Aurore boréale.

 

Ce soir-là, sur le pont Lido, alors que presque tous les passagers s'étaient rassemblés dans la salle de bal pour un concours de rumba, Prue et Luke se blottirent sous leurs plaids norvégiens et contemplèrent le miracle des cieux septentrionaux.

- Mon père avait bien raison, dit Prue, les yeux fixés sur le ruban bleu ciel qui bordait à l'horizon le velours noir du ciel. Maintenant, je comprends exactement ce qu'il voulait dire.

- À propos de quoi ? demanda Luke.

- Oh... de la beauté, je suppose. Il me disait qu'on ne s'ennuyait jamais dans la vie, parce qu'il y a certains types de beauté qu'on ne comprend pas tant qu'on ne les a pas vus soi-même. J'ai entendu parler des aurores boréales toute ma vie, mais je... je n'y croyais pas vraiment... jusqu'à ce soir.

Luke répondit en posant une main sur son épaule.

- Je pense, ajouta Prue, que je n'ai jamais cru en nous jusqu'à ce soir. Je le voulais, oh oui, mais je ne me laissais pas aller totalement. Cela semblait tellement irréel, comme un conte de fées.

Luke prit son visage dans ses mains.

- C'est réel, Prue. Chaque instant, chaque détail en est réel.

Son sourire découvrit des dents blanches comme des icebergs sur une mer d'encre.

- Sauf peut-être ces vêtements stupides.

- Tu as une allure splendide, s'attendrit Prue. Je suis si fière de toi, Luke ! As-tu vu comment te regardent toutes ces vieilles peaux quand on entre ensemble dans la salle à manger ? Elles te dévorent tout cru ! Si je ne te connaissais pas, ça m'inquiéterait un peu.

- Tu ne peux pas laisser tomber ces histoires d'apparence un instant ? riposta Luke presque sèchement.

- Luke ! fit Prue, blessée. Je te disais simplement ce que j'éprouve.

- Je sais, je sais, l'apaisa-t-il.

- Je suis heureuse, Luke. C'est un petit miracle en soi. Je ne savais même pas ce que ce mot signifiait avant de te rencontrer. Maintenant... j'ai envie de chanter à pleins poumons.

Elle sourit devant l'audace de sa propre fougue.

- Je me suis toujours donné un mal de chien pour que les gens me considèrent comme une femme libre. Et pour la première fois de ma vie, Luke, je me sens ivre de liberté. Je veux qu'il en soit ainsi pour l'éternité.

Il se détourna et contempla de nouveau le ciel.

- Deux semaines, ce n'est pas l'éternité.

Prue se rembrunit :

- Luke...

- Ne fais pas de projets, Prue. Sinon, tu ne pourras pas goûter l'instant présent.

- Et si je veux davantage que l'instant présent ?

- Tu ne peux pas. Nous ne pouvons pas.

- Pourquoi ? Il n'y a aucune raison au monde que cela ne puisse durer quand nous rentrerons à San...

- Il y a des tas de raisons.

- Lesquelles ? Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement... ?

- Chut, ma chérie... chut.

Il l'attira à lui en lui caressant les cheveux comme à une enfant.

- Tu demandes tellement, mon amour... tellement !

Elle se dégagea de son étreinte, brusquement désorientée, cherchant désespérément des repères.

- Est-ce trop demander que de vouloir faire durer ce que nous vivons ? Mon Dieu, Luke... Est-ce que je me suis méprise ? N'est-ce pas de l'amour, que j'ai lu dans tes yeux ?

- Si, dit-il.

- Alors, qu'est-ce qu'il y a ?

Il la considéra un moment, puis il secoua lentement la tête :

- Nous ne trompons personne, Prue. Tes amis ne croiront jamais à cette comédie.

- Luke... Tu charmeras mes amies.

- Comme cette vieille chouette avec ses orphelins vietnamiens ? Non, merci. Je n'ai pas envie de charmer la bourgeoisie... Et ils s'en rendront compte en dix minutes.

Prue ne dissimula pas son aigreur :

- Si ça t'importe tant que ça, cette vieille chouette, comme tu dis, a perdu une fille et deux petits-enfants au Guyana. C'est clairement pour compenser cette perte qu'elle s'occupe de ces...

- Comment s'appelle-t-elle ?

La soudaine violence de la question la fit sursauter.

- Frannie Halcyon. Je te l'ai présentée, non ?

- Non, je veux parler de sa fille.

- Ah ! DeDe Day. DeDe Halcyon-Day. Les journaux en ont écrit des tartines sur cette histoire, à l'époque. Tu as bien dû lire... Luke, quelque chose ne va pas ?

Il était debout, raide comme un piquet, les mains agrippées au bastingage. Une veine battait sur son cou et sa respiration était devenue irrégulière.

Prue fit de son mieux pour réparer les dégâts :

- Luke, je sais que tu n'es pas insensible. Je ne voulais pas t'accuser de...

Il fit volte-face pour la regarder droit dans les yeux :

- Ça va... Ça va. Excuse-moi d'avoir haussé la voix. Tu me pardonnes, n'est-ce pas ? Tu veux bien ?

- Oh, Luke ! gémit-elle en se jetant dans ses bras pour pleurer sur son épaule. Je t'aime, chéri. Je te pardonnerais n'importe quoi.

- Je prie pour que tu n'aies pas à le faire.

 

 

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