Le mot est prononcé.

 

Depuis près d'une semaine, Frannie Halcyon avait la tête qui lui tournait comme une gamine. Elle croyait de nouveau à la vie, aux enfants, au soleil, à la maternité, aux miracles. Et plus que jamais, elle mourait d'envie de partager sa joie avec le monde entier.

- Viola a appelé aujourd'hui, annonça-t-elle au déjeuner, et c'est tout juste si j'ai pu tenir ma langue.

- Ne plaisante pas avec ça, maman, gronda DeDe.

- Je sais, je sais.

- J'ai besoin de temps, maman. Viola appellerait le Chronicle à peine aurais-tu raccroché. Essaie de m'aider sur ce coup-là, tu veux ?

- Je suis allée te chercher Mary Ann, non ?

- Je sais, maman, et j'apprécie...

- Je ne comprends tout bonnement pas pourquoi il te faut tout un mois, DeDe. Je suis sûre qu'une semaine ou deux...

- Maman !

- Je n'ai rien dit.

Frannie baissa les yeux sur sa salade d'épinards.

- Tu lui as parlé, aujourd'hui ?

- À qui ?

- À Mary Ann.

- Elle vient demain.

- C'est une si gentille fille, dit Frannie.

- Elle veut m'enregistrer.

- Oh... Je vois.

Frannie replongea le nez dans sa salade.

- Elle veut que tu racontes ce que tu as vécu, j'imagine ?

DeDe la regarda d'un air légèrement agacé :

- C'était ce dont nous étions convenues, maman.

- Oui, bien sûr.

- Elle a promis de ne rien publier jusqu'à la fin du mois. Je lui fais confiance.

- Moi aussi. Euh... DeDe ?

- Oui, maman ?...

- Tu ne vas pas parler de tes... histoires avec D'orothea, quand même ?

DeDe resta la fourchette en l'air et leva les yeux, furieuse :

- Maman, toute cette histoire, je l'ai vécue avec D'orothea ! J'ai vécu avec elle pendant quatre ans, d'accord ?

- Tu sais très bien pourquoi je dis ça.

- Oui, répondit froidement DeDe. Je sais très bien pourquoi.

Elle se mit à piocher dans sa salade comme si elle essayait de tuer quelque chose qui s'y serait caché.

- Tu as très clairement exprimé ton opinion sur la question.

Frannie hésita, tout en se tamponnant les coins de la bouche avec sa serviette.

- DeDe... Je crois que j'ai été plus... compréhensive que bien des mères ne l'auraient été. J'ai accepté ces délicieux enfants depuis longtemps, n'est-ce pas ? Je ne... comprends pas très bien ton amitié avec D'orothea, mais je ne me permettrai jamais d'exprimer un jugement. Je trouve seulement que ce n'est pas un sujet à aborder publiquement.

- Pourquoi ? demanda DeDe sans lever le nez.

- C'est de mauvais goût.

DeDe posa sa fourchette et regarda longuement sa mère avant de reprendre la parole.

- Alors, dit-elle enfin en tordant la bouche, il faudrait que je limite mes souvenirs à des choses de bon goût comme le cyanure et la torture en public. Super, maman, merci du conseil !

- Tu n'as pas besoin d'être aussi désagréable, DeDe.

- D'orothea Wilson m'a aidée à sauver la vie de tes petits-enfants. Tu lui dois beaucoup, maman.

- Je sais. Je lui en suis reconnaissante.

- D'ailleurs, je me suis retrouvée avec les réfugiés homosexuels cubains. Je suis une gouine, c'est écrit noir sur blanc, maman. Dans des rapports officiels, nom de Dieu !

- Ne prononce jamais ce mot-là en ma présence, DeDe ! s'écria Frannie en froissant nerveusement sa serviette. Tu sais, les autorités chargées des réfugiés auraient très bien pu faire une erreur d'écriture.

- Je l'aimais, répondit froidement DeDe. Et ça, ça n'était pas une erreur d'écriture.

 

L'harmonie régna de nouveau après le dîner, lorsque Frannie, DeDe, Emma et les jumeaux allèrent gambader tous ensemble sur la pelouse. Frannie prenait un plaisir tout neuf avec ses petits-enfants, ces délicieux petits lutins aux yeux en amande qui l'appelaient "Magnie" et qui s'ébattaient sur le sol américain comme s'il avait toujours été le leur.

Une fois que DeDe et les enfants furent partis se coucher, Frannie se mit à son tour au lit avec un roman de Barbara Cartland.

Peu après minuit, elle perçut des gémissements qui provenaient de la chambre de DeDe ; elle s'extirpa péniblement de son lit et descendit le couloir pour écouter à la porte de sa fille.

- Non ! entendit-elle. Papa... JE T'EN SUPPLIE, PAPA... NON, S'IL TE PLAÎT, NON... OH, MON DIEU ! AIDEZ-MOI ! PAPA ! PAPA !

Frannie ouvrit la porte d'un seul coup et se rua au chevet de DeDe.

- Ma chérie, tout va bien. Maman est là, maman est là, murmura-t-elle en berçant sa fille dans ses bras.

DeDe se réveilla et se mit à sangloter.

Dans la chambre voisine, les jumeaux sanglotaient aussi en choeur.

 

 

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