Sur le glacier.

 

Lorsque le Sagafjord atteignit Juneau, Prue et Luke descendirent à terre avec les autres passagers pour visiter la minuscule ville frontière, un endroit que la chambre de commerce locale présentait pompeusement comme "la plus grande capitale d'Amérique".

- Ce doit être une blague, dit Prue en considérant avec perplexité la brochure qu'elle avait en main.

Ils veulent parler de l'étendue du territoire, expliqua Luke.

- Mais en quoi... ?

Elle couvre plus de kilomètres carrés que toute autre capitale. Tout est à des kilomètres, ici. Il y a plus de distance entre l'endroit où nous sommes et les Aléoutiennes, à l'autre bout de l'État, qu'il n'y en a entre San Francisco et New York.

Prue réfléchit un instant.

- Ça fait un petit peu peur, avoua-t-elle.

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas. Ça donne tellement l'impression d'être minuscule, sans doute. Comme si le paysage pouvait... vous engloutir. On pourrait disparaître sans laisser la moindre trace.

- C'est ce que font certains, observa Luke. C'est le but.

- Pas pour moi, répliqua Prue. Sûrement pas.

- Attends de voir le glacier.

- Quel glacier ?

Luke lui passa un bras autour de la taille.

- J'ai pensé, dit-il, qu'on pourrait louer un hydravion et se promener au-dessus de la banquise. Il paraît que quand tu vois ça, c'est comme si tu approchais Dieu.

- Parce qu'Il ne peut pas tout simplement venir à nous ? demanda Prue, l'air troublé.

Luke lui toucha le bout du nez.

- Qu'est-ce qu'il y a, mon amour ?

- Rien... Je... Eh bien, ces minuscules avions et mon petit ventre, ça ne va pas très bien ensemble.

- Ça ne dure que quarante-cinq minutes.

Il la serra contre lui jusqu'à ce qu'elle cédât. Elle se rendit compte qu'il était à bien des égards devenu le talisman qui la protégeait de tout danger.

 

L'hydravion rasa la surface de l'eau comme une libellule, puis il s'éleva dans le ciel gris ardoise au-dessus de Juneau. En dehors de Luke et de Prue, il y avait quatre autres passagers : un couple assez jeune qui venait de Buenos Aires et deux dames bibliothécaires qui voyageaient ensemble.

Luke s'assit juste derrière le pilote et discuta avec lui tandis que Prue, qui n'entendait rien, regardait le paysage inconnu passer du bleu foncé au vert foncé, puis au blanc. Non, au gris. Un plateau gris pâle qui s'étendait aussi loin que portait le regard, une masse vivante, sinueuse sur les bords comme un flot de lave, brutale, belle et inexplicablement terrifiante.

Elle fut quelque peu soulagée de constater que le glacier avait des limites. Il se fendait en gémissant et s'enfonçait dans la mer sombre dont les flots crépitaient comme de l'électricité. Alors que l'hydravion descendait, Prue aperçut des crevasses d'un bleu si brillant qu'elles lui semblèrent surnaturelles, bleues comme le coeur empoisonné d'une centrale nucléaire.

- Regarde, Luke... cette couleur !

Mais son amant était absorbé par sa conversation avec le pilote et leurs voix étaient couvertes par le bourdonnement du moteur.

- Luke... répéta Prue en se penchant.

Il ne l'entendait pas. L'air fasciné, il continuait à poser des questions au pilote. Prue parvint tout juste à saisir deux mots. Curieusement, le pilote les répéta.

Elle se rassit dans son fauteuil et se renfrogna. Ce moment aurait dû n'appartenir qu'à eux seuls : Luke et elle. Ces bavardages entre hommes lui paraissaient d'un égoïsme et d'une désinvolture inexcusables. Quand Luke se radossa et lui prit la main, elle lui fit bien comprendre qu'elle faisait la tête.

- Ça va ? demanda-t-il.

- Mais qu'est-ce que c'était que tout ça ? gronda Prue après un silence.

- Quoi, tout ça ?

- Mais enfin, tu n'as pas arrêté de bavarder avec le pilote !

Il serra sa main dans la sienne.

- Excuse-moi. On parlait... d'avions. Je n'ai pas vu le temps passer.

- Qu'est-ce que c'était que cette histoire de remèdes ?

- Hein ? fit Luke, interloqué.

- Tu lui as parlé de dix remèdes.

- Non, pas du tout, répondit-il, l'air sincère.

- Luke, je vous ai entendus. Tu as dit quelque chose, quelque chose... dix remèdes. Et le pilote l'a répété. C'était il y a une minute.

Il la considéra un moment, puis il sourit et secoua la tête :

- Tu as mal compris, ma chérie. Nous parlions de géographie.

Il leva la main.

- Parole de scout. Tu n'as rien manqué.

Prue laissa tomber. Déjà, les autres passagers avaient commencé à s'intéresser à leur discussion. En outre, elle voulait que ce moment fût spécial, exempt de toute angoisse terrestre. Luke aussi, apparemment. Il lui consacra toute son attention pendant le reste de l'excursion, sauf à un certain moment où il griffonna quelque chose sur une pochette d'allumettes.

- Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-elle. C'est quelque chose que tu veux te rappeler ?

Luke leva le nez, l'air distrait.

- Je fais ça aussi, ajouta-t-elle pour ne pas avoir l'air trop curieuse. J'ai la mémoire comme une passoire.

Il lui décocha un petit sourire et rangea la pochette d'allumettes dans sa veste, en proposant :

-      Allons danser, ce soir.

 

 

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