À l'intérieur.
Lorsque Prue pénétra à l'intérieur, elle revit en un éclair son enfance à Grass Valley... et la petite cabane que son frère Ben avait construite dans un arbre, sur une colline, derrière la grange.
Le refuge de Ben était un endroit sacré, une cellule de moine, dont ce garçon de treize ans interdisait l'entrée à sa soeur et à ses amies.
Cependant, un jour que Ben était parti au cinéma, Prudy Sue avait grimpé dans le nid d'aigle interdit et, le coeur battant, avait examiné les icônes secrètes de l'adolescence de son frère : des romans cochons à trois sous, des farces et attrapes, une publicité pour Lucky Strike découpée dans un magazine, avec la photo de Maureen O'Hara.
À présent, quarante ans plus tard, Prue ne pouvait s'empêcher de se rappeler à quel point elle avait été étonnée de trouver autant d'ordre dans l'antre de Ben. Il y avait quelque chose de presque émouvant dans ces livres de Tom Swift soigneusement rangés, les rideaux de grosse toile cousus main, les petites fenêtres, les morceaux de quartz disposés sur des caissettes à fruits comme des diamants dans une grotte...
- Je ne m'attendais pas à de la visite, dit Luke. Il va falloir que vous excusiez ça.
Le "ça" en question, c'était une pièce unique d'environ deux mètres sur trois, meublée de caisses en bois, d'un lit de camp de l'armée et d'un gros morceau de mousse qui semblait servir de divan. Des braises cendreuses rougeoyaient dans un trou entouré de pierres, creusé à même la terre battue. Sur la grille du feu était posée une cafetière en émail bleu.
L'homme s'en saisit et versa du café dans une tasse en plastique.
- Du lait ? demanda-t-il. Je n'en ai qu'en poudre, désolé.
- Euh... Pardon ?... Oh, non, merci !
Prue était encore en train de contempler les lieux. Depuis combien de temps était-il là ? Est-ce que les responsables du parc étaient au courant ?
L'homme dut lire dans ses pensées.
- On s'habitue, dit-il en clignant de l'oeil. Une sucrette ?
- Oui, merci.
Il déchira le sachet rose, le vida dans la tasse, et la lui tendit.
- Je pensais que vous aimeriez voir où votre chien avait vécu, c'est tout.
En fait, Vuitton, après avoir accueilli sa maîtresse à la porte, était retourné à sa litière de chiffons près du feu. Il leva les yeux et frétilla de la queue, s'excusant peut-être d'avoir aussi facilement renoncé à son statut social.
Prue souffla sur son café, puis elle regarda autour d'elle.
- C'est... tout à fait fascinant, déclara-t-elle. Et elle était sincère.
- Tous les enfants adorent avoir leur cabane secrète, rétorqua-t-il.
"Alors c'est qu'il est comme Ben", se dit Prue.
En y regardant de plus près, elle découvrit d'autres signes de fantaisies d'adolescent : des fanions étaient accrochés au-dessus du lit et y formaient une sorte de baldaquin. Une boîte avec des crayons bien taillés trônait sur une étagère qui surplombait le "sofa". Un plan de la ville noirci par la suie était punaisé en hauteur sur le mur derrière le feu.
Au-dessus de la porte était accrochée une plaque où on lisait, inscrit en lettres faites de petits morceaux de brindilles :
CEUX QUI NE SE RAPPELLENT PAS
LE PASSÉ
SONT CONDAMNÉS
À LE RÉPÉTER.
Après avoir déchiffré, Prue sourit.
- C'est joli, dit-elle.
- Santayana, répondit l'homme. La Vie de la raison.
- Pardon ?
L'homme sembla l'examiner un instant, puis il reprit tranquillement :
- Pourquoi n'emmenez-vous pas votre chien, à présent ?
- Oh... Bien sûr. Je ne voulais pas vous déranger plus longtemps.
L'homme s'approcha de la litière de chiffons et fit lever le chien.
- Allez, Whitey. Va falloir partir, mon bonhomme.
Vuitton se leva péniblement et se mit à lécher la main de l'homme en frétillant de l'arrière-train.
- Il croit qu'on va faire un tour, expliqua son gardien. Je lui ai fabriqué une laisse, si vous voulez.
Il ouvrit une caisse près de la couche de Vuitton. Elle contenait des boîtes de nourriture pour chien, une vieille brosse et un bout de corde avec une plaque en cuir faite main où on lisait WHITEY. Sur le dessus de la caisse était également écrit, avec les mêmes brindilles, le nom du chien.
Au premier abord, Prue lui en avait vraiment voulu de l'avoir rebaptisé. À présent, sans savoir pourquoi, elle était émue jusqu'aux larmes.
Elle farfouilla dans son sac.
- S'il vous plaît... Je tiens vraiment à vous rembourser de vos...
- Non, répliqua vivement l'homme. Tout le plaisir était pour moi, ajouta-t-il plus doucement.
- Eh bien...
Elle regarda autour d'elle, ne sachant brusquement plus quoi dire. L'homme attacha la laisse au collier de Vuitton et la lui tendit.
- Merci, dit-elle en y mettant le plus de sincérité possible. Merci beaucoup... Luke, c'est bien ça ?
L'homme acquiesça.
- Si jamais vous repassez dans le coin, dit-il, ça me ferait plaisir qu'il vienne me voir.
- Bien sûr, bien sûr...
Elle ne trouva rien d'autre à ajouter, sortit de la cabane en emmenant Vuitton et commença à gravir l'abrupte pente sablonneuse. Une fois qu'ils furent arrivés en haut, le barzoï qui l'avait suivie sans résister se retourna pour aboyer ses adieux.
Mais la porte de la cabane s'était déjà refermée.