Home, sweet home.
Évidemment, il y avait bien des étrangers pour continuer à prétendre que San Francisco était une ville qui ne connaissait pas de saisons, mais Mme Madrigal ne s'en souciait guère.
Enfin quand même, les premiers signes du printemps se voyaient partout !
Ces écoliers chinois, par exemple, qui dévalaient Russian Hill sur leurs skate-boards en arborant des casquettes de base-ball vertes et jaunes toutes neuves.
Et le vieux M. Citarelli ? Il n'y avait qu'un San-Franciscain de souche pour savoir que c'était exactement le moment de l'année où sortir son fauteuil du garage et ouvrir sa porte aux rayons du soleil. M. Citarelli était infiniment plus digne de confiance que toutes les marmottes du monde !
Et là, à Barbary Lane, l'équinoxe de printemps était annoncé par la vieille azalée écarlate qui flamboyait comme un feu de joie près des poubelles.
- Mon Dieu ! fit Mme Madrigal en s'arrêtant pour rééquilibrer son sac de provisions. Alors te revoilà déjà, toi ?
L'arbuste fleurissait également en août et en décembre, mais on pardonne toujours à la nature d'offrir les bonnes choses en abondance.
Quand Mme Madrigal atteignit le porche du 28, elle s'arrêta sous le petit auvent pour contempler son domaine : le pavage de briques moussues de la cour, la luxuriance illicite de son "jardin d'herbe" et la façade de bois couverte de lierre de sa chère maison adorée. C'était un spectacle qui ne manquait jamais de la mettre en joie.
Elle déposa ses courses dans la cuisine, trois nouveaux fromages de chez Molinari, des ampoules électriques, un pain italien, des croquettes Tender Vittles pour Boris, et se précipita dans le salon afin d'y allumer un feu. Mais oui, pourquoi pas ? À San Francisco, un feu de cheminée, c'était agréable en toute saison.
Le bois, un énorme stock, lui avait été offert pour Noël par ses locataires et Mme Madrigal maniait les bûches comme s'il s'était agi de lingots d'or à Fort Knox. Elle avait trop longtemps subi les ignobles briques de sciure reconstituées qu'on vendait au Searchlight Market. Maintenant, grâce à ses enfants, elle avait un feu qui crépitait.
Ce n'étaient pas vraiment ses enfants, bien sûr, mais elle les traitait comme tels. Et ils semblaient l'accepter comme une sorte de mère. Sa propre fille, Mona, avait vécu avec elle pendant un certain temps à la fin des années soixante-dix, mais elle avait déménagé à Seattle l'an dernier. Et elle lui avait donné une raison tout à fait obscure, comme d'habitude :
- Parce que... eh bien, parce que nous sommes dans les années quatre-vingt, voilà.
Pauvre Mona ! Comme bien des gens de son époque, elle avait fondé toutes ses espérances sur les années quatre-vingt, elle avait idéalisé cette nouvelle décennie dans l'espoir qu'elle lui apporterait en quelque sorte le salut et la délivrerait de la morne vision qu'elle avait de l'existence ; mais les années quatre-vingt seraient pour Mona pareilles à Seattle qu'à San Francisco... ou à Sheboygan, pour le coup. Personne, hélas, ne pouvait le lui dire. Elle ne s'était jamais remise des années soixante.
Mme Madrigal se rendait cependant compte que ses substituts d'enfants, Mary Ann, Michael et Brian, avaient, eux, conservé une sorte d'innocence.
Et elle les adorait pour cela.
Quelques minutes plus tard, Michael apparut sur le seuil avec le chèque du loyer, portant Boris dans les bras.
- Je l'ai trouvé sur la corniche, dit-il. On aurait dit qu'il avait des envies de suicide.
Mme Madrigal regarda le chat de gouttière en fronçant les sourcils.
- Plutôt des envies de meurtre ! Il s'est remis à courir les oiseaux. Pose-le, chéri, tu veux ? Il a mauvaise haleine, quand il a mangé du geai, et je ne supporte pas ça.
Michael se débarrassa du chat et tendit son chèque à Mme Madrigal :
- Je suis désolé, je suis très en retard. Encore une fois.
Elle balaya ses scrupules d'un geste de la main tout en glissant rapidement le chèque entre les pages d'un livre d'Eudora Welty. Elle trouvait cela affreux, de parler d'argent avec ses enfants.
- Eh bien, demanda-t-elle, qu'allons-nous faire pour l'anniversaire de Mary Ann ?
- Zut ! sursauta Michael. C'est bientôt ? Déjà ?
- Mardi prochain, d'après mes calculs, répondit Mme Madrigal en souriant.
- Elle va avoir trente ans, c'est ça ? ajouta Michael, un pétillement diabolique dans le regard.
- Je ne crois pas que ce soit sur cet aspect-là que nous devrions insister, mon garçon.
- Eh bien, n'attendez pas de pitié de ma part, ironisa Michael. Elle m'en a fait voir de toutes les couleurs l'année dernière quand j'ai eu mes trente ans. En plus, c'est la dernière de la maison à faire le Grand Saut. Ce n'est que justice, de fêter l'événement.
Mme Madrigal lui décocha un regard qui signifiait "Vilain garçon !" et se laissa tomber dans le fauteuil près de la cheminée. Voyant là une occasion de faire tableau, Boris bondit sur ses genoux et contempla le feu en clignant languissamment des yeux.
- Ça te dirait, un petit joint ? demanda la logeuse. Michael secoua la tête en souriant.
- Merci, je suis déjà assez en retard comme ça pour aller bosser.
- Embrasse Ned pour moi, alors, dit-elle en lui rendant son sourire. Au fait, ta nouvelle coupe est sensationnelle.
- Merci, murmura Michael en rougissant de plaisir.
- J'aime bien voir tes oreilles, en fait. Cela te donne des airs de petit garçon. Pas du tout comme si tu avais déjà fait le Grand Saut.
Michael montra qu'il appréciait le compliment en lui faisant une petite courbette gracieuse.
- Allez, file, maintenant, lança Mme Madrigal. Va faire pousser les petites plantes.
Une fois qu'il fut parti, elle s'autorisa un sourire narquois en repensant à cette histoire de Grand Saut. Elle avait à présent soixante ans, nom d'un chien ! Est-ce que cela voulait dire qu'elle l'avait fait deux fois ?
Soixante ans. De près, le chiffre n'était pas aussi intimidant qu'il l'avait été de loin. Il avait une espèce de symétrie rondelette, en fait, comme un gouda affiné ou un vieux pouf douillet.
Les métaphores auxquelles elle avait pensé la firent glousser. Alors c'était cela, qu'elle était devenue ? Un vieux fromage ? Un meuble ?
Elle s'en fichait, finalement. Elle était Anna Madrigal, une femme qui s'était faite toute seule. Il n'y avait personne au monde qui lui ressemblât absolument.
Et, tandis que cette réconfortante pensée dansait dans son esprit, elle se roula un joint de sa meilleure herbe et s'installa de nouveau avec Boris pour savourer son feu.