Papa est parti.
Le florissant commerce des peaux au siècle dernier avait donné à Sitka une allure russe caractéristique : il y avait un blockhaus russe, des caractères cyrilliques partout, des cosaques qui dansaient pour les touristes, et même une jolie petite église orthodoxe au centre de la ville.
Prue en adora le moindre détail.
- C'est incroyable, Luke, non ? Quand on pense qu'on est en Amérique !
Luke, lui, était occupé avec les enfants. Il était à genoux à côté d'eux dans la rue et arrangeait les parkas bordées de fourrure qu'il leur avait achetées une demi-heure auparavant. La capuche sur la tête, on aurait dit de petits Eskimos, presque trop adorables pour être vrais.
- Il ne fait pas un peu chaud pour ça ? demanda Prue. Il fait pratiquement le même temps qu'à San Francisco.
Il leva le nez distraitement.
- Je suis à toi dans une seconde, dit-il.
Il ne l'avait même pas entendue. D'habitude, cela l'aurait ennuyée, ou bien elle aurait été un peu jalouse. Prue en voulait aux gens, Frannie Halcyon ou son amie Claire, par exemple, qui exigeaient de Luke tellement d'attention qu'ils l'obligeaient à rogner sur la part d'amour à laquelle elle pensait avoir droit prioritairement.
Mais les enfants, c'était différent. En les voyant avec Luke, Prue se souvint de ce qui l'avait captivée chez ce fantôme d'homme crasseux et mal habillé qui s'était occupé de son barzoï dans le Golden Gate Park. Luke considérait les enfants de la même manière qu'il considérait les animaux : comme des semblables dont il respectait les sentiments.
La petite fille l'avait très bien compris.
- Monsieur Starr, babilla-t-elle en lui tirant la manche. Emmène-nous sur un bateau qui vole, s'il te plaît. Emmène-nous sur un bateau qui vole.
- Tu leur as parlé de notre petite excursion en hydravion, observa Prue en souriant.
- Ils comprennent vite, répliqua Luke sans lever les yeux.
- Ils parlent tellement bien anglais, fit remarquer Prue. Pour des Vietnamiens, je veux dire.
Luke remonta la fermeture Éclair de la parka d'Edgar.
- Ce sont des réfugiés. Ils ont peut-être été élevés par des Américains, qui sait ?
Il y avait dans sa voix un rien de causticité qui laissait entendre qu'il valait mieux que Prue s'occupe de ses affaires. Tout à coup, elle eut l'impression d'avoir interrompu une conversation privée.
Le petit garçon se mit de la partie :
- Le bateau qui vole ! Ouais ! Emmène-nous sur le bateau qui vole !
Luke le regarda sévèrement :
- Edgar... Pas tout de suite.
Le petit garçon fit la moue.
- Tu avais promis ! se plaignit-il.
- Il s'appelle Edgar ? interrogea Prue.
Luke sembla ne pas avoir entendu la question.
- Le mari de Frannie aussi s'appelait Edgar. Tu crois que c'est elle qui les a baptisés ?
- Prue, tais-toi, s'il te plaît ! J'ai déjà suffisamment de mal avec ces enfants-là !
La violence de sa sortie la laissa un instant sans voix, mais elle se rendit compte que les enfants étaient effectivement vexés. Ils boudaient un peu, pas comme de sales gosses capricieux, mais comme si leur confiance avait été trahie.
- Luke, dit-elle prudemment. Si tu leur as promis une excursion en hydravion, je veux bien y retourner, je t'assure.
Luke se redressa. Il était crispé par la colère. Une grosse veine, sur son cou, avait commencé à enfler.
- Je ne leur ai rien promis du tout, murmura-t-il. Allez, viens, nous n'avons rien mangé depuis le petit déjeuner.
Prue répondit d'un ton conciliant :
- Oui, manger un petit peu nous fera le plus grand bien à tous.
Elle sourit aux enfants.
- Je suis sûre qu'ils font des glaces délicieuses, en Alaska. On va voir ?
Les yeux humides, ils levèrent sur elle, du fond de leur capuche en fourrure, leurs petits visages tristes, et tendirent la main.
Luke les précéda en affichant sa mauvaise humeur.
Il était nettement mieux disposé lorsqu'ils arrivèrent au restaurant, une gargote en pin et formica située près de l'église.
- Le rôti de boeuf est correct, commenta-t-il. Que vaut ta salade ?
C'était une bien mince tentative pour se faire pardonner, mais au moins, il faisait des efforts.
Prue préféra lui sourire :
- Affreuse. Ça m'apprendra à commander une salade en Alaska.
Elle se tourna vers les enfants.
- Eh bien, ces hot-dogs sont passés comme une lettre à la poste !
Les deux orphelins lui firent deux grands sourires barbouillés de moutarde. Elle s'émerveilla que les enfants oublient aussi vite une situation pénible. Puis elle tendit la main et prit celle de Luke.
- Penses-tu que je puisse oser essayer le petit coin ?
- Vas-y, dit-il avec un clin d'oeil. C'est une expérience qui te sera utile.
Les toilettes se révélèrent étonnamment propres, mais elles empestaient l'odeur âcre du désinfectant. Elle y resta cinq minutes et remercia qui de droit que ce premier conflit avec Luke se fût dissipé avant d'exploser.
Cependant, quand elle retourna dans la salle, il n'y avait plus personne à leur table. Luke et les enfants n'étaient plus là.
- Excusez-moi, demanda-t-elle au serveur. Mon ami et les enfants, sont-ils... ?
- Ils ont payé et ils sont partis, l'interrompit l'homme.
- Quoi ? Partis ? Mais où ? Ils vous l'ont dit ?
- Je pensais que vous le sauriez, répliqua le serveur en haussant les épaules.