L'homme au Walkman.

 

C'était la fin de l'après-midi, l'heure à laquelle les rayons du soleil traversaient les stores de plastique vert du Twin Peaks et donnaient aux clients des allures de poissons se débattant dans un aquarium bondé.

Michael s'assit près de la vitre. Il jouait le rôle de la limace de mer dans l'aquarium, se disait-il : passif, voyeur, allant à son rythme. Il portait encore la salopette verte des Verts Pâturages.

L'homme qui se trouvait à côté de lui avait un Walkman. Quand il remarqua que Michael le regardait, il ôta de ses oreilles les minuscules écouteurs et les lui tendit :

- Tu veux écouter ? Michael sourit de cette marque d'attention.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Abba.

Abba ! Ce mec était foutu comme une armoire à glace, avec une moustache de Viking et des yeux de braise. Comment pouvait-il être accro à ce genre de guimauve ? Par ailleurs, il portait aussi une chemise Qiana. Peut-être ne se rendait-il pas compte du décalage.

Michael éluda le problème.

- En fait, déclara-t-il, je ne suis pas très Walkman. Ça me rend un peu claustrophobe. J'aime bien pouvoir m'échapper de la musique de temps en temps.

- Je l'utilise surtout au boulot, expliqua le type. On a des tonnes de paperasses à remplir. Je me fais un joint au déjeuner, je reviens, je me mets le truc dans les oreilles et hop, ça passe tout seul.

- Je comprends. Le type posa le Walkman sur la table.

- Tu fais partie du choeur, non ?

- Mmm...

- J'ai assisté à la fête quand vous êtes revenus.

- Quel show !

- C'était génial, hein ? dit Michael en souriant. Cinq jours avaient passé, mais il était encore tout étourdi de l'accueil enthousiaste qu'ils avaient reçu. Plusieurs milliers de personnes avaient pris leur car d'assaut au coin de la 18e Rue et de Castro.

- Je t'ai vu embrasser le sol, reprit le type.

Michael haussa les épaules d'un air penaud.

- J'adore cette ville, c'est sûrement pour ça.

- Ouais... Moi aussi. Il tripota son Walkman, cherchant manifestement quoi dire.

- Tu n'aimes pas Abba, hein ?

Michael secoua la tête.

- Désolé, reconnut-il sur le ton de la plaisanterie.

- Tu écoutes quel genre de musique, alors ?

- Eh bien... Ces derniers temps, je me suis mis à la country, avoua Michael en riant. Je ne sais pas ce qui m'a pris.

- Musique de beaufs !

- Je sais. Je détestais ça, quand j'étais gosse, à Orlando. Peut-être que c'est le syndrome classique des pédés qui essaient d'imiter leurs oppresseurs. Comme ces mecs qui passent leur temps à dénoncer les brutalités de la police et qui s'habillent en flics pour sortir le soir.

- Tu n'as jamais fait ça, hein ? demanda le type avec un petit sourire.

- Jamais, affirma Michael. C'était mon avant-dernière chance ?

- Non. Je ne l'ai jamais fait non plus.

- Eh bien, alors... Voyons ce que nous avons en commun, proposa Michael en tendant la main. Je m'appelle Michael Tolliver.

- Bill Rivera.

"Un Latino", se dit Michael. C'était de mieux en mieux.

- J'ai un copain, continua Michael, qui allait au Trench pour les soirées en uniforme, parce qu'il adorait baiser avec des mecs qui avaient l'air de flics, de nazis ou de militaires. Un soir, il est allé chez un mec qu'il avait rencontré, et qui était habillé en flic, et l'autre avait un loft insensé au sud de Market, avec néons au-dessus du lit, ambiance high-tech et tout. Le genre d'endroit sur lequel tu t'extasies, tu vois. Sauf que mon copain ne pouvait pas dire un mot parce qu'il était censé être un détenu, l'autre un flic, et qu'un détenu ne dit pas à un flic : "Quel appartement splendide !" Il m'a raconté qu'il n'avait qu'une envie, c'était d'en avoir fini avec la baise pour pouvoir demander au mec où il avait acheté ses spots... Moi, je suis sans doute incapable de ce genre de discipline. Je veux pouvoir dire : "Quel appartement splendide !" dès le début. Est-ce trop demander ?

Bill Rivera sourit :

- Chez moi, oui.

- Je ne demande pas forcément que ce soit splendide, d'ailleurs, ajouta Michael en riant.

- Tant mieux !

- Ni même que ce soit chez toi. On peut aller chez moi.

- Tu habites où ?

- À Russian Hill.

- Viens chez moi, conclut le type. C'est plus près.

Il habitait à Mission sur la 17e Rue. Son minuscule studio était meublé dans le genre coquet, avec quelques traces touchantes de kitsch (un poster de Mike Mentzer, une lampe-tube qui faisait des bulles d'huile et une jardinière en plastique en forme de funiculaire où crevait un philodendron).

Michael fut incroyablement soulagé. Bill Rivera n'avait pas mauvais goût : il n'en avait pas du tout. Les pédés sans goût étaient souvent les plus chauds. Et puis, songea Michael, si jamais on emménage ensemble, il me laissera sûrement faire la décoration.

- C'est alors qu'il repéra une paire de menottes sur la commode.

- Euh... C'est quoi, ça ? demanda-t-il.

Bill leva le nez. Il était assis sur le bord du lit pour enlever ses Hush Puppies.

- Quoi ?

Michael brandit les menottes comme s'il présentait une preuve accablante dans un tribunal.

- C'est le genre de plan qui te branche?

- Non. C'est pour gagner ma vie.

- Hein ?

- Je suis flic. Est-ce que ça veut dire que tu vas vouloir partir ?

- Attends une seconde, là...

Michael était ébahi.

Bill se leva, prit quelque chose dans un tiroir de la commode et le tendit à son accusateur.

- Voilà ma plaque... OK ?

Le regard de Michael alla de la plaque à Bill, puis revint à la plaque.

- OK ? répéta Bill.

- OK.

Comme assommé, Michael s'assit sur le lit à côté du policier et commença à délacer ses chaussures.

- Quel appartement splendide ! s'exclama-t-il.

 

 

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