Le Triangle des Bermudes.

 

Les bars où traînait Michael, quand il traînait, offraient souvent aux regards une énorme moto Harley-Davidson noire amoureusement astiquée, suspendue au plafond par des chaînes chromées luisantes.

Mary Ann, en revanche, hantait un endroit du nom de Ciao, un café de Jackson Street aux allures de salle de bains high-tech, dont un mur en céramique blanche supportait une mobylette tout aussi immaculée, une Ciao Vespa, évidemment, qui régnait sans partage sur les lieux dont elle était l'icône.

Ce jour-là, le Memorial Day, pendant que Mary Ann était au bord d'une piscine d'Hillsborough et Michael au bord d'une autre à Hollywood, Brian faisait ses dévotions à la moto de son choix, une scintillante Indian Warrior rouge des années cinquante qui pendait au plafond du Dartmouth Social Club, abreuvoir de Fillmore Street pour éternels étudiants.

Jennifer Rabinowitz avait surgi de nulle part.

- Mince alors, s'exclama-t-elle, qu'est-ce que tu fiches dans le Triangle des Bermudes ?

Brian sourit. Les habitués des bars de célibataires de Cow Hollow surnommaient volontiers le carrefour de Fillmore et Greenwich le "Triangle des Bermudes". On parlait de programmeurs d'ordinateurs à peine nubiles et de quelques innocentes qui étaient passés par ce mystique point nodal et dont on n'avait plus jamais eu de nouvelles.

Cependant, il aurait été un peu exagéré de considérer Jennifer comme à peine nubile. Cela faisait une demi-décennie que Brian lui servait son café chez Perry. Ils étaient tous les deux des anciens combattants de la guerre des bars et Jennifer, tout comme son incroyable paire de seins, traînait toujours dans les environs.

- Faut bien manger quelque part, s'excusa Brian en levant son sandwich au rosbif. Prends une chaise et viens t'asseoir.

Elle s'exécuta avec un sourire carnassier.

- Tu as l'air en pleine forme, Brian. Réellement.

- Merci.

- Tu es vraiment allé à Dartmouth, hein ? Tu es donc en pleine semaine de nostalgie, non ?

Elle désigna du doigt la vitrine où était représenté à la feuille d'or un Indien de Dartmouth. Avec un rien de mélancolie, Brian se rendit compte que, dans le temps, il se serait fait un devoir de parler à ce propos d'un "Américain natif".

- Ouais, admit-il, mais ce n'est pas ça. C'est juste que j'aime bien les sandwiches.

Il n'aurait plus manqué qu'elle le prît pour un vieux bourge qui revenait sur les lieux de ses crimes !

- Oui, approuva-t-elle, ils sont extra.

Elle n'arrêtait pas de sourire. Elle te drague à mort, se dit-il. Pourquoi les fruits tombent-ils toujours quand on ne secoue pas l'arbre ?

- Dis donc, reprit-elle, tu as des projets pour la journée ?

- À part bouffer mon sandwich, non.

- J'ai une herbe super, déclara-t-elle. J'habite juste au coin de la rue, maintenant. Qu'est-ce que tu en dis ? En souvenir du bon vieux temps ?

Il avait déjà de la peine pour elle. Il se sentait proche de cette femme chaleureuse qui avait tellement bon coeur. Cela avait commencé cinq ou six ans plus tôt, le jour où elle lui avait dégueulé dessus pendant une fête. Il savait cependant ce qu'elle avait derrière la tête : la même chose que ce qui l'avait motivé lui aussi si longtemps, jusqu'au jour où Mary Ann était entrée dans sa vie.

- J'ai une meilleure idée, répliqua-t-il. Si je te payais un verre ?

Le sourire vacilla un instant, mais elle se ressaisit.

- Bien sûr, dit-elle. Comme tu veux, c'est pas grave.

Il posa une main sur la sienne.

- Tu es très en beauté. Plus que jamais.

- Merci.

Elle lui sourit tout à fait sincèrement, puis elle fouilla dans son sac et en sortit une cigarette qu'elle alluma.

- Tu sais, je la regarde tous les jours.

- Qui ?

- La fille qui présente une émission l'après-midi pendant la pub. C'est ta copine, maintenant ?

- Si on veut, avoua Brian en rougissant. Enfin, pas exactement.

- Elle est très bien, je trouve. Naturelle. C'est rare, de trouver quelqu'un comme ça à la télé.

- Je lui transmettrai le compliment.

- Je pense bien !...

Jennifer prit une longue bouffée de sa cigarette en le considérant d'un air un peu amusé.

- Tu as la corde au cou, donc ?

- Jennifer, je...

- Il n'y a pas de mal à ça, Brian. Ça arrive aux meilleurs d'entre nous. Moi, je suis toujours aussi implacablement célibataire.

- Ah ?

- Implacablement, répéta Jennifer en hochant lentement la tête.

- Ça te regarde, dit Brian.

- Exactement.

Elle l'observa en clignant des yeux un moment, puis elle lui donna une petite tape affectueuse sous le menton.

- Mais il y a des mecs qui ne se rendent pas compte qu'ils peuvent tirer un petit coup sympa entre copains, même quand on le leur propose en face.

 

 

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