Ce charmant monsieur.
Comme le mari de Claire McAllister était encore fourré au casino, l'ancienne meneuse de revue aux cheveux noir corbeau partit retrouver Frannie sur le pont promenade du Sagafjord. Frannie fut enchantée de la voir.
- Approchez un fauteuil, dit-elle en abandonnant un roman de Danielle Steel. Cela fait une éternité que je n'ai pas parlé à un adulte.
- Où avez-vous vu un adulte ? répondit Claire du tac au tac.
- Vous ferez l'affaire. Croyez-moi.
Claire installa sa grande carcasse dans un fauteuil en aluminium et poussa un soupir théâtral.
- Alors, où sont-ils, ces petits amours ?
Frannie posa un doigt sur ses lèvres.
- Ne m'en parlez pas, Claire... C'est presque trop beau pour être vrai.
- Quoi ?
- Ça, dit Frannie en désignant le paysage d'un grand geste. La solitude. Ce calme. C'est une bénédiction. J'adore les enfants, comme vous le savez, mais...
- Vous avez trouvé une baby-sitter !
Frannie hocha triomphalement la tête.
- Un baby-sitter. C'est lui qui s'est proposé, le cher homme ! J'espère qu'il n'aura pas surestimé ses forces.
- Je le connais ? demanda Claire en déployant une couverture sur ses genoux.
- Je crois : c'est M. Starr.
Claire fit celle qui voyait mal de qui il s'agissait.
- Mais si, vous savez ! dit Frannie. Ce courtier en Bourse américain qui vit à Londres.
- Cette splendeur de mâle qui voyage avec la blonde chichiteuse ?
- Ils ne voyagent pas exactement ensemble, fit remarquer Frannie avec un sourire réservé.
- Mon cul !
- Ils se sont rencontrés sur le bateau, expliqua-t-elle, rougissant de la vulgarité de son interlocutrice. Je la connais... vaguement, disons. Elle est chroniqueuse mondaine dans un magazine de San Francisco. Je la trouve malheureusement un peu commune.
- On dirait la reine de Saba, ricana Claire. Elle se donne des airs, c'est quelque chose ! Mais qu'est-ce que ce type si élégant fiche avec elle ?
Frannie haussa les épaules.
- Elle est plutôt jolie, vous ne trouvez pas ? Je sais qu'elle est très douée pour écouter, aussi. En tout cas, je ne vais pas me plaindre : c'est elle qui m'a présentée à lui. Je crois que je vais pouvoir me détendre pour la première fois depuis San Francisco.
- Les enfants l'apprécient ?
- Ils l'idolâtrent ! Il n'est jamais à court d'histoires merveilleuses et de blagues.
Frannie réfléchit un instant.
- Vous savez, il est plutôt taciturne, avec les adultes... Ce n'est pas qu'il fasse la tête ou qu'il soit désagréable, non... Je dirais qu'il est plutôt pensif. En revanche, avec les enfants, il a une de ces énergies ! Il fait tout ce qu'il peut pour les impressionner. On dirait un gamin qui essaie d'attirer l'attention des grands, et pas l'inverse !
- Il est parfait, dites-moi.
- Oui. Je crois que c'est important pour les enfants de bénéficier d'une présence masculine.
Elle n'alla pas plus loin sur ce terrain, mais elle était contente d'en parler avec une femme aussi sensée et peu compliquée que Claire. Les jumeaux n'avaient jamais eu de père, après tout... à part cette femme qui vivait avec DeDe en Guyana et à Cuba, ce qui n'était pas très naturel. Dieu merci, ici il y avait M. Starr !
- Dites, fit Claire après un silence, Jimbo a des trucs à faire cet après-midi quand on débarquera. Ça vous plairait qu'on aille visiter Sitka toutes les deux ? Il y a une petite église russe mignonne comme tout et des boutiques d'artisanat merveilleuses. Une virée entre filles... Ça vous tente ?
- Eh bien, hésita Frannie. Je...
- Je sais que c'est une proposition follement excitante, chérie, mais cachez votre joie !
- Je pensais seulement... Eh bien, et les enfants ? dit Frannie avec un sourire désolé.
- Votre M. Starr ne peut pas vous en soulager un petit peu ?
- Il l'a proposé, effectivement, reconnut Frannie en plissant le front.
- Merveilleux ! Alors c'est d'accord !
- Je ne veux pas non plus les lui imposer, tout de même !
- Écoutez, chérie, si ce type est gaga avec les gosses, c'est son problème, pas le vôtre. Vous n'allez pas cracher sur un don du ciel quand il vous tombe dessus !
- Vous avez raison, concéda Frannie avec un sourire. Après tout, je suis censée être en vacances...
- Exactement !
Une demi-heure plus tard, quand Frannie alla chercher les enfants, elle les trouva en train de piailler de joie dans une "maison" que M. Starr leur avait construite avec deux fauteuils et une couverture. Edgar aussi faisait souvent cela avec DeDe, mais c'était il y avait si longtemps !...
Discrètement, Frannie s'arrêta non loin pour savourer les babillages joyeux de ses petits-enfants. Ce fut alors que M. Starr se mit à chanter :
- Bye-bye, mon bébé bécasse. Papa s'en va à la chasse, il rapportera une peau de lapin pour te faire un beau manteau...
En entendant cette vieille berceuse si familière, l'intruse fut tout à fait rassurée.
Cela faisait du bien de voir qu'il y avait des choses
qui ne changeaient jamais.