Claire.

 

- Où, Magnie, où ?

Le petit Edgar trépignait en essayant de voir les baleines qu'on avait signalées à tribord. Sa soeur Anna était à côté de lui, apparemment beaucoup moins impressionnée.

Frannie s'agenouilla auprès des enfants et tendit le doigt.

- Vous voyez ? Là-bas... La gerbe d'écume. C'est la baleine. C'est elle qui souffle toute cette eau par un trou qu'elle a sur le dos.

- Quelqu'un lui a tiré dessus ? demanda Edgar avec inquiétude.

- Mais non, mon chéri... Pourquoi veux-tu...? Ah, le trou ! Eh bien, tu vois... Toutes les baleines ont un trou comme ça, pour pouvoir... pour pouvoir souffler l'eau.

Frannie étouffa un grognement et jeta un regard suppliant à Claire McAllister.

- Tirez-moi de ce pétrin.

Claire gloussa :

- Pourquoi les baleines ont un trou ? C'est une question assez dangereuse à poser à une personne comme moi, ma chère !

Frannie se mit à rire. Claire était une ancienne meneuse de revue d'un âge indéterminé, qui avait un faible pour les sous-entendus et les blagues épicées. Ses lèvres trop rouges et ses cheveux trop noirs rappelaient bizarrement Ann Miller, bien que Claire eût depuis belle lurette abandonné le showbiz. Elle était mariée à la troisième fortune de l'Oklahoma.

- Tant pis, dit Frannie. Oubliez la question.

Claire fit un grand sourire aux jumeaux et reprit :

- Ils sont mignons comme tout, Frannie. Comment est-ce qu'ils vous appellent ?

- Euh... Magnie, répondit Frannie en rougissant. C'est juste un surnom. Frannie est un peu trop intime... Et Mme Halcyon serait trop... formel.

- Magnie, répéta Claire avec une lueur espiègle dans ses yeux noirs. Ça ressemble bigrement à "Mamie", je trouve.

Frannie tripota nerveusement une boucle de ses cheveux sur son oreille.

- Eh bien... Je... euh, ça ne m'ennuierait pas du tout, finit-elle par déclarer. Je les adore comme mes propres petits-enfants !

- Mmm, mmm, fit Claire, toujours avec la même lueur espiègle.

- Bon ! s'exclama Frannie en se retournant vers les jumeaux. Nous avons vu les baleines, alors il est temps d'aller faire un petit dodo, vous ne croyez pas ?

Les enfants émirent un grognement de protestation.

Tandis que Frannie les prenait par la main et les emmenait, Claire lui adressa un clin d'oeil complice.

- Je vous retrouve au Garden, chérie.

 

Le Garden en question était le bar très élégant du pont Véranda animé par un groupe de musiciens, le San José Trio. Frannie et Claire s'y retiraient tous les jours pour se repaître de leurs délicieuses versions de vieux refrains comme Over the Rainbow ou Londonderry Air.

- Où est Jimbo ? demanda Frannie à peine les Mai Tai servis.

Le mari de Claire les accompagnait presque toujours. Les attentions amoureuses dont il entourait Claire rappelaient parfois cruellement à Frannie sa solitude.

- Dans ce fichu casino, voyons ! fit Claire en papillotant comiquement des paupières. Je sentais bien que ça le démangerait tôt ou tard. Je lui ai dit d'y aller et de jouer tant qu'il voudrait... et que je me trouverais un gigolo en attendant.

- Vous ne voulez pas dire qu'il y a vraiment... ?

- Mais bien sûr que si, chérie ! Evidemment, on ne les désigne pas comme ça, mais ces jeunes gens du personnel sont tous, dirons-nous, censés danser avec les vieilles dames... Et la dernière fois que j'ai vérifié, eh bien, croyez-moi, je me suis fichtrement rendu compte que j'étais dans la bonne catégorie !

- Mais ça s'arrête là, non ? demanda Frannie en s'esclaffant.

- Vous en voudriez plus ? dit Claire en rugissant de rire. Laissez tomber, chérie : la plupart sont pédés. Le type qui assure les cours d'aérobic est maqué avec le danseur de claquettes, le magicien n'a d'yeux que pour l'adorable petit sommelier, et je ne parle que du personnel ! Ne me lancez pas sur les passagers, chérie ! Cette Mme Clinton, par exemple... Celle qui a du diabète et qui voyage avec un ami qui est chargé de prendre garde qu'elle ne mange pas trop de sucre ? Ami de mon cul, oui ! Oh, je vous jure que c'est gratiné ! Les ragots qui courent sur ce rafiot sont presque meilleurs que la cuisine. Je suis accro à ces croisières, mais ce n'est plus comme dans le temps. Cela manque un peu de glamour. Tenez, c'est bien simple : les vrais riches ont déserté le bord. Mais il n'y a rien de tel que d'être en mer, chérie... Rien ! Oh, regardez le brouillard, sur cette montagne !

En fait, Frannie le regardait depuis longtemps. Son mari aurait adoré, se disait-elle. Il faisait toujours la tête quand ils étaient sous les tropiques, et il était tellement heureux quand l'air était vif et le ciel gris.

Elle posa son Mai Tai et esquissa un sourire d'excuse :

- Pardonnez-moi, Claire. Je me sens un peu... patraque.

- Chérie, quelque chose ne... ?

Frannie posa délicatement une main sur sa taille.

- Juste une... petite nausée, murmura-t-elle.

- Mon Dieu, mais c'est vrai : vous êtes verdâtre ! Et moi qui continuais à jacasser sans m'apercevoir de rien.

Claire consulta sa montre.

- Vous devriez faire provision de Dramamine, chérie. Vous avez de la chance. Le médecin est encore de service. Il crèche sur le pont B, près de l'ascenseur.

Frannie se leva et la remercia.

- Connaissez-vous son nom ?

- Fielding, répondit Claire. Vous ne pouvez pas le rater : il est sacrément bel homme !

 

 

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