Carnet de bord.

 

Chers Mary Ann et Brian,

Salutations de Motown! La tournée se passe très bien pour l'instant, bien que je n'aie pas réussi à rencontrer quelqu'un qui ressemblât, même de loin, à ***. Hier matin, en quittant Lincoln, nous avons eu tout un 737 pour nous tout seuls, et évidemment, on a fait les cons. Mark Hermes, l'un des barytons, a mis une perruque, un foulard et un tablier, deux tasses en plastique pour faire les boucles d'oreilles, et a imité l'hôtesse de l'air qui donnait les consignes de sécurité : elle a adoré ! Le personnel de tous les avions a été génial, d'ailleurs, surtout les deux canons qu'on a eus (malheureusement pas dans tous les sens du terme) comme stewards sur la Northwest entre Chicago et Minneapolis. L'un des deux était pédé ; pour l'autre, on avait simplement des doutes. Évidemment, c'est celui sur lequel on avait des doutes qui me plaisait le plus !

Lincoln, croyez-le si vous voulez, a été l'endroit le plus sympa pour l'instant. Les pédés du coin nous ont préparé un petit brunch végétarien très chouette dans Antelope Park. (En fait, on a eu droit à tellement de petites bouffes végétariennes que j'ai l'impression d'être devenu lesbienne.) Le principal bar gay de Lincoln s'appelle L'Alternative, discret, non ? C'est un endroit où il y a des travelos complètement nuls, des Blancs qui imitent Aretha Franklin, etc. On a presque tous préféré aller ailleurs (puisqu'on avait l'alternative !), dans un endroit qui s'appelle Le Salon. Comme il y faisait une chaleur étouffante, on a tous enlevé nos chemises après avoir dansé. Le truc à ne surtout pas faire : il doit y avoir une loi qui interdit d'enlever sa chemise, au Nebraska.

Le choeur devait passer sur la dixième chaîne à Lincoln, mais le directeur d'antenne a annulé à la dernière minute en disant qu'il ne voulait pas "imposer ça aux téléspectateurs", je ne sais pas ce qu'il voulait laisser entendre par là. En général, cela dit, les gens ont été drôlement gentils. Les spectateurs à la First Plymouth Church étaient pour moitié des vieilles dames : les vieilles dames, elles, savent reconnaître les "gentils jeunes gens" !

Le public de Dallas était clairsemé, peut-être parce que le News avait refusé de faire paraître notre pub. Nous nous sommes consolés avec une soirée-piscine privée, donnée dans la très chic résidence d'un médecin nommé, je n'invente pas, Ben Casey. Quelques-uns d'entre nous ont fait un très beau numéro de ballet aquatique en nu intégral sur la musique de Tea for Two.

Au Texas, nous sommes descendus au Ramada Inn de Mesquite, la ville qui a donné au monde les bombes de laque pour les cheveux, et nous avons eu un succès dingue dans le restaurant du coin où une serveuse pré-nommée Loyette (prononcer : Lowette) trouve que nous sommes ce qu'on a fait de plus génial depuis Elvis. Ah oui : au Ramada Inn, nous avons été privés d'eau chaude. Cent trente-cinq pédales privées d'eau chaude, c'est pas joli à voir ! Et pour ne rien arranger, l'endroit le plus "accueillant" est le sauna de la First Baptist Church, un énorme complexe qui occupe environ quatre pâtés de maisons au centre de Dallas : on y trouve beaucoup d'organistes, si vous voyez ce que je veux dire.

Après le concert de Minneapolis, nous sommes allés dans un bar qui s'appelle Années Quatre-vingt-dix. Apparemment, il s'appelle comme ça depuis des années, alors que c'est le plus vieux bar de pédés de la ville. Il y a trois salles distinctes, une pour les cuirs, une pour les folles disco, une pour les BCBG. J'ai vainement erré de l'une à l'autre, en proie à ma crise d'identité habituelle. Ned s'est bien évidemment précipité dans la salle cuir et a empoché tellement de numéros de téléphone qu'on aurait pu décorer avec tous les murs des chiottes de la gare.

David Norton, l'un des ténors, a eu vingt personnes de sa famille dans la salle pour le concert de Minneapolis. C'est arrivé souvent un peu partout. À chaque fois, embrassades et sanglots à gogo dans les coulisses. À Minneapolis, j'ai aussi rencontré un couple, tous les deux quatre-vingts ans, qui sont venus me voir dans le hall après le concert pour me remercier. C'étaient un frère et une soeur, tous les deux homos, et ils avaient fait tout le chemin depuis leur ferme du Wisconsin pour nous entendre chanter. Ils avaient les cheveux blancs, des yeux d'un bleu incroyable, et je n'ai pas pu m'empêcher de penser "au vieux célibataire excentrique et à sa soeur vieille fille" qui habitaient ensemble au bout de ma rue à Orlando. On a parlé pendant un petit quart d'heure et puis, au moment de partir, on s'est embrassés comme si on se connaissait depuis toujours. La vieille dame m'a dit : "Vous comprenez, quand on avait votre âge, on ne savait même pas qu'il y avait un mot pour qualifier ce que nous sommes."

Comme le dit la chanson : "Plus je m'éloigne de toi, plus je t'aime." Restent encore New York, Boston, Washington et Seattle. Un gros baiser à Mme M. Dites-lui que les gâteaux magiques étaient parfaits. Je file. Michael.

P.-S. : Je sais de source officielle que le choeur sera de retour en ville dans les environs de la 18e Rue et de Castro à dix-sept heures, le jour de la fête des Pères. Si vous pouvez venir, je serai ravi de voir vos visages épanouis dans la foule. Que Brian n'oublie pas de mettre un truc moulant.

P.-P.-S. : Les mecs de Dallas font étalage de leurs muscles comme s'il s'agissait de boas en plumes.

 

 

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