Le problème avec Papa.

 

- Quoi qu'il en soit, continua DeDe, Marceline savait à quel point il était malade. Elle se faisait du souci tout le temps.

- Vous la connaissiez ?

- Nous étions amies, en quelque sorte. C'était une femme pas conne du tout.

- Et pourtant, elle ne...

- Attendez une seconde, OK ? Je veux en finir avec ça, d'abord. Un médecin russe du nom de... Fedorovski, enfin je crois, il va falloir que je regarde mon agenda , bref, ce médecin est venu durant l'automne à Jonestown et a dit que Jones souffrait d'emphysème. Marceline s'est rendue tout spécialement à San Francisco pour dire au docteur Goodlett que les fièvres de Jones empiraient. Il lui a répondu qu'il ne pouvait pas prendre la responsabilité de le traiter si Jones refusait de sortir de sa jungle. En d'autres termes, il s'en lavait les mains. Apparemment, à ce moment-là, Marceline a décidé de contacter un ancien membre du Temple qui habitait à San Francisco. Ce type était l'un des disciples les plus dévoués de Jones, mais c'était aussi un cinglé de première... Tellement cinglé, d'ailleurs, que Jones avait refusé qu'il participe à la création de Jonestown.

- Comment s'appelle-t-il ? demanda Mary Ann.

- Je ne sais pas. Marceline ne me l'a jamais dit. Le fait est... que le type ressemblait d'une manière frappante à Jones : même corpulence, même couleur de peau, mêmes traits anguleux. Il exagérait même la ressemblance en portant des favoris et des lunettes-miroirs.

- Mais... pourquoi ?

- Tous les autres voulaient suivre Jones. Celui-là voulait être Jones.

- C'est Marceline qui vous a dit tout ça ?

- Mmm, mmm. Je l'ai également constaté de mes propres yeux.

- À Jonestown ?

DeDe acquiesça :

- Je les ai vus ensemble, un soir. Jones et le type. J'avais un mal fou à les distinguer. Le plan, selon Marceline, était de confier au remplaçant la direction de Jonestown le temps que Jones puisse aller à Moscou se faire soigner. Une semaine tout au plus, m'avait-elle dit. Il était censé surtout parler par la sono et se montrer de temps en temps pour maintenir l'ordre. Le type était au courant de tout, y compris de l'entraînement au suicide. Jones était tellement malade, évidemment, que tout le monde trouvait normal qu'il ait la voix changée... ou même qu'il ne participe plus aussi activement à la vie quotidienne du camp. Le type n'avait besoin que d'être là, c'était une marionnette qui servait à empêcher toute révolte.

- Ensuite, que s'est-il passé ? Jones est parti ?

- Je ne sais pas. Deux jours après l'arrivée du remplaçant dans le camp, le capitaine Duke m'a parlé du cyanure. Je ne suis pas restée pour en savoir plus. Pour une fois dans ma vie, j'ai manqué un bout du film, mais j'en suis bien contente.

- Donc vous êtes partie... quand ?

- Deux jours avant que le député et les autres se fassent assassiner sur la piste d'atterrissage.

- Ce qui signifie que ce type... le remplaçant... pourrait être celui qui a ordonné le suicide collectif ?

- Oui.

- Et que c'est peut-être lui qui est...

DeDe termina la phrase :

- ... mort à sa place.

- Mon Dieu !

DeDe se contenta de cligner des yeux.

- C'est... Oh, DeDe... C'est grotesque.

- N'est-ce pas ?

- Mais enfin... Le gouvernement a sûrement dû identifier chaque corps, à l'époque. Quelqu'un a dû... Je ne sais pas... Qu'est-ce qu'ils font, dans ce cas-là ? Des analyses de sang, non ?

DeDe sourit patiemment :

- Il y avait neuf cents corps, je vous le rappelle.

- Je sais, mais...

- L'un de ces corps gisait devant le trône, la tête sur un coussin. Boursouflé comme il était, on aurait dit Jones... et il portait probablement ses papiers sur lui. Pensez-vous qu'on se soit en plus donné la peine de prendre ses empreintes ?

- Il n'y a pas eu d'autopsie ?

- Si, confirma DeDe. Et j'ai fait tout ce que j'ai pu pour retrouver le rapport. C'est pour ça que j'avais besoin de temps, vous comprenez, maintenant ? Si quelqu'un pouvait me prouver avec certitude qu'il est bien mort...

- Et ces membres du Temple ?

- Ils n'ont été d'aucune utilité, affirma DeDe avec amertume. Ils ne voulaient rien avoir affaire avec ça. Ils m'ont traitée comme si j'étais une dingue.

Mary Ann ne répondit rien.

- Mary Ann... Je vous en prie... Ne renoncez pas tout de suite.

Elle la regardait avec des yeux implorants et remplis de larmes.

- Je n'en suis même pas arrivée à l'anecdote la plus folle.

Mary Ann lui prit la main.

- Continuez. J'écoute.

- Je ne sais pas quoi faire, sanglota DeDe. Je suis tellement fatiguée de fuir...

- DeDe, je vous en prie. Ça ne peut pas être aussi dramatique que vous...

- Je l'ai vu, Mary Ann !

- Quoi ?

- Hier. Au Steinhart Aquarium. Maman me rendait folle, alors je suis descendue en ville... juste faire un tour. Je suis allée à un concert dans le parc... Et ensuite, je suis passée à l'aquarium... Et je l'ai vu, dans la foule.

- Vous avez vu... Jones ? demanda Mary Ann, frappée de stupeur.

DeDe hocha la tête, le visage tordu par la terreur.

- Qu'est-ce qu'il faisait ?

- Il regardait...

Ses propos étaient presque incohérents, à présent. Mary Ann, qui sentait qu'elle se mettait elle aussi à trembler, serra la main de DeDe encore plus fort.

- Il regardait ? demanda-t-elle prudemment.

DeDe acquiesça et essuya ses larmes de sa main libre :

- Oui. Les poissons. Comme moi.

- Il fait horriblement sombre, là-dedans. Êtes-vous sûre que vous... ?

- Oui ! Il était plus mince, et en bien meilleure santé, mais c'était lui. Je l'ai su à l'instant où j'ai croisé son regard.

- Il vous a vue ?

- Il m'a même souri. C'était atroce.

- Qu'est-ce que vous avez fait ?

- J'ai couru jusqu'à ma voiture et je suis rentrée. Je n'ai pas quitté la maison depuis. Je sais l'effet que je dois vous faire, croyez-moi. Vous avez tout à fait le droit de...

- Je vous crois.

- C'est vrai ?

- Je crois que c'était réel pour vous. Et ça me suffit.

DeDe cessa de sangloter. Elle fixa Mary Ann un moment, puis elle retira brusquement sa main.

- Vous me prenez pour une hystérique, n'est-ce pas ?

- DeDe, je crois surtout que vous avez été incroyablement courageuse...

- Courageuse ? Mais regardez-moi, bon sang ! Je suis morte de trouille ! Vous pensez que je ne sais pas ce que la police va dire si je lui raconte tout ? Ce que le monde entier va dire de la pauvre petite fille riche qui s'est sauvée in extremis de Jonestown ? Regardez comment vous vous conduisez avec moi, vous, alors que vous êtes censée être une amie.

- Je suis votre amie, murmura Mary Ann.

- Alors qu'est-ce que je vais faire ? Qu'est-ce que je vais faire de mes pauvres gosses ?

 

 

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