya sur le bouton d'un interphone partiellement dissimulé dans des buissons.
- Oui ? fit une voix.
- C'est Ned.
- Je suis mort de trouille, fit Michael.
- Calme-toi, c'est seulement le majordome. Il n'y avait pas grand-chose à voir de là où ils étaient, juste un mur couvert de bougainvillées et un porche qui donnait apparemment sur une cour.
- Ned ?
- Oui, Bubba ?
- C'était quand même pas un coup prémédité, tout ça ?
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas. J'ai soudain l'impression d'être une espèce de paquet-cadeau.
- Du calme, Michael. Personne n'attend rien de particulier de ta part, si c'est ça que tu veux dire. Il se tourna et esquissa un petit sourire narquois.
- En tout cas, pas lui.