Ingaluk.
La première chose que Mary Ann remarqua sur la Petite Diomède, ce fut la rangée de caisses en bois posées sur les rochers, au-dessus du village. Elle demanda à Andy Omiak ce que c'était.
- Des cercueils, répondit-il d'un ton guilleret. La majeure partie de l'année, le sol est totalement gelé. On est obligé d'enterrer les gens au-dessus du sol.
Voyant la tête que faisait Mary Ann, il commenta :
- C'est pas aussi dramatique que ça en a l'air. C'est tellement sec ici que les caisses durent plus longtemps que... leur contenu. Les chiens éparpillent ce qui reste.
Les chiens furent la deuxième chose qu'elle remarqua. Il y en avait des dizaines, au pelage épais et aux yeux jaunes, qui rôdaient sur l'île en hordes inquiétantes.
- On est bien content de les avoir, insista Andy Omiak. Ils nous servent de radar. Si quelqu'un vient de l'autre île, ils nous avertissent.
DeDe, qui était restée silencieuse pendant le trajet, au moins depuis la piste d'atterrissage, se tourna vers le garde.
- Et dans l'autre sens ?
- Qu'est-ce que vous voulez dire ?... demanda Andy en fronçant les sourcils.
- Si quelqu'un essaie de traverser en direction de l'île russe, vous avez un moyen de le savoir ?
- Oh... Eh bien... Voilà : ça ne serait pas très difficile de voir quelqu'un qui essaie de traverser. À cette époque de l'année, il ne fait jamais nuit, alors... Pourquoi cette question, au fait ?
DeDe continua de marcher, regardant droit devant elle.
- Nous pensons que quelqu'un pourrait essayer de traverser. Il l'a peut-être déjà fait, d'ailleurs.
- Depuis le continent ?
- Oui. Un homme d'une cinquantaine d'années et deux enfants de quatre ans, un garçon et une fille. Ils sont eurasiens et ils portent des parkas, alors ils ont très bien pu passer pour des Eskimos.
- Pas par ici, la corrigea Andy. Tout le monde connaît tout le monde. On s'en apercevrait immédiatement.
- S'ils sont venus du continent, demanda Mary Ann, est-ce qu'ils auraient été obligés de prendre l'avion ?
- Probablement. C'est ce que font habituellement les gens. J'imagine qu'il aurait pu prendre un bateau, aussi... Depuis Wales, par exemple. Cela dit, ça ne servirait pas à grand-chose de s'arrêter ici. Pourquoi n'irait-il pas directement sur la Grande Diomède ?
C'était une bonne question, qui jetait une ombre sur l'utilité de leur quête. Si l'on en jugeait par la présence des gardes et des hordes de chiens, une escale sur la Petite Diomède, c'était presque de l'imprudence. Pourquoi ne pas aller directement sur la Grande Diomède, puisque de toute façon c'était la destination finale ?
Willie Omiak, le pilote cousin d'Andy, les quitta à peine étaient-ils arrivés devant la maison de celui-ci, une solide baraque en bois et toile goudronnée, non loin du front de mer.
- Je retourne à la piste, dit Willie. Si vous avez besoin de moi, criez.
- Merci, lui répondit DeDe, qui avait l'air sincèrement reconnaissante. Vous avez été très gentil.
- De rien. Vous repartez demain, au fait ?
- Je crois, lui répondit-elle. On peut vous dire plus tard ce qu'on a décidé ?
- Bien sûr. Nana va bien s'occuper de vous.
Nana était la grand-mère, une vieille femme ronde et ridée qui rappela à Mary Ann les poupées en pommes séchées que l'on vendait à la Renaissance Pleasure Faire. Comme elle parlait à peine anglais, elle se contenta de leur offrir un sourire édenté en leur apportant des tasses de chocolat fumant.
Mary Ann s'inclina exagérément pour bien montrer qu'elle appréciait le geste.
- Comme c'est gentil ! dit-elle à Andy Omiak.
- On ne reçoit pas beaucoup de visites, expliqua-t-il.
Il se tourna vers la grand-mère et lui parla dans leur langue. La vieille femme regarda Mary Ann, gloussa et sortit en courant.
- Alors... ? fit Andy. Maintenant peut-être pourriez-vous me dire ce que c'est que toute cette affaire.
Un silence inconfortable s'ensuivit, puis :
- Quelqu'un a enlevé mes enfants, annonça enfin DeDe.
L'Eskimo fronça les sourcils.
- Quelqu'un que vous connaissez ?
- Oui.
- Mais... Pourquoi ?
- Il veut les avoir à lui tout seul. Il est fou. On pense qu'il a projeté de les emmener en Russie.
- Avez-vous averti la police du continent ?
- Non, affirma DeDe. Personne.
- Pourquoi ?
- C'est compliqué. S'il sait que nous avons averti la police, il risque de faire du mal aux enfants.
- Vous devez être très inquiète, dit Andy.
- Je suis au désespoir.
- Et vous voulez découvrir s'il les a emmenés sur la Grande Diomède ?
- Oui.
L'Eskimo s'apprêta à répondre, puis il se reprit et se détourna :
- Ça risque de m'apporter de gros ennuis.
- Je ne...
- Si je vous aide, je veux dire... Il ne faudra en parler à personne.
- Je vous le promets, jura DeDe.
Andy Omiak se pencha en avant et baissa la voix.
- Je peux vous emmener, dit-il.
- À la...
Il hocha la tête :
- Je l'ai déjà fait.
Mary Ann leva le nez de son chocolat.
- Attendez, intervint-elle. Vous ne voulez pas dire que... ?
- Si, confirma l'Eskimo. On peut le faire.
- Sans se faire tirer dessus ?
- Oui, c'est faisable, assura Andy avec un large sourire.