Souvenir de Lennon.
Le bon côté du métier de serveur, se disait toujours Brian, c'est que vous pouvez tout laisser tomber du jour au lendemain.
On ne vous casse pas les pieds avec un plan de retraite, on ne vous offre pas de montre digitale après cinquante ans de service, on n'exige pas que vous vendiez votre âme à l'entreprise, que vous lui témoigniez une loyauté et un engagement sans faille. C'est une façon de gagner de l'argent, mais surtout pas une carrière.
C'est ce qu'il avait toujours pensé.
Cependant, après six ans passés chez Perry, il avait commencé à se poser des questions. Si ce n'était pas une carrière, depuis le temps, quand cela le deviendrait-il ? Après dix ans ? Quinze ? C'était ça, qu'il voulait ? Et elle, est-ce que c'était ça qu'elle voulait ?
Il se détacha de sa partenaire et roula sur le côté, fixant le plafond en silence.
- Allez, dit Mary Ann. On recommence.
- Encore ?
Elle éclata de rire à sa réponse, puis se blottit de nouveau contre son épaule.
- Mais non, je le vois bien quand quelqu'un est pensif. Alors, à quoi penses-tu ?
- Oh, je me disais que le barreau reste une possibilité.
- Le barreau ?
Il précisa :
- Le barreau, Mary Ann ! Comme dans "avocat au barreau de San Francisco".
- Ah !
Elle se redressa et le regarda.
- Je croyais que tu en avais eu assez.
Cette fois, il n'y avait plus de réponse facile à faire. C'est vrai, il avait détesté ça, détesté chaque minute d'ennui et de stress, lorsqu'il était Brian Hawkins, Avocat. Il avait transcendé cette haine en défendant de nobles causes, les Noirs, les Indiens, ou en luttant contre les responsables des marées noires, mais cet "ennui indécrottable", comme il en était venu à l'appeler, s'était révélé aussi tenace et profondément ancré en lui que la loi elle-même.
À la seule pensée de revoir les néons bourdonnants qui l'avaient torturé durant des heures dans la salle de réunion, toile de jute et noyer, de son cabinet, il frissonnait encore. Ce détail obsédant avait fini par symboliser toutes les mesquineries et les empoisonnements de la vie dans le quartier des affaires, si tant est qu'on puisse appeler ça une vie.
Et c'est ainsi qu'il avait fui sa profession et qu'il était devenu serveur.
Il était aussi devenu un chasseur qui semait la terreur dans les bars de célibataires et les lavomatiques dans sa quête inlassable et frénétique de "nanas". Il avait simplifié sa vie, s'était musclé et aminci, tout en domptant l'"ennui indécrottable".
Mais à présent, quelque chose d'autre arrivait. La femme qu'il avait naguère qualifiée de "pimbêche coincée de Cleveland" était devenue l'amour de sa vie.
Et c'était elle qui avait une carrière.
- Il faut que je fasse quelque chose, dit-il à Mary Ann.
- De quoi parles-tu ?
- De mon travail. Mon métier.
- Tu veux dire que les pourboires ne sont pas... ?
- Ce n'est pas l'argent.
Il avait pris un ton agacé. Son amour-propre le rendait bougon. Ne passe pas tes nerfs sur elle, se morigéna-t-il.
- Je ne peux simplement pas continuer comme ça, ajouta-t-il avec plus de gentillesse.
- Comme quoi ? demanda-t-elle, prudente.
- Comme quelqu'un qui dépend de toi... Je ne le supporte pas, Mary Ann.
Elle le considéra gravement.
- Donc, c'est bien l'argent.
- C'est une chose de partager les frais, c'en est une autre de se faire... Je ne sais pas : entretenir, voilà !
À force de se mépriser, à force de gêne, il avait rougi.
Mary Ann éclata de rire.
- Entretenir ? Arrête ton cinéma, Brian ! J'ai payé pour un petit week-end à Sierra City, d'accord, mais ça me faisait plaisir, andouille ! C'était autant pour moi que pour... Oh, Brian !
Elle tendit une main pour prendre la sienne.
- Je croyais qu'on avait dépassé ces trucs de macho.
- Je croyais qu'on avait dépassé ces trucs de macho! répéta-t-il en minaudant comme elle.
C'était tellement mesquin et méchant qu'il le regretta immédiatement. Il l'observa pour voir s'il l'avait vexée et se rendit compte qu'elle lui avait déjà pardonné.
- Et John ? demanda-t-elle.
- John qui ?
- Lennon. Je croyais que tu l'admirais parce qu'il était devenu un homme au foyer pendant que Yoko Ono...
Brian ricana.
- C'était l'argent de John, bon Dieu ! Tu peux faire tout ce qui te chante quand tu es l'homme le plus riche de New York !
Mary Ann le fixa, incrédule. Cette fois, elle se sentait vraiment blessée.
- Comment peux-tu oser faire ça ? demanda-t-elle doucement. Comment peux-tu déprécier les moments qu'on a partagés ?
Elle parlait de la veillée funèbre sur Marina Green. Brian et elle avaient passé six heures à pleurer la mort de Lennon. Ils avaient pleuré toutes les larmes de leur corps, serrant dans leurs mains des bougies parfumées à la fraise, en chantant Hey Jude et en fumant la dernière récolte d'hawaïenne que Mme Madrigal avait baptisée "Lennon" en l'honneur du défunt.
C'était la première fois, et la dernière, que Brian s'était montré aussi vulnérable en présence de Mary Ann.
Après quoi, il avait scotché un mot sur sa porte, citant la chanson : HELP ME IF YOU CAN, I'M FEELING DOWN, AND I DO APPRECIATE YOU'RE BEING 'ROUND... JE T'AIME, BRIAN.
Il était déprimé, certes, mais c'était davantage à cause de sa peur de vieillir que de la mort d'un des Beatles.
Car le jour où John Lennon était mort, toute la génération de Brian Hawkins avait eu immédiatement et irrémédiablement quarante ans.
- Excuse-moi, dit-il enfin.
- Ça n'a pas d'importance, affirma-t-elle en se penchant pour lui baiser l'épaule.
- Il y a seulement que je suis... un peu sur les nerfs, ce soir.
- Je peux dormir chez moi, si tu as besoin de...
- Non, reste. S'il te plaît.
Elle répondit par un second baiser sur son épaule.
- Fais-moi plaisir... commença-t-elle.
- En faisant quoi ?
- Ne redeviens pas avocat à cause de ça. Je suis une grande fille, à présent. Je n'ai pas besoin qu'on terrasse le dragon pour moi.
Il plongea son regard dans le sien, dans son visage rayonnant. Elle le comprenait mieux que quiconque.
- Bon, murmura-t-il. Ça ira mieux, si tu me soutiens.
Parfois, elle lui faisait dire ainsi les choses les plus connes qui soient.